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L’explosion, vecteur d’une expérience polysensorielle

Dans le document La performance, encore (Page 157-161)

En 1982, Cripps publie dans Th e Performance Magazine une « partition » de « musique pour fusées » (« music for rockets »), conçue dans le cadre d’un projet de pièce sur cassette audio composée d’« une série d’expériences avec des engins pyrotechniques comme source d’énergie pour créer des sons 30 ». Les notes de l’artiste accompagnant le dessin/

partition insistent sur sa propre mise en retrait du processus de création, renvoyant à cette posture de simple activateur de l’outil chargé de générer la forme déjà présente dans ses performances :

… une fois activés les engins pyrotechniques produisent des sons en conjonction avec les matériaux sélectionnés [des cymbales fi xées au mur ou du fi l élastique que les fusées mettent en tension] sans intervention […]. Les engins pyrotechniques créent leur propre musique 31.

26 « Th e amazing beauty in destruction and in explosives is in the forms which you’re creating in the transformation of materials ». Ivor Davies en conversation avec Heike Roms, CA Live Weekends: Futures

& Pasts, enregistrement vidéo sur DVD, Londres, British Library sound archives, cote C1408/5.

27 Auto-Destructive Art, Machine Art, Auto Creative Art, troisième manifeste de Gustav Metzger, 23 juin 1961, réf. cit.

28 Jane England en conversation avec l’auteure, 2 juillet 2014.

29 Voir note 10 du présent article.

30 « … a series of experiments with pyrotechnics as the power source for creating sounds. » Stephen Cripps,

« Documentation/Score », Th e Performance Magazine, no 15, janv.-fév. 1982, p. 29.

31 « … once activated the pyrotechnics produce sounds in conjunction with the selected materials without intervention […]. Pyrotechnics create their own music. » Ibid.

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Cette pièce, en l’isolant, met en exergue la place que confère Cripps à la recherche sonore au sein de sa démarche créative : elle s’affi rme non pas comme simple accompa-gnement d’un phénomène visuel – ni même comme sa corollaire – mais bien comme moyen d’expression en soi. De plus, le choix délibéré de désigner l’œuvre sous le terme de « pièce musicale » montre combien le projet revendique pleinement son appartenance à la musique en tant que discipline.

Dès ses débuts, Cripps incorpore de manière récurrente des éléments sonores à son travail plastique. Ce sont les bruits de fonctionnement des assemblages motorisés ou activés par les spectateurs, mais surtout les enregistrements de sons récoltés dans l’espace urbain ou le monde industriel qu’il intègre à nombre de ses sculptures. Qu’ils appartiennent au domaine auditif ou visuel, les éléments de ces compositions relèvent donc tous de l’objet trouvé. Ils explicitent une reconnaissance de la valeur esthétique de fragments du réel (qu’il s’agit de « réévaluer 32 ») et revendiquent une défi nition de la musique élargie à tout élément de nature sonore et de l’art à l’inclusion du non-art. La « partition » que Cripps réalise pour Halo Lines témoigne, elle aussi, d’une compréhension très large de ce que peut être la musique. Aux côtés de gongs joués par des explosions ou de blocs chinois (temple blocs), sont ainsi listés sous l’intitulé d’« extrait musical », des rasoirs électriques, des essoreuses à tambour ou un ventilateur. En 1976 déjà, Cripps exprime cette conception ouverte de la musique dans un entretien publié dans la revue interdisciplinaire Musics. Interrogé sur les instruments dont il joue, il répond  notamment : « allumer la télé, conduire une voiture 33 ». Dès ces premières œuvres, que l’artiste considère lui-même comme autant musicales que sculpturales 34, le son n’est donc pas seulement utilisé comme un matériau nouveau supplémentaire pour la sculpture mais s’inscrit dans une réfl exion à part entière sur la possibilité de faire autrement de la musique et d’en ouvrir la défi nition.

Les contextes de monstration – et donc de réception – du travail de l’artiste confi rment cette analyse de Jeni Walwin selon laquelle Cripps a autant contribué au développement de la musique expérimentale de l’époque qu’à celui de l’art de la performance 35. Exposé dans des lieux consacrés aux arts visuels et chroniqué dans des revues d’art, son travail soulève aussi très tôt l’intérêt du milieu musical.

