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Genèse de la théologie de la théophanie en islam

4. L’idée de théophanie

§ 1. La notion de tajallî

Dès le début des Fusûs, comme le montre le passage que nous avons cité, Ibn ’Arabî sollicite explicitement la notion de théophanie, qu’il articule très étroitement à celle d’effusion. Ce qui s’épanche dans le flux de l’instauration primordiale, c’est la « théophanie permanente » (al-tajallî al-dâ’im). L’effusion doit alors être comprise comme l’acte d’un

1 Ibn ’Arabî ne reprend pas telle quelle la doctrine plotinienne de l’émanation. Il y apporte de nombreux

aménagements, le mot fayd étant pour lui synonyme de tajallî. Ibn ’Arabî se démarque du schéma plotinien où chaque réalité émanée procède de celle qui la précède selon un enchaînement nécessaire. Il veut penser l’automanifestation de l’Absolu dans des formes qui sont, chacune, une autodétermination différente. Sur la différence entre le fayd et l’émanation plotinienne, voir Toshihiko Izutsu, A comparative Study of the key

philosophical concepts in Sufism and Taoism. Ibn ’Arabî and Lao-Tzu, Chuang-Tzu, Tokyo, The Keio

Institute of cultural and linguistic Studies, 1966, Part one : The ontology of Ibn ’Arabî, p. 145. Voir aussi A. E. Affifi, The mystical philosophy of Muhyid Din-Ibnul ‘Arabî, Cambridge, Cambridge University Press, 1964, pp. 61-62.

sujet, la théophanie, auquel elle se subordonne et dont elle dépend. Dieu est tajallî ; il se révèle dans cette opération, l’éclaircie, ou mise en lumière de soi, dans une activité qui lui est propre, le fayd. Ibn ’Arabî, en distinguant ces deux concepts, suppose un ordre, une hiérarchie entre les processus qu’il désigne respectivement par chacun d’entre eux. La théophanie, (al-tajallî) domine l’effusion (al-fayd). Elle est le concept-clé, l’objet de l’intuition originaire qui gouverne intégralement l’édification du système.

La preuve en est que l’acte créateur, par lequel Dieu crée toute chose, est conçu par Ibn ’Arabî comme l’acte théophanique par excellence. Entre le « Sois ! » que prononce le Verbe divin et son effet « et [la chose] existe », c’est le processus de la théophanie qui se produit. Avant que la chose créée n’existe, l’essence divine créatrice est inconnaissable. Après l’acte créateur, elle est connue dans le lieu de manifestation qu’est la chose créée. La création est tout entière théophanie1.

Si le fayd pouvait apparaître comme une notion d’emprunt, sujette à de multiples usages métaphoriques, et témoignant d’un certain éclectisme en s’adaptant au schème plotinien de l’émanation, le tajallî est un concept nouveau, inventé de toute pièce pour rendre raison d’une conception du réel qui est intégralement islamique, et qui s’abreuve à la source de la révélation coranique.

Al-tajallî est le nom d’action de la cinquième forme de la racine j-l-w, le masdar du

verbe tajallâ qui signifie, au sens propre, « se manifester dans le rayonnement de son être2 ». Il s’agit de l’activité par laquelle un être se met en lumière et se donne à voir. Le mot désigne, d’ordinaire, une réalité naturelle, un phénomène physique : l’apparition du soleil à l’horizon, quand il surgit de l’obscurité, se dévoile, et que sa lumière commence à briller sur la terre. Même dans cet emploi commun, il peut avoir plusieurs significations : l’apparition d’une réalité qui se rend visible, la réalisation intégrale de qui déploie toutes les possibilités de son être, l’automanifestation de qui apparaît en toute clarté, et qui, par cela même, communique son rayonnement propre à ce qui n’est pas lui. Al-tajallî permet de penser la cohérence d’un processus complexe qui est tout à la fois une détermination – une position ferme dans l’existence – une apparition et une irradiation. Il contient, dans l’unité

1 Cf. Ibn ’Arabî, Futûhât, chapitre 205, édition du Caire, op. cit., t. 2, p. 484.

2 Roger Arnaldez, « Ibn ‘Arabî et la gnose soufie », Les sciences coraniques. Grammaire, droit, théologie et

d’un concept, la variété des significations et des nuances qui accompagne le concept de manifestation.

