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6. Analyse et jugement

1.1. L’auto-connaissance divine

Avant d’entamer notre analyse de la connaissance habituelle, il y a encore un long chemin à parcourir, celui qui permet de placer l’intellect humain dans l’ordre des intelligences. Il convient d’abord de sonder les modes de connaissance et d’auto-connaissance en Dieu, chez les anges et dans l’âme séparée; notre but étant d’arriver à comprendre comment l’homme peut les connaître. Nous verrons qu’il existe une universalité de la connaissance de soi qui est partagée par tous les esprits. C’est pourquoi celui qui désire se pencher sur l’être humain devra tenir compte de son intelligence prochaine, l’ange. On serait porté à penser que cette créature- ci relève uniquement d’un ordre théologique, mais ce n’est pas le cas:

«En distribuant les hiérarchies angéliques selon l’obscurcissement progressif de

l’illumination intellectuelle, il [Thomas] confère une structure organique au monde des intelligences séparées, le principe interne qui le régit est celui-là même que le thomisme place à l’origine de l’ordre universel. Du même coup le monde angélique se trouve occuper dans la création une situation telle qu’il devient impossible d’en négliger la considération sans que l’univers cesse d’être intelligible»89.

Dans l’univers supposé par Thomas, toutes les intelligences sont également d’un ordre philosophique: toutes les créatures de Dieu cherchent à s’assimiler à lui et à imiter                                                                                                                

89 Gilson (1983), p. 224. Gilson explique que Thomas, tout en étant loyal aux fonctions allouées aux anges

l’intellection de leur cause. Thomas reste assez prudent et suggère que c’est par nécessité que les anges doivent être: la perfection de l’univers requiert que toute nature qui puisse être soit90. Ainsi, il faut penser les anges comme les différents degrés d’esprits qui peuplent l’univers entre Dieu et les hommes: «La hiérarchie des êtres est continue. Toute nature d’un degré

supérieur touche, par ce qu’il y a de moins noble en elle, à ce qu’il y a de plus noble dans les créatures de l’ordre immédiatement inférieur»91. Dans cette chaîne, l’homme se retrouve donc entre les corps, son degré inférieur, et les anges, son degré supérieur. Son mode d’intellection résulte de sa situation et en est profondément marqué; c’est pourquoi tenter de comprendre les théories de notre docteur sans accepter l’existence de l’intellect angélique serait une erreur. Par la connaissance de Dieu et des anges que peut avoir l’homme, nous pouvons déduire en quoi il peut se connaître lui-même le plus parfaitement. Comme ce que l’intellect humain peut connaître est ce qui échappe au devenir, il peut aussi connaître les anges et Dieu à travers toute sa création. Tout d’abord, bien que l’homme ne puisse connaître les mêmes choses que ce qu’il peut connaître quant à son propre esprit, il connaît les esprits supérieurs à lui d’une certaine façon et cette connaissance vient confirmer celle qu’il a de lui-même:

«En effet, lorsque nous connaissons, par démonstration ou par foi, que les substances séparées sont des substances intellectuelles, nous ne pourrions recevoir cette connaissance ni de l’une ni de l’autre façon, si l’âme ne connaissait à partir d’elle-même ce qu’est l’être intellectuel. Aussi devons-nous nous servir de la science du concept d’âme comme du principe pour tout ce que nous connaissons au sujet des substances séparées»92.

                                                                                                               

90 «Primo igitur apparet esse aliquas substantias omnino a corporibus absolutas ex perfectione universi. Talis enim videtur esse universi perfectio, ut non desit ei aliqua natura quam possibile sit esse […]». De spiritualibus creaturis, a. 5, co. Cf. aussi «Respondeo dicendum quod necesse est ponere aliquas creaturas incorporeas». ST, 1, q. 50. Nous ne nous attachons ici qu’à l’argument rationnel, qui constitue davantage une

hypothèse ou une expérience de pensée qu’une preuve. Et cependant, nous devrons nous reposer sur l’existence des anges pour le reste de l’étude.

91 Gilson (1983), p. 212. Cette hiérarchie rejoint également l’idée de la quatrième preuve de l’existence de

Dieu: les degrés de l’être. Cf. CG, 1, 13.

