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Chapitre 1 : Un état de la recherche

A. L’expression des émotions et/ou attitudes :

S’agissant de la mise en évidence d’un lien entre la forme prosodique et l’interprétation, une partie non négligeable des études a choisi de s’intéresser à l’expression des émotions et/ou des attitudes. Il s’agit en effet pour leurs auteurs de caractériser prosodiquement la manière dont ces dernières sont exprimées dans le discours16à l’aide de l’intonation.

Le nombre des émotions analysées est variable d’une étude à une autre, mais nous retrouvons systématiquement les mêmes émotions basiques que sont la colère, la joie, la peur ou la tristesse, comme le montrent par exemple les travaux de P. Léon (1993). Il oppose ainsi plusieurs émotions différentes à l’aide de l’analyse de divers paramètres prosodiques tels que la fréquence fondamentale, la forme du contour mélodique, l’intensité ou les écarts de valeur, ainsi que la durée de l’énoncé :

« chacun de nous fait, sans arrêt, un tri dans les multiples options que nous offrent les signes du code sonore, tant dans le répertoire phonématique (voyelles et consonnes) que prosodique (accentuation, intonation, pauses etc.). » (p. 8).

A.1. Les travaux de Fónagy :

Fónagy (1983), dont les travaux ont inspiré ceux de P. Léon, traite du même sujet dans La vive voix. Il caractérise par exemple l’expression de la haine, de la tendresse, de la joie, de la plainte, de l’ironie ou encore de la colère à l’aide de multiples paramètres prosodiques tels que le coup de glotte, l’allongement des voyelles, l’angularité des courbes ou la valeur des formants. La majeure partie de ses travaux s’applique à la langue hongroise et porte sur du discours non spontané. Il existe selon lui un phénomène d’homonymie mélodique (une même

16 L’unité étudiée peut avoir une longueur variable en fonction des théories mais demeure généralement supérieure à celle de l’unité lexicale.

courbe pour deux émotions différentes) qui peut être source d’une mauvaise interprétation du message affectif. Il traite également de la synonymie mélodique (deux courbes différentes pour une même émotion). Fónagy (2003) aborde à nouveau de ce thème ultérieurement en précisant que :

« L’expression vocale comprend deux facteurs distincts : le jeu des organes articulatoires, d’une part, et les traits prosodiques (débit, accent, intonation), d’autre part. » (p. 16).

Il précise qu’il est alors nécessaire d’éliminer les informations supra-glottiques en raison du fait que les auditeurs ne perçoivent que les variations mélodiques et le débit de la parole. Cette idée n’est pas partagée par certains auteurs comme Gendrot (2004) par exemple qui considèrent pour sa part que la qualité de la voix est une limite à l’analyse prosodique, car elle joue un rôle dans l’expression du discours. Il estime en effet qu’il est nécessaire de prendre en compte la phonation. Les travaux de Ní Chasaide (2004) vont également dans ce sens. Dans son article, elle présente une discussion sur le rôle de la qualité de la voix en prosodie. Ainsi, les qualités de voix impliquent des fonctions linguistiques et paralinguistiques, et sont corrélées à différents affects tels que l’ennui ou la confidence. L’étude prend en compte les paramètres glottaux, très difficile à mesurer. La qualité de la voix permet selon l’auteur de distinguer des émotions opposées, apportant en outre une meilleure discrimination des émotions si on l’étudie en lien avec la fréquence fondamentale.

Fónagy (1983) émet les considérations suivantes quant à l’analyse sémantique et à la prosodie de enfin:

« Le mot enfin peut constituer à lui seul un énoncé monolithique […]. En réalité, il constitue différents énoncés exprimant soit (1) le soulagement après une longue attente (Enfin !), soit (2) l’hésitation (Enfin…), soit (3) une réserve («Enfin!…que voulez-vous, il faut se faire une raison »), soit (4) une réprobation énergique (Enfin!!). Le même mot, la même séquence de phonèmes / !f"!/sera prononcé de « différentes manières » pour exprimer différentes attitudes et suggérer des situations différentes. Ces précisions, qui font de la phrase Enfin quatre énoncés concrets distincts sont surtout dues aux modulations prosodiques de la séquence / !f"!/ : déplacement de l’accent qui frappe normalement la deuxième syllabe dans la variante (2) et (3), la première de la variante (1) et (4), changements des rapports de durée

(allongement de la finale dans la variante (2)) et aux modifications de la courbe mélodique. » (p. 11)

Outre le fait que Fónagy propose une discrimination prosodique lexicale de quatre emplois de enfin, il est très intéressant de noter la ponctuation à laquelle il a recours afin de tenter de transmettre à l’écrit l’intonation avec laquelle ces occurrences sont réalisées. Cette nécessité témoigne de la conscience que le locuteur a naturellement des nuances intonatives existant dès lors que l’on exprime un emploi particulier de enfin. Les emplois les moins pragmatiques de ce connecteur, tels que la reformulation ou la synthèse ne figurent pas dans son analyse.

