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6. Analyse et jugement

1.1. L’image trinitaire d’après Augustin

On ne cesserait de parcourir le riche traité augustinien sur la Trinité et ses différentes images en l’homme, mais il nous faut ici extraire autant qu’on le peut l’inspiration de la connaissance habituelle qu’y a vue Thomas. Si plusieurs images trinitaires en l’homme sont données là, il nous faut laisser de côté celles qui touchent les images corporelles, comme l’image impliquant res-sensus-voluntas114 . La première image trinitaire associée à l’intellection est donnée au livre IX, il s’agit de l’image par analogie que nous avons vue:

mens-notitia-amor115. Mais pour Augustin, cette image ne semble pas rendre toute la profondeur de la permanence du sujet humain: l’homme a en effet un sentiment inviolable de savoir que c’est lui qui est, vit et comprend, découlant de tous les actes de son âme. Il explique au livre X que même lorsqu’il en doute, son doute est une pensée dont il ne peut douter et est alors assuré d’être116. Augustin pose donc une nouvelle image trinitaire: memoria-

intelligentia-voluntas117. La mémoire, l’intelligence et la volonté sont les trois facultés d’une                                                                                                                

114 Cette image est une Trinité de l’homme extérieur et n’est pas image de Dieu: «Elle [l’âme] leur donne [aux images corporelles] pour les former quelque chose de sa propre substance; elle se conserve pourtant le pouvoir de juger de telles images: ce pouvoir, c’est proprement l’âme, l’intelligence raisonnable, qui demeure comme principe de jugement» (Augustin, DT, X, 7). C’est ce principe de jugement qui nous intéressera, et non

l’image de l’homme extérieur, comme bien des images trinitaires expliquant les facultés humaines et l’aspiration à la vertu, par exemple. En effet, nous cherchons l’homme intérieur, ce en quoi l’âme est une.

115 Augustin, DT, IX, 2-8.

116 Cette certitude a fondé ce que l’on a appelé le «cogito» augustinien qu’on a souvent comparé avec le

cogito cartésien, toutefois leur fin n’est pas la même: «Cette découverte du moi est pour Augustin une ouverture

au Dieu trinitaire, ce qui n’est pas le cas chez Descartes, pour qui elle est une certaine connaissance métaphysique de l’infini comme attribut essentiel de Dieu, et non le recueillement dans l’abditus mentis qui relève plutôt de la théologie», Ong-Van-Cung (1998), p. 13. Le cogito augustinien a été grandement absorbé par

Thomas, sans que ce dernier ne néglige pour autant la métaphysique à laquelle l’esprit humain participe au profit de la psychologie. À ce sujet, voir de Finance (1946).

même essence, les trois puissances constitutives de l’âme, qui ne se quittent jamais l’une l’autre: «Les facultés (mémoire, intelligence, volonté) sont irréductibles en ce sens que

chacune a besoin de l’autre en tant qu’autre pour se constituer»118. Mais encore, se sachant «autre» l’une par rapport à l’autre, elles s’identifient toutes à l’esprit de telle sorte qu’elles représentent à elles seules l’unité subjective d’une essence humaine donnée:

«Augustin, par une sorte de contrepoint perpétuel, passe de la consubstantialité des

puissances à l’ordre dans lequel elles se développent. Idéalement égales en ce qu’elles tendent à s’identifier à la mens, elles procèdent cependant les unes des autres dans un ordre bien défini, la mémoire engendrant l’intelligence et l’amour procédant de leur mutuelle union»119.

L’union entre ces trois puissances est celle qui permet à l’âme de se connaître elle-même et la cause en est qu’elle est une image de la Trinité conduisant l’homme à connaître la présence de Dieu en lui en se connaissant lui-même. Selon Augustin, tous cherchent à se connaître parce qu’ils identifient cette connaissance au bonheur; ils y aspirent, car ils se croient ignorants d’eux-mêmes. Mais se chercher soi-même parce que l’on juge beau de se connaître est chercher ce que l’on aime et on ne peut aimer quelque chose que l’on ne connaît pas. Dès lors, on se cherche parce que l’on s’aime et se connaît déjà. Car l’âme en se sachant vivre, se connaît toute entière. Et même lorsque l’on se croit ignorant de soi-même, on se connaît ignorant de soi, ce qui est se connaître. L’âme sait qu’elle est, qu’elle vit et qu’elle comprend par les puissances de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté. Lorsqu’elle veut, cherchant son plaisir ou son repos, elle se rend compte qu’elle est et qu’elle vit. De même, lorsqu’elle se souvient. Ainsi, ces puissances convergent toutes vers une certitude: la vie une de l’âme. Et cette certitude conduit l’homme sur le chemin de la connaissance de Dieu:

                                                                                                               

118 Oeuvres de Saint Augustin, volume 16 (La Trinité II), notes d’introduction par P. Agaësse et J. Moingt, p.

20.