Ibn ’Arabî n’applique pas le concept de tajallî à n’importe quelle réalité. Il parle de

tajallî ilâhî et le définit ainsi : « ce qui se dévoile […] concernant les lumières des mystères

divins1 ». Il s’agit du mouvement interne qui affecte la divinité, par lequel elle se dévoile et rend apparent ce qui en elle est caché. Notre auteur a en vue un mode d’apparition (zohûr) particulier, l’apparaître de Dieu dans un élan dont il est le seul Sujet, qui le conduit à conjurer son obscurité pour s’exposer en pleine lumière. Ce faisant, Ibn ’Arabî modifie le concept islamique de la révélation, qu’il infléchit très nettement dans le sens d’une automanifestation de la substance divine.

Selon le Coran, Dieu ne se révèle pas seulement aux hommes dans des énoncés qui cristallisent des commandements et une parole autoritaire. Jouant librement sur la proximité des deux mots arabes sûra (avec un sîn, sourate) et sûra (avec un sâd, forme), Ibn ’Arabî soutient une thèse originale2, qui ouvre à de multiples méditations : le Livre révélé, en sa

composition, en la texture littérale de ses sourates est une manifestation de la forme divine (sûra ilâhiyya).

Ibn ’Arabî forge le concept de tajallî ilâhî à partir du contenu de la révélation coranique et de multiples traditions prophétiques. Il le conçoit à partir d’une exégèse spirituelle des versets relevés plus haut, ceux qui soutiennent la visibilité paradoxale de Dieu et sa présence dans le ’âlam al-shahâda, le monde des réalités phénoménales. Surtout, il suit ce fil ténu qui, dans le Coran, unit la divinité à la Lumière. D’abord, les versets qui font de la Lumière un attribut substantiel de la divinité, au point de suggérer qu’il y a une totale synonymie entre les noms « Allâh » et « Lumière »3. Puis, ceux qui assimilent la révélation à un rayonnement de lumière divine se répandant sur les hommes pour les

1 Ibn ’Arabî, Futûhât, chapitre 206, édition du Caire, op. cit., p. 485 sq. Ce chapitre commence par une pièce

de vers, dont les premiers distiques indiquent l’intention générale : le Mystère divin (al-ghayb) possède une lumière qui descend sur les Vues (basâ’ir) / Ce qui était dans les mystères apparaît à chaque cœur de chaque créature. » Le tajallî a des degrés différenciés, selon que les lumières sont celles des Intelligences immatérielles, celles des Anges, celles de la Nature, celles des causes, etc. L’architecture des mondes est une hiérarchie de miroirs, de visions, de manifestations du Mystère divin.

2 Cf. Ibn ’Arabî, Kitâb al-isfâr ‘an natâ’ij al-asfâr. Nous renvoyons à l’édition la plus commode de ce texte :

Le dévoilement des effets du voyage, texte arabe édité, traduit et présenté par Denis Gril, Paris, Éditions de

l’Éclat, 1994, p. 67.

disposer à la foi1. Enfin et surtout la sourate 24, al-nûr (la lumière), dont le verset 35 justifie à lui seul le titre :

« Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. Sa Lumière est à la ressemblance d’une niche où se trouve une lampe ; la lampe est dans un verre ; le verre semblerait un astre étincelant ; la lampe est allumée grâce à un arbre béni, un olivier qui n’est ni de l’orient ni de l’occident, dont l’huile éclairerait même si nul feu ne la touchait. Lumière sur Lumière. Dieu dirige vers sa Lumière qui il veut. »

