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De la source scripturaire au sens philosophique de la révélation

2. Le Coran, les images et les arts

Il serait vain de rechercher dans le Coran1 des jugements qui, tels quels, composeraient une doctrine cohérente de l’art. Pas plus qu’il n’y a une « théorie de l’art » dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, il n’y a de préoccupations d’ordre esthétique dans le Livre révélé de l’islam. La chose n’a rien de surprenant. Les textes fondateurs des religions formulent le contenu de la foi et indiquent des pratiques cultuelles ; il n’est pas et il ne peut être de leur ressort de se prononcer sur l’art, ou sur une quelconque activité humaine procédant du développement historique de la communauté qu’ils fondent, et médiatisée par les divers domaines de la civilisation. L’art appartient au monde de la culture2. Il est une expression symbolique de ce monde. La formule serait un simple truisme, si elle ne nous permettait d’opérer une importante distinction. Il nous faut distinguer la révélation proprement dite de l’herméneutique symbolique qui porte sur cette révélation, et dont l’art, comme moment de la culture, exprimera certains effets déterminés. C’est ainsi qu’il faudra considérer l’art islamique pour ce qu’il est : une manifestation de l’Esprit qui trouve librement sa nourriture dans la vie historique et différenciée d’une révélation.

Le Coran offre d’autant moins une théorie de l’art que ne s’y trouve pas formulée une théologie de l’image, pas davantage une doctrine capable d’offrir un fondement scripturaire aux pratiques esthétiques et de rendre possible la constitution d’une théorie de l’art. La situation est bien différente de celle que nous rencontrons dans le christianisme. La littérature patristique des premiers siècles du christianisme a construit une théologie de l’image qui n’a cessé de féconder les pratiques de l’image, jusqu’à ce que voie le jour une philosophie caractérisée par l’abandon de l’icône3. La théologie chrétienne de l’image se fonde principalement sur deux occurrences scripturaires : la formule biblique « Faisons

1 Nous citons le Coran (al-Qur’ân) d’après l’édition dite du Caire et selon la numérotation des versets qu’elle

adopte.

2 Cf. Ernst Cassirer, Zur Logik der Kulturwissenshaften. Traduit de l’allemand par Jean Carro avec la

collaboration de Joël Gaubert : Logique des sciences de la culture. Cinq études, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 145 sq.

3 Raphaël est le principal représentant de cette philosophie nouvelle de l’image. Rappelons la controverse

suscitée par sa Madone Sixtine, au XIXe siècle en Allemagne, qui se nourrit de l’opposition entre deux

schèmes esthétiques, celui qui s’est élaboré dans le giron du néoplatonisme chrétien et qui a ouvert l’ère de l’icône, celui que représente Raphaël et qui veut libérer l’image de toute prétention cultuelle. À l’icône, Raphaël veut substituer le culte de l’œuvre d’art, fondé sur une conception de l’image qui se dissout dans l’imaginaire, qui se justifie de la seule inventivité de l’artiste, et qui s’adresse à l’imagination du spectateur. Sur ce point, voir Hans Belting, Image et culte, traduction française de Frank Muller, Paris, Éditions du Cerf, 1998, pp. 645-659.

l’homme à notre image et à notre ressemblance1 », la présentation paulinienne du Christ comme « l’image du Dieu invisible2 ». De telles formules qui lient si intimement l’image, la création de l’homme et la nature du Verbe incarné sont absentes du Coran ; elles n’y ont pas d’équivalent. Nous trouvons, dans le Coran, une tout autre conception de l’homme et de la prophétie.

Dieu ne fait pas Adam à Son image ni à Sa ressemblance ; il le crée, nous dit le Coran, d’une « argile tirée d’une boue malléable », le « forme » ou le « modèle3 », et « insuffle en lui de son Esprit », « de son souffle de vie ». Les versets qui portent sur la création d’Adam ont cette propriété commune de mettre l’accent sur l’excellence de l’activité divine, sur l’œuvre d’un Artisan prodigieux4 capable de transformer la matière la plus vile et la plus impropre au façonnement en une figure harmonieuse. Leur intention est de valoriser l’habileté créatrice de Dieu, qui met en forme toute chose selon sa volonté, qui configure un être sensible à partir d’un modèle intelligible5 sans éprouver aucune des résistances de la

