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L’IDENTIFICATION DE LA DOUBLE NATURE JURIDIQUE DE LA CESSION DE CRÉANCE

19. La doctrine majoritaire n’établit aucune distinction de nature juridique entre créance et obligation. Cela s’explique par la vision classique, tant en droit français90 qu’en droit colombien91, selon laquelle la créance ne serait que l’obligation envisagée du point de vue du créancier. Cette conception obéit à deux principales raisons : d’une part, la tendance moderne à vouloir appréhender le droit subjectif de créance à travers le prisme de l’obligation romaine92 ; d’autre part, l’objectivation ou patrimonialisation de l’obligation qui implique que celle-ci serait fondamentalement un rapport entre deux patrimoines93.

20. Cette présentation classique des rapports existant entre créance et obligation explique que la cession de créance soit analysée en un transfert actif d’obligation94. Cependant, une telle vision

90 J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, t. III, Le rapport d’obligation, 9e éd., Sirey, 2015 n° 352, p. 347 ; G. MARTY, P. RAYNAUD et Ph. JESTAZ, Les obligations, t. II, Le régime, 2e éd., Sirey, 1989, n°348, p. 311 ; J. FRANÇOIS, Traité de Droit civil, Les obligations, t. IV, Régime général, 4e éd., Economica, 2017, n° 447; M. FABRE-MAGNAN, Droit des obligations, t. I,Contrat et engagement unilatéral, 4e éd., PUF, 2016, n° 1, p. 2 ; H. L. et J. MAZEAUD et F. CHABAS, Leçons de droit civil, t. II, vol. 1, Obligations, Théorie générale, 9e éd., par F. Chabas, Montchrestien, 1998, n° 1231, p. 1255; P. RAYNAUD, Anciens cours de droit civil, D.E.A. de droit privé général, Les contrats ayant

pour objet une obligation, Les cours de droit, Faculté de droit de Paris, 1977-1978, p. 6 ; G. BAUDRY-LACANTINERIE et L. BARDE, Traité

théorique et pratique de droit civil, t. XII, Des obligations, t. I, 3e éd., Larose & Tenin, 1906, n° 2, p. 2 ; J. CARBONNIER, Droit civil, t. II, Les biens,

Les obligations, PUF, rééd. Quadrige, 2004, n° 1230, p. 2449.

91 A. TAMAYO LOMBANA, Manual de obligaciones, El acto o negocio jurídico y otras fuentes de obligaciones, 7e éd., Ediciones doctrina y ley Ltda, Bogotá, 2008, n° 12, p. 38; A. PÉREZ VIVES, Teoría general de las obligaciones, t. I, vol.1, 2e éd., Temis, Bogotá, 1953, n° 1, p. 3; G. OSPINA FERNÁNDEZ, Régimen general de las obligaciones, 8e éd., Temis, 2008, n° 456, p. 298 ; C. MEDELLIN, Lecciones

de derecho romano, 12e éd., Temis, Bogotá, 1995, n° 1, p. 164; F.- A. CASTILLO MAYORGA, « La cesión de crédito», Los contratos

en el derecho privado, art. préc., p. 415; W. NAMÉNVARGAS, «El concepto de la relación obligatoria», Derecho de las obligaciones, t.

I, M. Castro De Cifuentes (dir.), Ediciones Uniandes, Editorial Temis, 2010, n°8, p.28; A. VALENCIA ZEA et A.ORTIZ

MONSALVE, Derecho civil, t. III, De las obligaciones, 9e éd., Temis, 1998, n° 1, p. 3; J. SUESCÚN MELO, Derecho privado, t. I, Estudios

de derecho civil y comercial contemporáneo, 2e éd., Cámara de comercio de Bogotá & Universidad de los Andes, 2005, p. 19. 92 G. FOREST, Essai sur la notion d’obligation en droit privé, Préf. F. Leduc, Dalloz, 2012, n° 222, p. 146-147.

93 E. GAUDEMET, Théorie générale des obligations, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz » rééd. 2004, p. 12 ; E. GAUDEMET, Etude

sur le transport de dettes à titre particulier, Editions Panthéon-Assas, réed. 2014, p.31 : « Le débiteur et le créancier ne sont plus que les représentants juridiques de leurs biens. La notion d’obligation est devenue une notion économique et purement objective. L’obligation de faire elle - même se résout, en cas d’inexécution, en obligation de somme d’argent. Ce que l’on considère dans la créance, c’est sa valeur. La personnalit é du créancier et du débiteur importe peu ». Est assez révélatrice à ce propos la définition de l’obligation donnée par A. Bénabent qui

affirme qu’« Au sens du droit privé, le terme a une signification encore plus étroite et plus précise : il désigne le lien d’ordre patrimonial unissant

les personnes juridiques entre elles » : A. BENABENT, Droit des obligations, 15e éd., LGDJ, coll. « Domat droit privé », 2016, n° 1, p. 17.