« […] mais c’est dans l’âme de l’homme, âme raisonnable et intelligente, qu’il faut trouver

l’image du Créateur, immortellement greffée sur son immortalité. De même que c’est en un certain sens que l’on parle de l’immortalité de l’âme –car l’âme elle aussi peut mourir, lorsqu’elle est privée de cette vie bienheureuse qui est la vraie vie de l’âme; on dit néanmoins qu’elle est immortelle, parce qu’en quelque vie que ce soit, fût-ce la plus misérable, elle ne cesse jamais de vivre; -de même, bien que la raison ou l’intelligence en elle tantôt soit assoupie, tantôt paraisse petite et tantôt grande, jamais l’âme humaine ne cesse d’être raisonnable et intelligente. Dès lors, si elle a été faite à l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut, à l’aide de la raison et de l’intelligence, comprendre et voir Dieu, il est évident que, du jour où commence d’être une si grande et si merveilleuse nature, l’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d’être»120.

Ainsi, il faut en l’homme une image que le sommeil n’efface, une image éloignée des choses matérielles, qui ne découle que de l’esprit et qui ne disparaisse pas lorsque le corps périt. Puisque l’esprit est la plus noble partie de l’homme, ce sera en son noyau que l’image trinitaire sera gravée et offrira un pont mystérieux vers Dieu, toujours présent et toujours ouvert. Par conséquent, lorsque l’âme veut connaître, elle entre en elle-même et trouve tout ce qu’il lui est possible de connaître, que ce soit Dieu, les autres parties de son âme ou bien les images corporelles qu’elle veut juger. Mais pour se connaître, elle doit se séparer du sensible. Et cela requiert que son regard intérieur se dirige vers les trois puissances constitutives de son âme et sur la relation d’immanence qui les unit. Lorsqu’elle le fait, elle a conscience d’elle- même, mais même lorsqu’elle n’est pas en acte, elle a une connaissance habituelle d’elle- même: «l’âme ne cesse de se souvenir d’elle-même, d’avoir intelligence et amour d’elle-

même»121. Et cela parce qu’elle est présente à elle-même. Ainsi, il importe peu qu’elle soit attentive à elle-même : toujours elle est présente. Cette présence ontologique est une certitude qui s’apparente aux principes premiers, car elle ne saurait être prouvée autrement que par                                                                                                                

120 Oeuvres de Saint Augustin, volume 16 (La Trinité II), XIV, IV, 6, trad. P. Agaësse, Bruges, 19972, pp.

357-359.

l’évidence ou par la connaissance d’elle-même. Augustin affirme que l’on en prend connaissance lorsqu’en disant: «connais-toi toi-même», nous savons ce que nous sommes et à quoi réfèrent les termes «toi-même»122. Nous savons que nous sommes une substance incorporelle constamment présente à elle-même.

Et l’âme, comme pour les autres choses immatérielles, est connue lorsqu’elle est regardée. Ainsi, c’est lorsque l’âme se replie sur elle-même qu’elle se voit et se connaît comme présente à elle-même. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’elle ne se voit pas? Il ne faut pas en déduire qu’elle n’est pas présente. Augustin croit que la connaissance d’elle-même qu’engendre l’âme humaine en se regardant est celle qui contient le savoir qu’elle se connaissait déjà avant de se regarder123, ainsi qu’il advient également des autres connaissances qu’acquiert l’homme qui sont gardées en sa mémoire lorsqu’il ne les actualise pas. Cette connaissance d’elle-même est l’image la plus parfaite de Dieu qui soit possible pour l’homme et lui est accessible uniquement lorsqu’elle se retourne vers elle-même à l’intérieur d’elle- même. C’est pourquoi la connaissance de Dieu lui est également accessible de la même façon, dans son intériorité. Car Dieu l’a créée pour qu’elle se connaisse et qu’elle puisse Le connaître également.

Mais la connaissance de soi est également contenue dans la foi, qui est l’engagement avec Dieu et l’amour pour Lui. Ainsi, l’aspiration au bonheur implique la foi sans laquelle l’homme ne peut se connaître, s’aimer, connaître et aimer Dieu. Ne pas avoir la foi signifie ne pas vivre selon la Trinité de l’homme intérieur, puisque la foi est ce par quoi l’on croit, alors que c’est l’objet de la foi qui est cru124. Aussi, lorsque l’âme se connaît parce qu’elle se                                                                                                                

122 Augustin, DT, X, 9. 123 Augustin, DT, XIV, 6, 8. 124 Ibid. XIV, 8.

souvient d’elle-même, elle peut aussi connaître le Créateur parce qu’elle se souvient de lui et cette Trinité engendre la sagesse. C’est en effet le bonheur du sage que tous doivent rechercher puisqu’il connaît Dieu125.

Mais il nous semble que nous avons décrit de manière générale ce qui nous intéresse principalement et puisque ce qui retient notre attention est ce qu’en a fait Thomas, nous allons nous pencher sur sa conception de l’image trinitaire.