matière. Relever, ainsi, ce qui nous semble être l’inflexion significative de ces versets ne remet pas en question l’affirmation coranique de la dignité de l’homme, dont témoigne l’injonction faite aux anges de se prosterner devant Adam (Coran 20 : 115). Mais nous pensons que cette dignité ne saurait se concevoir sans le pouvoir divin de destituer de leur rang certains êtres d’un rang supérieur – les anges – et de les obliger à faire allégeance à un mortel façonné à partir d’une boue fétide. La dignité de l’homme, qui est bien réelle, ne dépend que de la puissance de Dieu. L’élection d’Adam au rang de « khalife de Dieu sur sa terre » (Coran 2 : 30) ne provient pas de ce qu’il serait « à l’image » du Créateur, mais

1 Gn 1.26. 2 Col 1.15.

3 Coran 15 : 28-29. « Et lorsque ton Seigneur dit aux anges : "Je suis en train de créer un homme d’une argile

tirée d’une boue malléable, quand je l’aurai modelé et aurai insufflé en lui de mon Esprit, tombez devant lui prosternés" ». Nous traduisons par modeler le verbe sawwaya qui signifie égaliser, rendre droit et régulier, rendre bien proportionné ou harmonieux. Ce mot relève de l’activité artisanale, aussi bien de la couture que de la poterie. Il désigne le fait de façonner une forme à partir d’une matière très malléable, de gommer les aspérités ou les parties qui dépassent.

4 Voir Coran 77 : 23. Dieu dit au sujet de Lui-même : « Quel excellent ouvrier Nous sommes ».

5 Le mot sûra, qui signifie en toute rigueur forme, recoupe aussi les sens contenus dans la notion d’image.

Dans le Coran, le substantif sûra est certes convoqué (voir notamment en 40 : 64 ; 64 : 3 ; 82 : 8). Mais c’est la forme verbale qui est le plus souvent sollicitée, pour signifier la capacité qui revient à Dieu de créer, de façonner toute réalité. Dieu a composé l’homme, « dans les matrices », « dans la forme qu’il a voulue » (Coran 3 : 6). L’expression renvoie au pouvoir divin de façonner un être à partir d’un simple décret, de donner forme à quelque chose qui est simplement voulu et conçu dans l’esprit divin. Sur cette activité divine de façonnement et de don des formes, voir aussi Coran 7 : 11. Voir le nom divin al-musawwir, le Donateur des formes ou Formateur, en 59 : 24.

d’une décision et d’un ordre si impérieux qu’ils déroutent1 et déjouent les hiérarchies du monde de la création.

Les commentateurs du Coran s’accordent à distinguer les significations de deux affirmations contenues dans le récit coranique de la création de l’homme : l’ordre donné aux anges de se soumettre à Adam et l’insufflation de l’Esprit (Coran 15 : 29 ; 32 : 9 ; 38 : 72). Cette distinction nous permet de comprendre la manière dont le Coran établit un lien entre l’invisible divin (al-ghayb) et l’être sensible, visible qu’est l’homme. Rappelons que l’insufflation de l’Esprit ne concerne pas seulement Adam. Jésus, fait « à l’image d’Adam2 », est né de l’insufflation de l’Esprit en Marie (Coran 19 : 17 ; 21 : 91 ; 66 : 12). Dieu souffle de son Esprit en Marie et en son Fils, manière pour le Coran d’indiquer la singularité de la personne de Jésus et de poser en ses termes propres la question de sa nature spécifique. Jésus est « un Esprit procédant de Lui [Dieu] » (rûhun min-hu). Il est la Parole (kalima) divine projetée en Marie (Coran 4 : 171). Pas plus que Muhammad n’est l’image de Dieu, quoique l’Esprit descende sur son cœur (Coran 26 : 193), Jésus n’est « l’image du Dieu invisible ». Il est ce prophète élu qui porte l’Esprit, le souffle chargé de l’ordre divin. À la théorie du Verbe incarné, le Coran préfère une doctrine de la prophétie qui fait l’économie d’une doctrine théologique de l’image et qui repose tout entière sur l’idée de médiation, de communication du Verbe selon un cycle et une histoire. À la théologie de l’image, le Livre révélé oppose une théologie de l’insufflation du Verbe et une prophétologie capables d’instaurer, en toute cohérence, l’articulation de l’invisible et du visible.