94 J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, t. III, Le rapport d’obligation, op.cit., n° 353, p. 349 ; F. TERRE, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, 11e éd., Dalloz, 2013, n° 1270, p. 1318 ; G. MARTY, P. RAYNAUD et Ph. JESTAZ, Les obligations, t. II, Le régime, op.cit., n° 349, p. 312 ; J. CARBONNIER, Droit civil, t. II, Les biens, Les obligations, op. cit.,

n° 1231, p. 2449-2450. En droit colombien: A. PÉREZ VIVES, Teoría general de las obligaciones, t. I, vol.1, op. cit., n° 437, p. 281;

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méconnaît, en dépit des rapports étroits existant entre la créance et l’obligation, qu’il s’agit de deux notions à ne pas confondre95. L’obligation est essentiellement un lien juridique, source de la créance96. En revanche, la créance, effet de l’obligation97, est la seule à devoir être envisagée objectivement, autrement dit, comme un bien.

21. Cette confusion entre obligation et créance révèle l’insuffisance des études qui prétendent réaliser une analyse unitaire de la cession, soit exclusivement du point de vue du régime général des obligations98, soit uniquement au regard du droit des biens99 et, par conséquent, des contrats spéciaux100. Or, afin de bien comprendre le mécanisme de la cession de créance, les deux analyses s’avèrent non seulement pertinentes, mais surtout nécessaires, puisqu’elles témoignent de deux approches complémentaires101.

jurídicas y socio-económicas, 1996, nov., n° 71, p. 245-267; M. CASTRO DE CIFUENTES,« Transmisión de las obligaciones »,

Derecho de las obligaciones, t. I, M. Castro De Cifuentes (dir.), op. cit., p. 1; J. CUBIDES CAMACHO, Obligaciones, 5e éd., Pontificia Universidad Javeriana, 2005, p. 395-396; A. TAMAYO LOMBANA, Manual de obligaciones, El acto o negocio jurídico y otras fuentes de

obligaciones, op. cit., n° 289, p. 493.

95 J. GHESTIN, M. BILLIAU et G. LOISEAU, Traité de droit civil, Le régime des créances et des dettes, LGDJ, 2005, n° 6, p. 7 ; M.-A. RAKOTOVAHINY, L’évolution de la notion de créance, thèse Toulouse I, 1999 ; G. FOREST, Essai sur la notion d’obligation en droit privé,

op.cit.

96 Voir contre une vision essentiellement objective de l’obligation : G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, op.cit., n°2, p. 5.

97A propos de la pertinence de cette distinction pour l’analyse de la saisie-attribution des créances à exécution successive : Ch. GARREAU, « La saisie attribution, la procédure collective et la date de naissance des créances contractuelles », RTD com.

2004, n° 7, p. 416 : «Selon les défenseurs de l’analyse classique, il y aurait dans les nouvelles conceptions sur la naissance des créances une

confusion entre la naissance et l’exigibilité de la créance, c’est-à-dire, entre la naissance et l’échéance de la créance. D’après eux, comme cela résulte implicitement de l’article 1101 du code civil, qui définit le contrat comme « la convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent envers une ou plusieurs autres », c'est le contrat qui fait naître à la date de sa conclusio n l'obligation et, par voie de conséquence, la créance qui en est l'autre face. À notre sens, l’affirmation de cette confusion repose elle-même sur une confusion entre l’obligation et le droit de créance qui n’est en réalité que l’effet, et non l’autre face comme on l’affirme traditionnellement ».

98 L. ANDREU, Du changement de débiteur, Préf. D.R. Martin, Dalloz, 2010, n° 66, p. 90 : « […] Certes, la créance est cessible et

constitue, sans doute, compte tenu de sa valeur, un bien ; mais elle n’est pas cessible parce qu’elle est un bien. La relation entre cet attribut (de cessibilité) et cette qualification (de bien) n’est qu’un mirage […]. En réalité, si la cession de créance autorise un changement de créancier sans emporter la disparition de l’obligation, c’est pour l’unique raison que l’obligation n’est pas rétive à un changement de sujet. Il faut donc, semble - t-il, se décider à rejeter, une fois pour toutes, l’appréhension du mécanisme translatif de l’obligation par le prisme déforman t du droit des biens, pour l’envisager sous l’angle plus adapté du droit des obligations » ; L. AYNES, La cession de contrat et les opérations juridiques à trois personnes,

Préf. Ph. Malaurie, Economica, 1984, n° 19, p. 31 ; N. THOMASSIN, De la propriété : contribution à une théorie générale, thèse préc.,

n° 43 et s.

