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B- Modalités d’usages de l’intranet

2- L’imbrication des usages professionnels et des usages créatifs

Pour le responsable communication, le fait de ne pas confier la réalisation de l’intranet à des informaticiens permettait notamment de trouver des « trucs » pour intéresser des agents parfois très peu compétents en informatique au réseau, et en fin de compte à la vie de la caisse.

Il fallait offrir autre chose que des outils de production, c’est-à-dire des contenus plus informatifs, extraprofessionnels, sans lien direct avec l’activité de production. Les exemples les plus couramment cités lors des entretiens sont la demande de congés et le menu de la cantine. L’observation confirme en effet que sauf très rares exceptions (voir point suivant) même les moins compétents des agents parviennent à imprimer une demande de congé ou à consulter le menu. Le fait de proposer ce genre de renseignement ou de service en ligne est censé aider les agents à surmonter leurs appréhensions en face de l’ordinateur, en leur prouvant qu’ils sont capables d’obtenir une information par eux-mêmes. On souhaite les attirer de leur plein gré plutôt que les contraindre. Déclic comporte par conséquent toute une série de rubriques telles que l’actualité du comité d’entreprise, l’association sportive de la CPAM, les promotions, les arrivées et les départs… Dans leur étude consacrée à l’intranet de France Télécom, Valérie Beaudouin, Dominique Cardon et Alexandre Mallard [Musselin et Neuville, 2001 : « De clic en clic, créativité et rationalisation dans les usages des intranets d’entreprise »] explorent cette idée de la coexistence de deux modalités de productivité, l’une classique, mesurable statistiquement, l’autre plus créative, liée à la liberté laissée aux agents d’utiliser et de surfer sur le réseau à leur guise. Cette dualité présente en effet certaines vertus ; elle est notamment pensée comme une manière pour les utilisateurs de se détacher temporairement de leur travail :

Vous consultez aussi tout ce qui est contenus qu’on pourrait dire extraprofessionnels ? Petites annonces, comité d’entreprise, association sportive…

Oui, j’ai déjà regardé. Le comité d’entreprise j’en fait pas partie, mais par le biais d’une collègue ça m’intéressait d’avoir tel bon, tel truc. J’ai regardé les activités sportives parce que j’en avais entendu parler, j’avais envie de regarder, et vu que c’était gratuit, ça m’intéressait. C’est pas forcément professionnel, et c’est aussi un moment… Parfois on en a marre de travailler, on va sur Déclic. Je veux pas dire que c’est un moment de détente, mais ça peut être vu un peu comme ça. On va voir les actualités, peut-être il y a un truc nouveau, il y a peut-être une note de service… Et puis une fois qu’on est un peu familiarisé avec tous les onglets, les contenus, on se dit « Peut-être qu’il y a un truc nouveau ». Je le vois aussi un peu comme ça. Quand j’en ai marre de travailler sur un truc parfois je vais sur Déclic juste pour voir des images, de la couleur… C’est un peu bête, mais… […] C’est un peu un moment de détente d’aller sur Déclic, et en même temps c’est super limité, c’est pas Internet. On va pas pouvoir voguer super loin, pendant des heures… Ca va, on va se détendre, mais ça dure trois minutes, parce qu’on a vite fait le tour. Le temps de lire deux ou trois notes. Ca déconnecte pas l’esprit du travail. (Entretien n°15, femme, 22 ans, stagiaire)

Remarquons au passage que cet agent met notamment en avant des considérations d’ergonomie (les images et la couleur), signe que les considérations formelles ne sont pas sans conséquence sur le succès du réseau. Cet extrait illustre aussi le fait que si ces contenus extraprofessionnels permettent de rompre la routine, ils ne sont pourtant pas de nature à mettre en cause la productivité « classiques » des employés : il s’agit tout de même d’un

territoire bien balisé, et pas si étendu que ça. La même interviewée regrettait ainsi le fait de ne pas disposer d’un accès à Internet (seuls certains cadres et agents de maîtrise y ont droit, et sous certaines conditions), alors même que dans le cadre de son activité elle avait besoin de chercher de nombreuses informations qu’elle aurait selon elle trouvées beaucoup plus facilement sur le réseau des réseaux. Dans le même ordre d’idée, la responsable de la plate- forme de services estimait qu’elle n’avait pas besoin de surveiller les usages extraprofessionnels de l’intranet auxquels pouvaient s’adonner ses subordonnées : cela n’était pas nécessaire, les accès étant le plus souvent verrouillés. De surcroît, les techniciens étant soumis à des statistiques de production, ils n’ont pas la possibilité de délaisser leur activité trop longtemps. Les risques d’abus sont donc minimes. Et en parallèle, les responsables de service attendent des agents qu’ils mettent à profit les moments creux pour s’informer, se tenir au courant de la vie de la caisse, mais également pour consulter l’information réglementaire, c’est-à-dire pour s’auto-former. De la sorte, la liberté laissée à l’agent de consulter des rubriques plus informatives, voire divertissantes, s’accompagne d’une incitation à approfondir ses compétences. Non seulement ces contenus extraprofessionnels ne menacent-ils pas la productivité de la caisse, mais ils peuvent même l’améliorer en faisant peser en partie le coût de la formation sur les agents eux-mêmes.

Pour autant, les employés n’expriment pas des doléances très précises concernant Déclic. Nous inspirant de l’exemple de l’intranet de France Télécom, nous avons proposé les exemples des forums de discussion, des pages personnelles, et des petites annonces. Aucune de ces propositions n’a vraiment suscité d’enthousiasme de la part des interviewés. Dans certains cas les agents déclaraient même se désintéresser des contenus extraprofessionnels, l’intranet devant rester selon eux un outil professionnel. Il est à noter que ces agents faisaient plutôt preuve d’un degré de maîtrise informatique élevé. Nous pouvons alors supposer que ces personnes n’avaient pas besoin d’incitation particulière pour employer l’outil informatique, étant déjà compétentes. Ces cas ont été rares (deux interviewés ont explicitement adopté ce point de vue) alors qu’à d’autres occasions les interviewés faisaient preuve d’un enthousiasme bien plus net. Malgré tout il est une question à laquelle nous n’avons pas les moyens de répondre : de quelle façon les agents de la caisse utiliseraient-ils l’intranet si le réseau ne possédait pas cette dualité, s’il n’était qu’un outil de travail ? Nous ne pouvons pas prouver que les contenus extraprofessionnels puissent réellement changer l’attitude des agents les plus réfractaires à l’informatique, et de manière générale il semble que le succès de l’intranet dépende également d’autres facteurs, qui ne tiennent plus aux choix de conception mais aux

caractéristiques sociales des agents. Le fait que les interviewés aient déclaré en majorité éprouver un certain intérêt pour les contenus extraprofessionnels nous laisse en tout cas penser que ces contenus sont une condition nécessaire, mais pas suffisante, du succès du réseau. C’est en effet une autre des caractéristiques de l’informatique en tant qu’objet culturel que d’apparaître facilement comme un objet de divertissement, qui permet aux agents de marquer une pause, sans pour autant avoir besoin de les couper réellement de leur activité.