Nous ne retiendrons ici que deux enseignements de ce verset fameux. Sa densité de sens n’échappera à personne, et chacun comprendra aisément pourquoi il a pu être une sorte de « passage obligé » dans tout exercice d’herméneutique spirituelle du Coran. Le verset soutient que Dieu est Lumière. Il se prononce explicitement sur la nature de la divinité, et la définit comme ce qui se dévoile et irradie la substance de son être. Si Dieu est Lumière, il faut Le concevoir comme une manifestation de Soi infinie, qui confère une réalité lumineuse à tout ce qui bénéficie du rayonnement, c’est-à-dire à toute chose. Ainsi le Tout, l’unité différenciée du réel divin et de l’ensemble des réalités qui procèdent de lui, est « Lumière sur Lumière ». La formule, à première vue énigmatique, peut s’interpréter de la manière suivante : La Lumière divine se communique, pénètre toute chose et la transmue en réalité de lumière. Le Tout est Lumière, présence à déchiffrer de la Lumière divine en la lumière des choses. Le Tout est la superposition indiscernable de faisceaux de lumière, Lumière émise et lumières réfléchies.

Ces quelques remarques permettent de préciser le sens du concept de tajallî ilâhî. Il s’agit d’une activité qui affecte l’être divin dans son intimité, d’une « luminescence opérée en lui-même2 », qui trouve son origine dans une radiation lumineuse excitatrice. Le concept désigne le processus de « différentiation par incandescence croissante3 » qui a lieu à l’intérieur de la divinité. Il veut exprimer une idée paradoxale : la manifestation de Dieu à lui-même a lieu dans et par les êtres créés. Al-tajallî al-ilâhî ne se comprend qu’à poser l’identité du Dieu qui se manifeste et de l’ensemble de la création. Il conduit à proposer une définition nouvelle de la création.

1 Voir, par exemple, Coran 14 : 1.

2 Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, op. cit., p. 144. 3 Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, op. cit., p. 226.

§ 2. La notion de création

La création, bien conçue, exclut aussi bien le mode de représentation émanatiste que le modèle mécaniste. Ce n’est ni une émanation, ni une « projection à distance » qui poserait une réalité extérieure. Ibn ’Arabî la présente comme une « image », un miroir dans lequel Dieu se montre à lui-même. La création est le zohûr ilâhî, l’apparition lumineuse de l’être divin. Elle fait advenir des réalités dont le statut réel doit être envisagé à nouveaux frais : non de simples créatures, étrangères au Créateur, mais des monades d’existence (wujûdât) où Dieu (al-wujûd al-mutlaq : l’existence absolue) se révèle en se donnant à voir. L’être créé est l’être manifeste, ou la forme de manifestation.

Entre Dieu et l’ensemble des réalités qui procèdent de Lui, la relation n’est pas un simple rapport extérieur entre des existants distincts les uns des autres. Elle n’est pas non plus un lien institué au nom d’une décision arbitraire et autoritaire, qui scellerait la domination absolue du Créateur et la soumission, non moins absolue, de la créature. Ibn ’Arabî la conçoit dans les termes d’un besoin essentiel qui affecte les deux parties et rend l’existence de l’une impossible sans l’existence de l’autre. La relation entre le Créateur et la créature n’est ni arbitraire ni contingente. Elle est réciproque et se déploie au gré des multiples faisceaux qui attachent l’être qui se manifeste à l’être qui lui offre un lieu de manifestation1. Henry Corbin parle à juste titre de « situation dialogique ». Il soutient l’idée d’une conspiration du Créateur et de la créature, et affirme qu’il s’agit en vérité d’un « rôle

partagé dans la manifestation de l’être2 ». Si le Créateur octroie l’existence à la créature, celle-ci autorise en retour Sa manifestation, lui permettant ainsi de Se montrer à Lui-même. La relation est donc de co-appartenance, puisque chaque partie exauce le désir secret de l’autre.