99 Certains auteurs défendent l’idée d’un droit spécial des biens ayant pour objet les obligations : F. ZENATI-CASTAING et Th. REVET, Cours de droit civil, Obligations, Régime, PUF, 2013, n° 137, p. 251 : « Il existe un droit spécial des biens ayant pour objet les

obligations, droit en voie de constitution. Le Code civil impose d’emblée en qualifiant de meubles les obligations (art. 529) . L’Ecole ne rend compte pour l’instant que de certains des aspects de ce droit spécial mais elle prend conscience progressivement de ce que de nombreux domaines de la théorie des biens sont applicables aux créances (Y. Emerich, La propriété des créances, LGDJ 2008 ; J. Laurent, la propriété des droits, LGDJ 2012) ».

100 Voir à ce propos un auteur colombien: G. OSPINA FERNANDEZ, Régimen general de las obligaciones, op.cit., n° 461, p. 300 : «Il

correspond à la théorie des contrats d’étudier dans tous les aspects la cession de créances, ce qui dépasse notre matière [le transfert de l’obligation], laquelle se limite à constater que notre ordonnancement juridique reconnaît que les obligations peuvent être transférées acti vement par le contrat, c’est-à-dire par un acte entre vifs » ; L. ANDREU, « Les opérations translatives (cession de créance, cession de dette, cession de

contrat) », Pour une réforme du régime général des obligations, F. Terré (dir.), Dalloz, 2013, p. 125 : « Ce constat justifie le déplacement

de la figure actuellement brochée sur la vente. Mais déplacement vers quoi ? Vers les contrats spéciaux-car même délestée de son rattachement maladroit à la vente, la cession de créance reste avant tout un procédé de nature conventionnelle - ou dans le régime général des obligations ? (C’est la seconde branche de l’option qui a été retenue dans le projet, qui rejoint ainsi les autres projets de réforme (et, dans une certaine mesure, les codifications savantes) ». Voir à propos du rapport entre la cession de créance et le droit des biens et des contrats spéciaux : M.

JULIENNE, Le nantissement de créance, Préf. L. Aynès, Economica, 2012, n° 9, p. 8.

101 Rappr. F. DANOS, Propriété, possession et opposabilité, Préf. L. Aynès, Economica, 2007, n° 213 et s., spéc. n° 219 et s. qui évoque le caractère ambivalent de la créance : « La nature de la créance change selon les personnes à l’égard de qui elle est invoquée ;

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En ce qui concerne l’étude de la cession de créance du point de vue du régime général des obligations, il s’agit de s’interroger quant à la pertinence d’une analyse selon laquelle la cession réaliserait un transfert actif d’obligation. L’obligation étant un lien de droit personnel, sa vocation à être transférée n’est en effet pas évidente102. Toutefois, le fait que la cession entraîne un changement de créancier, sujet actif de l’obligation, et cela sans le consentement du débiteur, sujet passif de celle- ci, souligne l’intérêt d’analyser la cession de créance en une modification subjective et unilatérale d’obligation.

S’agissant du rapprochement de la cession de créance avec le droit des biens et des contrats spéciaux, l’appréhension de la cession comme un acte permettant d’opérer le transfert d’une créance, bien incorporel, se révèle appropriée. Il reste toutefois à préciser la place et le rôle exacts de la cession parmi les dispositifs permettant la circulation des biens. Une telle interrogation permettra de montrer que la cession de créance, contrairement à la plupart des contrats réglementés dans nos législations civiles respectives, n’est pas un acte qui a une fonction spécifique et déterminée. La cession permet de fait la réalisation d'un ensemble d’opérations juridiques. Une telle particularité justifie son analyse en tant que transfert conventionnel et polyvalent d’un bien incorporel.

Titre I- La cession de créance : modification subjective et unilatérale d’un lien juridique Titre II- La cession de créance : transfert conventionnel et polyvalent d’un bien incorporel

invoquée à l’égard des tiers -ou par rapport à des tiers-, la créance est invoquée en tant que bien, appartenant à tel ou tel à l’exclusion de tout autre, c’est-à-dire comme objet de propriété ».