A.2. Les travaux de Wichmann :

Wichmann (2002) s’intéresse à ce qu’elle nomme l’intonation attitudinale et le processus inférentiel. Elle explique que le sens est en partie perçu par la coloration de la voix et aussi par l’usage stratégique des patterns prosodiques. Les deux paramètres sont utilisés dans le processus d’interprétation. Le processus d’interprétation utilise de multiples indices, la prosodie étant un indice parmi d’autres tels que l’acte de discours, l’évènement, les participants… L’auteur précise que le signal acoustique renseigne sur l’état physiologique et cognitif du locuteur, ainsi que sur son comportement. Les significations prosodiques peuvent également refléter de quelle manière un énoncé est relié aux autres. La prosodie permet ainsi à l’auditeur de percevoir de quelle façon le locuteur agit ou bien le processus d’interprétation permettant de mener à la perception, ce phénomène demeurant inconscient. Le signal transmis par le locuteur peut être involontaire ou intentionnel. Il est à noter que la présence mais également l’absence d’éléments prosodiques contribuent à la perception du message. Il existe une importance du choix d’éléments négatifs, aussi, le non-marqué ne doit-il pas être négligé au cours de l’analyse. L’auteur conclut sur le fait que l’étude de la signification affective ne peut se réduire aux seuls paramètres phonétiques globaux.

A.3. Les travaux de Mozziconacci :

Mozziconacci (2002) oriente ses travaux sur le rapport entre la prosodie et les émotions. Elle stipule que les indices prosodiques donnent des informations sociolinguistiques, sur le point de vue du locuteur, ses émotions et attitudes face au sujet, à l’interlocuteur ou à la situation, les émotions pouvant être combinées. Elle attribue une place fondamentale à l’observation du

contour afin de déterminer l’émotion perçue. Les variations intonatives peuvent avoir des fonctions à la fois linguistiques et paralinguistiques. Elle ajoute que les phénomènes paralinguistiques non vocaux sont importants dans l’analyse.

B. La phonopragmatique:

Rittaud-Hutinet (1995) consacre ses recherches à la phonopragmatique17. Sa théorie est fondée sur ce qu’elle nomme des signes vocaux (Svoc). Ces derniers peuvent exprimer les goûts, jugements et opinions de l’énonciateur. Prenant pour thèse que certaines formes sonores « font sens », elle conclut à l’existence d’une relation entre un signifiant vocal et un signifié pragmatique, dont elle tente de mettre au jour une certaine régularité. Elle définit les Svoc comme des unités signifiantes dans la couche vocale de l’énonciation, se trouvant du côté de l’implicite du discours :

« Les signes vocaux sont des auto-segments. Leur dimension discursive n’est donc pas absolument conditionnée par le découpage des unités lexicales et leurs limites sémantiques, ni par la structuration syntaxique des phrases non plus que par les unités phonologiques/combinatoires. » (p. 12).

Elle prend en compte la synonymie des Svoc, leur effet par rapport au contexte et vise à en établir un lexique ainsi qu’une grammaire. Ils sont alors organisés en un système régi par des règles. Les interprétations fournies sont du type :

# l’énonciateur ne veut plus rien dire d’autre sur le thème en cours

# le locuteur tente de rassurer le récepteur

# l’énonciateur comprend ce que dit son interlocuteur

# l’énonciateur marque une implication personnelle forte

A l’instar de Wichmann, elle émet une distinction entre les variations impressives (non contrôlées) et expressives (volontaires). Le signifiant vocal est le résultat de l’association de traits qui peuvent être simultanés ou successifs tels que par exemple la labialisation ou l’allongement. Elle prend en compte dans son analyse les paramètres suivants :

# la forme de la courbe intonative # le registre de Fo # l’intensité # l’accent tonique # le débit # la pause # le dévoisement # le coup de glotte # l’allongement vocalique

et stipule l’existence de contraintes à l’intérieur du système et de conflits possibles. Le Svoc peut être employé pour exprimer les actes suivants :

# gérer les tours de parole

# agir sur l’autre (se dépêcher, calmer, forcer le consensus)

# exprimer la position du locuteur par rapport à son message et à celui des autres (colère, connivence, réprobation, surprise, implication personnelle)

# donner des justifications anticipées

# réorienter/détourner/contredire le sens d’un énoncé

# changer le thème

Le Svoc peut s’étendre de la syllabe à plusieurs groupes rythmiques. Il est présent soit sur une partie de l’énoncé soit sur l’énoncé dans son intégralité. Par ailleurs, il peut être continu ou discontinu. Outre le fait de pouvoir combiner eux-mêmes différents paramètres, les Svoc peuvent être embrassés ou croisés. Notons que l’auteur fonde ses recherches sur un corpus d’enregistrements de conversations en français spontané.