Les créatures doivent être comprises comme des tajalliyât, des apparitions infiniment multiples et variées du seul et unique sujet de la révélation (mutajallî). Si l’on peut dire qu’elles procèdent d’un acte créateur, c’est à la condition de concevoir cet acte comme la

1 Ibn ’Arabî parle d’iftiqâr pour désigner la relation entre le Créateur et la créature. Le mot iftiqâr renvoie à

l’idée de « besoin essentiel » et de « pauvreté ontologique ». Pour l’analyse de cette notion d’iftiqâr, voir T. Izutsu, A comparative Study of the key philosophical concepts in Sufism and Taoism, op. cit., p. 137.

production ininterrompue et perpétuelle, sans cesse renouvelée, de tajalliyât. La création n’a ni commencement ni fin. Elle n’est pas, comme le laissent entendre les discours vulgaires et édifiants, le fait d’une « décision » qui correspondrait à un « moment » déterminé de la vie divine. Ibn ’Arabî fait de la création un acte éternel et récurrent, reconduit d’instant en instant. Il la conçoit comme un « mouvement prééternel et continuel par lequel l’être est manifesté à chaque instant sous un revêtement nouveau1 ».

Ibn ’Arabî forge la notion de tajdîd al-khalq2 pour configurer une représentation de la création qui soit compatible avec le concept de tajallî. Là encore, il prétend s’appuyer sur le Livre révélé, quand Dieu s’insurge contre ceux qui pensent la création achevée, et qui ne croient pas en son renouvellement : « Serions-nous fatigué par la première création, pour qu’ils soient dans le doute d’une création nouvelle ?3 ». Si Dieu est tajallî, alors à chaque instant, dans une temporalité pour nous insaisissable qui ne connaît ni antériorité ni postériorité, il fait advenir à l’existence des réalités qui seront son être manifesté.

À chaque instant, le monde est le théâtre de métamorphoses infinies ; c’est une chose évanescente qui se forme au gré d’une création toujours nouvelle4. Les limites de notre perception nous rendent aveugles à ce renouvellement qui, sans cesse, a lieu sous nos yeux. Elles nous rendent incapables d’entrevoir le bourgeonnement infini de l’être. Mais pour qui a l’intuition du tajallî ilâhî, la réalité est un mouvement continu et créateur, un flux ininterrompu d’apparitions où toute disparition est aussitôt conjurée par l’advenue d’une apparition.

La création est un mode d’apparition (zohûr) qui transforme tout existant en une forme de manifestation. Si l’effusion (fayd) faisait couple avec la notion de réceptacle, voire de récipient, le tajallî s’articule au concept de forme. Par forme il faut entendre un phénomène (mazhâr), un lieu prédisposé qui peut accueillir et réfléchir l’apparition divine. Ibn ’Arabî a en vue quelque chose que n’épuise pas le simple mot de forme, une réalité que l’on pourrait plutôt appeler une « forme apparitionnelle », ou une « forme épiphanique ». Il s’agit d’une

1 Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, op. cit., p. 155.

2 Cette idée de renouvellement continuel de la création est clairement formulée dans le chapitre consacré au

Verbe de Moïse.

3 Coran 50 : 14. Cité par H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, op. cit., p. 155. 4 L’idée d’une création toujours renouvelée n’est pas sans évoquer la cosmogonie atomiste des théologiens

ash’arites. Sur cette proximité, voir H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, op. cit., p. 157.

figure préparée pour contenir l’irradiation de l’être divin. Là encore nous voyons le couple

tajallî / sûra, automanifestation / forme, croiser le couple prédisposition / actualisation.

Parler du couple que composent les concepts de tajallî et de forme est, à vrai dire, une manière de s’exprimer inadéquate. Comme le note à juste titre A. E. Affifi1, nos modes d’exposition, quand il s’agit de la pensée d’Ibn ’Arabî, font souvent place à des formules maladroites, qui distinguent des termes qui constituent une réalité une. Ainsi en est-il de l’énoncé ordinaire qui évoque les formes dans lesquelles s’accomplit le tajallî ilâhî. Au pire, il s’agit d’une abstraction qui pose comme distincts l’existence des formes et le processus du tajallî et finit dans ce qui est tout simplement une erreur de lecture : l’idée qu’il y aurait un écart ou une distance, de temps et d’espace, entre le tajallî et les formes qui le recueillent. Au mieux c’est un énoncé redondant, un pur et simple pléonasme. Comment, en effet, un tajallî pourrait-il avoir lieu sans formes, ou dans autre chose qu’une forme ? Il n’y a de tajallî que dans et par des formes.

