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L’âme séparée ou l’incorruptibilité de l’intellect

6. Analyse et jugement

2.1. L’âme séparée ou l’incorruptibilité de l’intellect

L’âme séparée est ce qui survit de l’âme humaine lorsque le corps périt. En posant sa théorie de la matière désignée, Thomas a aussi fondé l’immortalité de l’âme humaine134. L’intellect est donc incorruptible au même titre que le sont les substances séparées, et bien que son corps disparaisse, l’âme humaine peut toujours vivre, ce dont elle a une certitude par sa mémoire, son intelligence et sa volonté. L’intelligence humaine, n’ayant plus de corps, se modifie en regard de ses modes d’être et d’opération: puisqu’elle devient toujours en acte, elle est maintenant tournée vers la chose intelligible en soi. Elle acquiert alors le mode de connaissance qui s’apparente aux anges en ce qu’elle a une connaissance directe et immédiate des choses ainsi que d’elle-même. L’âme humaine séparée n’est plus alourdie par le corps et a désormais un contact immédiat avec elle-même, ses habitus étant actualisés de façon discontinue. Elle est pur esprit intelligible comme acte non achevé, conformément à la définition que nous avons faite des anges plus haut. Devenue une substance séparée connaissant par intuition, un être incorporel et immatériel, l’âme séparée du corps pourrait apparaître tel un ange aux yeux du lecteur moderne. Bien que le mode d’intellection de l’âme séparée veuille imiter celui de l’ange, il faut nous détromper: ces deux essences restent bien distinctes. La question 89 est entièrement consacrée à des questions précises sur l’âme séparée; nous observerons ici l’opération relative à son mode d’être, son objet d’intellection et ses habitus, en plus des habitus de l’âme unie au corps.

L’opération première de l’âme humaine, à savoir intelliger, demeure dans l’âme séparée qui existe sans corps. À cet égard, l’accident particulier qu’est le corps dans lequel échoue                                                                                                                

134 La matière désignée est ce qui individualise les singuliers et rend possible l’immortalité de l’âme. Cf. CG,

l’essence humaine doit être observé comme non nécessaire à l’opération de l’intellect. La nature de l’âme humaine est telle qu’elle intellige selon la conversion aux phantasmes lorsqu’elle est unie au corps: «C’est pour cette raison qu’elle est unie au corps, afin d’être et

d’opérer selon sa nature»; tandis qu’elle intellige par nature les espèces intelligibles mises à sa disposition par l’influence de la lumière divine lorsqu’elle existe sans corps. La nature

humaine n’est pas double pour autant, mais l’homme est programmé pour intelliger dans un autre mode d’être lorsque son corps se corrompt, à la façon d’une puissance ou d’un habitus qui serait en lui pour s’activer quand le moment est venu. Thomas, pour illustrer que toute faculté intellective advient par l’influence de la lumière divine, compare le Créateur à un centre en lequel la lumière est une et simple. De ce point focal, toutes les intelligences partent et se distancient comme les lignes s’éloignent de leur centre, jusqu’à l’intellect humain en lequel la lumière est la plus diffuse135. Non seulement Dieu est-Il l’auteur de l’influence de la lumière de la grâce, mais aussi de cette lumière qui est naturelle à l’homme. C’est pourquoi, plus l’intelligence est éloignée du centre, plus elle doit recourir à des espèces pour intelliger: «De là vient que Dieu intellige toutes <choses> par son unique essence; or celles parmi les

substances intellectuelles qui sont supérieures, même si elles intelligent par de multiples formes, elles intelligent cependant par très peu <de formes>, et <celles-ci sont> plus universelles, et plus aptes à la compréhension des choses, à cause de l’efficace de la faculté intellective qui est en elles; or, dans les <substances intellectuelles> inférieures, il y a de multiples formes, et moins universelles, et moins efficaces pour la compréhension des choses, en tant qu’il leur manque la faculté intellective des supérieures»136.

Donc, il semble que plus l’intelligence est près de Dieu, moins sont nombreuses les espèces par lesquelles elle intellige puisque celles qu’elle intellige contiennent plus d’universalité.

                                                                                                               

135 Dans les choses matérielles, Dieu demeure comme un vestige: «Mais dans l’examen des choses temporelles, on ne trouve pas l’image de la Trinité, mais seulement quelque similitude qui relève peut-être plus du vestige; et c’est tout à fait la similitude qu’Augustin attribue aux puissances sensibles» (DV, q. 10, a. 7, co,

trad. Ong-Van-Cung, 1998, p. 95).

Relativement à cela, l’âme humaine est l’intelligence qui connaît par le plus grand nombre d’espèces et des moins nobles. Lorsqu’elle est séparée, l’âme humaine intellige donc d’une façon générale et confuse étant donné sa nature et ses capacités intellectuelles. C’est pourquoi Dieu lui a conféré un corps et le mode d’intellection selon la conversion aux phantasmes, afin qu’elle arrive à avoir une connaissance parfaite des quiddités des choses matérielles. Sans quoi elle aurait pu être une substance séparée comme une autre, bien qu’intelligeant beaucoup moins bien que celles qui lui sont supérieures. À cet égard, nous connaissons par des espèces intelligibles parce que Dieu est le principe nécessaire de notre intellect, lui qui est intelligible par essence137. Conséquemment, il semble que plus l’on descend dans l’ordre des intelligences, plus l’on voit apparaître d’extériorité impliquée dans les facultés cognitives. Ainsi, l’âme séparée est beaucoup plus intérieure à elle-même que l’âme unie au corps, bien qu’elle reste la même unité subjective, le même moi. Et c’est pourquoi son cas nous intéresse.