L’image n’est pas l’affaire du Coran. Elle n’est pas non plus l’affaire des différents courants de la théologie islamique. Aucune des occurrences du terme arabe mathal, ou des cent quarante-neuf occurrences de termes dérivés de la racine m-th-l dans le Coran, ne permet aux théologiens d’attester un interdit coranique de l’image, ou de soutenir l’idée que le Coran réprouve la représentation figurative.

Une certaine tradition juridique de l’islam affirmera l’existence d’interdits qui ne se trouvent pas littéralement dans le Livre révélé. En revanche, ce qui se rencontre sans conteste dans le Coran, et qui concerne notre propos, c’est une critique sévère de l’idolâtrie,

1 La déroute conduit Iblîs à la révolte contre l’ordre divin. Il refuse de se prosterner devant un mortel fait

d’argile, lui qui est immortel et composé d’une matière noble, le feu. Voir notamment Coran 15 : 33.

une méfiance pleine d’austérité à l’endroit des pratiques humaines d’enjolivement et d’embellissement, et un traitement négatif de cet art qui, dans la culture arabe préislamique, occupait une place centrale : la poésie. Le Coran instruit le procès de l’idolâtrie, opposée à la foi monothéiste dont Abraham, tournant sa face vers le Créateur des cieux et de la terre en vrai croyant (hanîfan), est l’exemple parfait (Coran 6 : 79). Nous montrerons, dans la troisième partie du présent travail, que cette problématique diffère de celle que le christianisme instruisit, dans le conflit entre iconoclasme et iconostase, et nous nous interrogerons sur les rapports historiques ou transhistoriques des traitements respectifs de la question de l’image dans les religions monothéistes.

§ 2. La condamnation coranique du culte des idoles

En de nombreux versets, le Coran formule une condamnation des images : non des images comme telles, plutôt des images qui sont investies d’une fonction rituelle et auxquelles on voue un culte1. Il prive de toute autorité et de tout pouvoir les idoles. Mais il ne se préoccupe pas des images en général. La révélation muhammadienne construit un concept rigoureux de l’idolâtrie. Par ce concept, elle désigne l’ensemble des comportements religieux qui témoignent d’une vénération pour un certain type d’images, celles qui sont conçues et offertes au regard comme la présence objectale d’une divinité.

Deux références historiques donnent un contenu concret à la condamnation coranique de l’idolâtrie : le culte des images que pratiquent les arabes à l’époque de la Jâhiliyya, les pratiques de prosternation devant des « statues » qu’Abraham2 n’a eu de cesse de combattre en son temps dans son propre peuple3. Si l’on prête quelque attention au vocabulaire coranique qui sert à prononcer cette condamnation, on s’aperçoit qu’il ne recoupe pas exactement le lexique de l’image. Quatre mots arabes servent à désigner les idoles : les statues érigées ou images gravées dans des socles érigés (ansâb, pl. de nusb, de la racine

1 Cf. Robert Roberts, The Social Laws of the Qoran, London, [1925], Curzon Press Ltd, 5e ed., 1980, p. 116. 2 Cf. Coran 21 : 53-67.

3 L’historiographie musulmane a développé ce thème. Ainsi Abû l-Fath al-Shahrastânî, dans son Livre des

religions et des sectes, met-il en scène Abraham, détruisant en acte les idoles après avoir réfuté les doctrines

des « adeptes des représentations ». Cf. Livre des religions et des sectes [Kitâb al-milal wa l-nihal], traduction avec introduction et notes par Jean Jolivet et Guy Monnot, t. 2, Louvain, Peeters / Unesco, 1993, pp. 162- 164.

qui donne le verbe nasaba, ériger), les images gravées (awthân, pl. de wathan), les idoles au sens précis d’images de divinités (asnâm, pl. de sanam), et les portraits (tamâthîl, pl. de

tamthîl, nom d’action signifiant : faire un semblable, opérer une mimesis)1. Les deux premiers figurent dans les versets qui stigmatisent les pratiques religieuses arabes antéislamiques2. Ils désignent des objets de vénération qui ne possèdent aucune fonction de représentation, qui ne sont pas à proprement parler des images3.

Pour saisir l’intention exacte du Coran à l’endroit de l’idolâtrie, il faut envisager les sens respectifs des termes arabes que nous venons de citer.