L’aboutissement du conseil que donne ici Thomas ne permet pas de révéler de nouveaux éléments sur l’intellect humain, puisque c’est à partir de ce que nous connaissons déjà sur lui que doit être menée la recherche de l’auto-connaissance dans les autres intelligences, mais cela permet de dessiner, de préciser davantage les contours de cette connaissance chez l’homme. La structure même des questions que nous avons traduites nous a également guidée pour adopter cet angle d’approche quant à la connaissance de soi. Par exemple, les articles 1 et 3 de la question 87 présentent les modes d’auto-connaissance de façon tripartite: l’intellect divin, l’intellect angélique et l’intellect humain. La question 88 aborde le thème de la connaissance humaine des substances immatérielles93, alors que la question 89 expose le mode de connaissance de l’âme séparée. C’est ce qui nous intéressera dans la prochaine section.

Parler de Dieu, l’intelligence première, n’est possible pour l’homme qu’à la mesure des dimensions qui s’offrent à sa connaissance94. Pour ce faire, il faut accepter que l’humain soit une intelligence très limitée et qu’il ne puisse avoir sur Dieu que des concepts qui semblent pauvres comparés à l’infinie grandeur de l’intellect divin. Ainsi, l’homme ne peut connaître Dieu en soi, mais selon le statut de la vie présente, il peut le connaître imparfaitement et d’une certaine façon à travers les choses qu’il a créées:

« […] l’intellect humain ne peut intelliger les substances immatérielles créées, selon le statut

de la vie présente, ainsi qu’il a été dit, il peut encore moins intelliger l’essence de la substance incréée. Par conséquent, il faut absolument dire que Dieu n’est pas ce qui est d’abord connu par nous, mais que nous parvenons plutôt à la connaissance de Dieu à travers ses créatures,

                                                                                                               

93 Nous appelons indifféremment les substances séparées, substances immatérielles ou substances

incorporelles.

94 Notre propos s’appuie sur la certitude de l’existence de Dieu, que Thomas a entendu démontrer: ST, 1, q. 2;

développer sur ce vaste sujet nous éloignerait de notre étude. Pour cette raison, et d’autant que la doctrine traitant de Dieu est bien connue chez Thomas, nous passerons rapidement sur l’auto-connaissance divine, nous concentrant plutôt sur l’homme et ses ressemblances avec l’ange.

d'après cette <affirmation> de l’apôtre, dans l’Épître aux Romains, 1: les <choses> invisibles

de Dieu sont aperçues et intelligées à travers les choses qui sont créées»95.

Est-ce à dire que l’homme peut comprendre quelque chose de Dieu à travers cette connaissance qui est accessible pour lui: la quiddité des choses matérielles? C’est bien en intelligeant que l’homme peut connaître Dieu, mais d’une façon indirecte, à savoir lorsqu’il s’intellige lui-même96. Car Dieu est l’unité en laquelle toutes choses sont connues. Acte pur et parfait, l’intellect divin est la perfection suprême, la simplicité absolue, dont l’essence et l’existence sont identiques. Ainsi, Dieu se connaît lui-même par essence et connaît toutes les choses créées du même acte parce qu’en son essence toutes choses sont contenues de toute éternité. Comme chaque chose est cognoscible selon qu’elle est en acte, Dieu est parfaitement intelligeant et intelligible parce qu’il est acte pur: «Donc l'essence de Dieu, qui est acte pur et

parfait, est absolument et parfaitement intelligible par elle-même. Par conséquent, Dieu ne s'intellige pas seulement lui-même par son essence, mais encore toutes choses»97. L’essence de Dieu est aussi son acte d’intelliger: «[…] en Dieu, ce qui intellige qu'il intellige et qui

intellige son essence est la même chose, parce que son essence est son <acte> d'intelliger»98. L’intelligence première est donc parfaite auto-connaissance, saisissant tout à la fois, elle- même et toutes les choses qu’elle a créées, d’un éternel acte réflexif de son essence divine. Cette intellection est un modèle et attire l’intellect humain comme un aimant, bien qu’il soit infiniment distant d’elle. En Dieu, intellection, amour, vrai et bon sont la même chose; c’est pourquoi tout converge vers Lui. Avant de présenter comment la dernière intelligence peut                                                                                                                

95 ST, 1, q. 88, a. 3, co., p. XXII.

96 Nous omettons le cas de la grâce, par laquelle l’homme, objet de la bonté divine, peut alors voir Dieu

directement. Cette notion relève davantage de la théologie et excède les bornes que nous nous fixons pour le présent travail. Sur la grâce, voir ST, 1-11, q. 109; ST, 1, q. 43. Aussi: ST, 1, q. 108, a. 8, où Thomas alloue à certains hommes de s’élever au rang des anges.

97 ST, 1, q. 87, a. 1, co., p. III. 98 ST, 1, q. 88, a. 3, co., p. XXII.

arriver à reproduire à sa mesure l’intellection divine, nous aimerions d’abord décrire l’auto- intellection de l’ange.