§ 3. L’unité théophanique

L’unité du tajallî et des formes épiphaniques s’impose d’elle-même. Encore faut-il la comprendre adéquatement, c’est-à-dire saisir la nature du lien qui attache le Dieu qui se manifeste et l’être en lequel il se manifeste. Ibn ’Arabî ne parle pas à ce propos d’ittisâl, de jonction intégrale. Il n’a pas en vue une unification qui briserait toute différence, au point de confondre les deux parties ou de soumettre l’une à l’autre jusqu’à résorption totale de la distance. Il convoque plutôt la notion d’ittihâd, d’unification, pour désigner un processus qui maintient la dualité entre les termes et conjure toute idée d’union hypostatique. Certes, les tajalliyât ne sont pas autre chose que le sujet qui se donne à paraître, al-mutajallî. Mais elles s’en distinguent comme autant d’apparitions évanescentes et multiples qui ne sont jamais tout à fait Celui qui apparaît, comme autant d’images dans un miroir qui ne se confondent pas avec l’être qui se réfléchit dans le miroir. Le mazhar n’est pas Celui qui s’y manifeste, du moins tel qu’il est dans l’absoluité de son essence insondable. La forme de manifestation ne s’identifie pas immédiatement avec celui qui, en elle, se manifeste. Elle

est seulement ce en quoi celui qui se manifeste apparaît et se mire. Le monde n’est pas Dieu, mais une forme apparitionnelle, un signe de la forme de Dieu1.

Le cas du prophète Jésus nous permet de comprendre ce statut de la forme de Dieu. Ibn ’Arabî nous dit que les premiers disciples de Jésus, les Apôtres, ont légué à Muhammad leur « religion » (sharî’a). Muhammad hérite de Jésus. Ibn ’Arabî médite ensuite le mode d’existence de Jésus. Les « seconds adeptes » de Jésus, comme il les nomme – les ascètes chrétiens des premiers siècles du christianisme – ont connu Jésus « par la voie de l’Image » (min tarîq al-mithâl). En effet, explique Ibn ’Arabî, l’existence de Jésus ne ressortit pas à la définition de l’humanité, au sens courant du terme. Cette existence est celle de l’Esprit se révélant en Image, sous la forme d’un homme. Jésus est l’Esprit de Dieu s’offrant à la vue de l’âme par le moyen de l’image. On relèvera, au passage, l’intrépide docétisme de cette christologie. Ibn ’Arabî explique ainsi la présence d’images dans les églises chrétiennes, et le culte que les chrétiens leur vouent, de façon licite, puisque Jésus se connaît par « sa configuration en image ».

Le progrès que Muhammad accomplit consiste à prendre en charge la dimension

cachée de la révélation, celle que l’interdit de l’Image symbolise. Il s’agit de ce qui était

enveloppé, soit la réalité essentielle, la vérité cachée de Dieu, dans la religion de Jésus. Désormais, « nous servons Dieu comme si nous Le voyions », seulement par la voie oblique de l’Imagination (al-khayâl), dans toutes les formes théophaniques, tout en sachant que la dimension cachée de l’essence divine reste impénétrable. Le cas de Jésus est exemplaire. L’interdit biblique de l’Image conduit, paradoxalement, à l’éclosion théophanique ! Jésus nous renvoie à un moment exceptionnel de la théophanie, celui que symbolise l’événement de l’Annonciation. Gabriel annonce à Marie que Jésus sera celui « qui se configure en Image » sous la forme « d’un homme bien conformé ». Jésus est, tout ensemble, la visibilité de l’esprit de Dieu imagée en l’homme, et le retrait de l’essence dans sa visibilité même2.

1 La distinction du monde et de Dieu réactive la distinction de la ténèbre et de la lumière. Rappelons quelques

données qui éclairent ce point. Nous pensons à un hadîth célèbre attribué à Muhammad : « J’ai vu mon Seigneur sous la plus belle des formes. » Ce propos affirme que la théophanie est lumineuse. Pourtant, l’apparition divine n’efface pas la différence qu’il y a entre la création et le Créateur, de même que la nuit et