Le mot nusb (au pluriel ansâb) ne désigne rien d’autre que « quelque chose de dressé » ou « ce qui s’élève droit devant ». En le traduisant par les mots français bétyle (Jacques Berque) ou stèle, on restitue bien l’idée d’un objet érigé, auquel un culte est adressé. Les Arabes païens honoraient les ansâb qui étaient des pierres dressées sur lesquelles on versait le sang des sacrifices.

Le mot wuthun (au pluriel awthân) tire son sens de la forme prise par le polythéisme à l’époque de Muhammad. Il s’agit d’une pierre, d’un rocher, d’un bloc erratique, ou de tout autre élément rencontré dans la nature, qui fait l’objet d’un « culte sans temple, sans liturgie, sans hiérarchie proprement dite4 ». C’est la divinité objectale que vénère le peuple fruste d’Arabie.

Seul le mot tamâthîl (au singulier, tamthîl) – convoqué dans le verset sur Abraham et que tous les traducteurs considèrent comme l’équivalent du français statues – a quelque accointance avec le champ lexical de l’image, en ce qu’il désigne une représentation figurée et suggère l’idée de ressemblance. Le mot tamthîl apparaît, en outre, dans des formules

1 Ce dernier mot, qui exprime la notion de tamthîl, est loin d’avoir pour seul sens « idole ». Nous aurons

l’occasion, dans la suite de notre travail, d’explorer d’autres sens, plus adéquats à notre intention philosophique. Le mot al-tamthîl (pl. al-tamâthîl) désigne littéralement l’action de dépeindre, de produire une similitude, un semblable.

2 Voir notamment Coran 5 : 92 : « Les boissons fermentées, le jeu de maysir, les pierres dressées (ansâb) et

les flèches divinatoires sont seulement une souillure procédant de l’œuvre du Démon. Évitez-la ! Peut-être serez-vous bienheureux. » Voir aussi Coran 22 : 31 : « Évitez la souillure des idoles (awthân). »

3 Ici encore, Shahrastânî nous éclaire, lorsqu’il oppose les « idolâtres » (’abadat al-asnâm wa l-awthân) au

second groupe des Gens du Livre, ceux qui ont pour qibla la Mekke (les Musulmans), de même que les « incroyants » (kâfirûn) étaient les adversaires du premier groupe (les Juifs et les Chrétiens) qui avaient pour qibla le Temple de Jérusalem. Cf. Livre des religions et des sectes, t. 1, traduction avec introduction et notes par Daniel Gimaret et Guy Monnot, Louvain, Peeters / Unesco, 1986, p. 592.

4 H. Lammens, « L’attitude de l’Islam primitif en face des arts figurés », Journal asiatique, n° 6 (1915), p.

typiques qui expriment la notion capitale de l’assimilation de Dieu à une représentation ou à un étant doué d’une noblesse apparente.

Quant au mot asnâm (au singulier sanam), son sens est assez flou. Al-sanam peut désigner un parfum1. Il apparaît aussi massivement dans les versets consacrés à Abraham2 et sert à nommer toute divinité réduite à un objet, que cet objet ait la forme d’un être humain ou qu’il soit fait de bois, d’or ou d’argent.

La critique des idoles et des divinités objectales, c’est-à-dire des objets que l’imagination idolâtre et divinise, n’a rien d’une condamnation théologique de l’image. Elle doit plutôt être comprise comme une pièce maîtresse du dispositif du taqaddus (sanctification de Dieu, attestation de sa transcendance et de son exception) que déploie le Coran, tout occupé qu’il est à prévenir les hommes contre les mirages d’une présence sensible de la divinité et à affermir en eux une foi monothéiste qui ne supporte aucune transaction avec l’associationnisme (tashbîh). L’intention qui affleure dans les mots et les versets que nous venons d’évoquer est claire : il s’agit de faire pièce à l’associationnisme, à toute conception du divin qui conduirait à se le représenter sous les traits d’une réalité sensible, sous la forme d’un être matériel. À la conception arabe antéislamique qui voudrait que Dieu ait une consistance objectale et qu’il soit immédiatement présent et offert à l’homme, le Coran substitue une autre décision, fondée sur un Dieu dont l’éloignement est au plus lointain (tanzîh), un Dieu dont on fait le pôle de son orientation (sa qibla) mais qu’on ne saurait voir ou rencontrer en un lieu où serait plantée une pierre sacrée (mansib)3.