102 Il est intéressant de souligner la position de R. Saleilles à propos de la pertinence de se référe r, dans le cas de la cession de créance, à une succession à titre particulier à l’obligation au lieu de le faire à une quelconque transmission de celle -ci : R. SALEILLES, La théorie générale de l’obligation, La mémoire du droit, 2001, rééd.de la 3e éd., LGDJ, 1925, n° 74, p. 64 : « Cette

substitution d’une personne à autre, en ce qui touche à un droit, correspond à la transmission d’un droit. Mais le mot succes sion est plus exact, théoriquement tout au moins ; tous les droits étant attachés à la personne, quand on aliène, cela veut dire qu’une personne nouvelle devientle sujet du droit et succède à l’aliénateur en ce qui touche le droit qui est l’objet du transfert ».

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TITRE

I

LACESSIONDECRÉANCE :MODIFICATIONSUBJECTIVE

ET

UNILATÉRALE

D’UNLIENJURIDIQUE

22. Selon l’analyse dominante en droit français comme en droit colombien, la cession de créance opère un transfert d’obligation envisagée sous un angle actif. Il convient cependant de préciser que si en droit français la doctrine contemporaine utilise assez souvent l’expression cession d’obligation, cela s’explique par la volonté d’éviter toute équivoque avec le mécanisme de la transmission à cause de mort103. Néanmoins, le recours à d’autres expressions telles que circulation d’obligation104 ou transfert

d’obligation105 est également fréquent. La doctrine contemporaine colombienne n’emploie pas l’expression cession d’obligation et, pour distinguer la transmission d’une obligation à cause de mort de celle ayant lieu entre vifs, les auteurs préfèrent se référer, dans ce dernier cas, à un transfert d’obligation106. On peut cependant observer qu’aussi bien l’expression cession d’obligation que celle de transfert d’obligation rendent compte d’un même phénomène ; elles seront dès lors tenues pour synonymes.

23. Malgré le caractère apparemment satisfaisant de l’analyse de la cession en un acte translatif d’obligation, cette conception n'est cependant pas convaincante. A y regarder de plus près, on peut constater que l’obligation est modifiée par l’acte de cession. En effet, un nouveau créancier vient prendre la place de l’ancien créancier dans un même rapport d’obligation, sans qu’il y ait novation. Afin de mieux rendre compte de ce phénomène, il convient de s’attarder, dans un premier

103 F. TERRE, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, op.cit., n° 1272, p. 1261 ; P. RAYNAUD, Anciens cours de

droit civil, D.E.A. de droit privé général, Les contrats ayant pour objet une obligation, op. cit., n° 1, p. 7 ; J. CARBONNIER, Droit civil, t. II, Les biens, Les obligations, op.cit., n° 1230, p. 2449 ; G. CORNU, Vocabulaire Juridique de l’Association Henri Capitant, 11e éd., PUF, coll. « Quadrige » 2016, v° « Cession » : « Transmission entre vifs, du cédant au cessionnaire, d’un droit réel ou personnel, à titre

onéreux ou gratuit » (nous soulignons).

104 J. FRANÇOIS, Traité de Droit civil, Les obligations, t. IV, Régime général, 4e éd., op.cit., n° 446 ; F.TERRE, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, op. cit.,n° 1272, p. 1320.

105 J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, t. III, Le rapport d’obligation, op. cit., n° 352, p. 347 ; E. FRAUD, « La notion de transfert de créance », RRJ, 1998/3, 817. Dans le deuxième volet de l’avant-projet de réforme du

régime des obligations et des quasi-contrats présenté par la Chancellerie, il y avait un chapitre III intitulé « Le transport de

l’obligation » lequel regroupait des procédés tels que la cession de créance et le retrait litigieux, la subrogation personnelle, la

délégation et la novation.

106 G. OSPINA FERNÁNDEZ, Régimen general de las obligaciones, op.cit., n° 453, p. 297. À propos de la distinction entre les termes transfert et transmission: A. GUZMÁN BRITO,« Los vocablos “transferir” y “transmitir” y sus derivados en el “Código civil

de Chile” con especial referencia a la definición de título traslaticio de dominio », Revista de Derecho de la Pontificia Universidad

católica de Valparaíso, XXVII, Valparaíso, Chile, 2006, p. 95-103.Voir à ce propos: H. D. VELÁSQUEZ GÓMEZ,Estudio sobre

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temps, sur l’analyse de la cession en un acte translatif d’obligation (Chapitre I), avant d’exposer, dans un second temps, la remise en cause de cette analyse (Chapitre II).

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Chapitre I