Les spécialistes de l’art musulman ont coutume de parler de l’aniconisme de l’islam primitif. Ainsi désignent-ils un trait culturel caractéristique : l’absence ou l’ignorance des pratiques figuratives chez les Arabes de l’anté-islam et des premiers temps de l’islam. Renouvelant un lieu commun de l’ethnologie traditionnelle, certains font de l’aniconisme un trait commun à l’ensemble des peuples sémitiques4. Parler d’aniconisme a le mérite de mettre en lumière ce qui est une simple indifférence de l’islam des origines à l’endroit des

1 Cf. J. Penrice, A Dictionary and Glossary of the Korân, London, [1873], Curzon Press Ltd., reprint., 1979,

p. 86.

2 Voir, par exemple, Coran 26 : 71. Le mot apparaît aussi pour décrire les comportements religieux du peuple

que rencontre Moïse et les siens une fois passée la Mer Rouge. Voir Coran 7 : 134.

3 Cf. Dominique Clevenot, Une esthétique du voile. Essai sur l’art arabo-islamique, Paris, L’Harmattan,

1994, p. 80.

4 Le premier à avoir ainsi opposé l’islam aux cultures caractérisées par un culte totémique est Louis

Massignon, discutant Van Gennep et Frazer. Voir L. Massignon, « Le rôle des études totémiques en islamologie », Revue du Monde musulman, XLIV-XLV, avril-juin 1921, pp. 1-16.

images. Cela permet de contester l’affirmation courante qui veut que l’islam ait imposé, dès ses débuts, une iconophobie massive. Cela ouvre surtout une perspective historique, qui présente la position islamique à l’endroit des images comme un résultat qui a nécessité de multiples médiations.

L’attitude islamique à l’égard des images est le résultat d’une lente constitution, et non un donné primitif. L’islam n’a pu soutenir une position consciente et militante à propos de la figuration qu’au gré de son évolution politique et de son expansion géographique, dès lors qu’il fut au contact de cultures faisant montre de pratiques iconophiles et qu’il lui fallut se situer par rapport à elles, en se prononçant sur la question de l’image. C’est seulement comme effet d’un mouvement historique, sous la pression de paramètres politiques, dans une situation marquée par le déséquilibre entre les différents discours d’autorité existant au sein de la communauté, et sous l’emprise de préoccupations idéologiques nées des circonstances, que l’aniconisme primitif de l’islam a pu se transformer en iconophobie, voire prendre la forme de l’iconoclasme1.

§ 3. Le pouvoir de créer, prérogative divine

Cette mise en perspective nous permet d’éviter tout irénisme. Elle nous invite à reconnaître les tensions et les conflits internes à l’islam, les affrontements qui ont cours entre les différents traitements islamiques de l’image. Elle ne prétend nullement supprimer ou diminuer ce qui s’impose à tout lecteur du Coran comme une évidence : la méfiance extrême de la prophétie à l’égard de la figuration et de la prétention humaine à créer des formes, une austérité morale qui jette un regard de soupçon sur toutes les activités artistiques et esthétiques.

Si nous affinons notre analyse, nous constatons que le traitement coranique de l’image est double et que le rejet de l’idolâtrie n’en est qu’un aspect. L’autre, non moins important, repose sur une compréhension de la figuration qui l’interprète comme le signe d’un pouvoir

1 Nous renvoyons, à titre d’exemple significatif, aux forfaits du Calife Omeyyade Yazîd II qui, en 721,

promulgua un édit imposant la destruction de toutes les images présentes en un lieu de culte, en l’occurrence dans les églises appartenant aux provinces qu’il gouvernait. Voir André Grabar, L’iconoclasme byzantin. Le

créateur. Ce pouvoir se fonde sur la conception plus générale de la création que propose le Coran. La révélation muhammadienne construit un concept rigoureux de la création, qui est le pouvoir exclusif de Dieu et, par décision divine et élection, un pouvoir dérivé et prophétique1. La racine arabe kh-l-q2 produit une première forme verbale, khalaqa, que nous traduisons par créer. Ce verbe d’action désigne un attribut de Dieu, le pouvoir de faire