L’entretien réalisé en 1976 dans Musics par le musicien expérimental Paul Burwell, suite à une exposition d’assemblages de Cripps, est la première publication qui, à notre

32 Stephen Cripps dans Paul Burwell, « Stephen Cripps » [entretien], Musics, no 8, juil. 1976, p. 22.

33 Ibid.

34 D’après Andrea Hill, « Stephen Cripps at ACME, Maedée Duprès at the Battersea Arts Centre, William Henderson at AIR », Artstcribe, no 12, juin 1978, p. 54-55.

35 Jeni Walwin, « Volatile Materials in Image Making. Th e appeal of fi re and explosives in the 20th and 21st century, using the work of Stephen Cripps as a point of circulation », Performance Research, vol. 18, no 1, fév. 2013, p. 149.

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connaissance, lui ait été consacrée. Puis, dès 1977, il est invité à présenter son travail dans des lieux et festivals dédiés à la musique d’avant-garde 36, tandis qu’il collabore de plus en plus fréquemment avec des musiciens à partir de 1978. Parmi ces collabo-rations, il réalise en 1980 avec cinq musiciens et artistes plasticiens une pièce dont le titre fait référence au fameux happening de Joseph Beuys. How to Explain Music to a Dead Critic [Comment expliquer la musique à un critique mort] consiste en une

« exploration acoustique à partir de principes simples et de matériaux ordinaires 37 » et donne lieu à une improvisation avec les instruments les plus improbables, tels qu’une paille et un ballon, celui-ci servant de réservoir d’air dont la manipulation permet de produire un ensemble de modulations sonores.

Le travail en collaboration est, au côté de l’intégration au sein d’une même œuvre d’éléments se référant à diff érentes disciplines, une autre stratégie pour la pluri ou l’interdisciplinarité. A priori, la pièce réalisée en 1978 avec David Toop et Paul Burwell pendant laquelle Cripps fait exploser son train électrique répond à un tel principe : les deux musiciens et l’artiste plasticien montrent chacun leur travail de manière indépendante. Cependant, une explication ultérieure de l’œuvre par Toop permet d’envisager un autre niveau de lecture. Faisant référence à l’explosion beaucoup plus importante que prévue provoquée par erreur par Cripps à cette occasion, il explique en eff et :

Alors que je jouais avec des fl ûtes dans l’eau, et que Paul Burwell frappait sur des gongs birmans rotatifs, j’ai ressenti l’impact comme un moment paroxystique qui condensait l’essence de tout ce que nous cherchions à saisir : l’impact viscéral du son comme aéroglyphe, le mouvement sculptural des vibrations […] 38.

Toop présente ces trois activités comme participant d’une même recherche sur la nature physique du son : une préoccupation qui traverse les travaux des trois protagonistes et qui est ici explorée par le biais de procédés diff érents, dont celui de Cripps employant un vocabulaire visuel de matière en transformation. La référence à une tridimensionnalité tangible (« le mouvement sculptural des vibrations ») et à une réception au niveau sinon visuel (« aéroglyphe », c’est-à-dire gravure dans l’air), du moins tactile, suppose l’appréciation du son dans un (des) registre(s) sensoriel(s)

36 En 1977, il est invité au Festival International de Musique d’Avant-Garde, à Gand (Belgique), tandis qu’à partir de 1978, il crée nombre de ses performances au London Musicians Collective.

37 « … exploration of acoustic sound from simple principles and basic materials ». Anne Bean dans un email envoyé à l’auteure, 23 décembre 2014. How to Explain Music to a Dead Critic, performance réalisée le 29 novembre 1980 au London Musicans Collective, par Anne Bean, Paul Burwell, Stephen Cripps, Max Eastley, Sylvia Hallett et Sarah Hopkins.

38 « Playing fl utes into water, with Paul Burwell striking Burmese spinning gongs, I felt the impact as a climactic moment which distilled the essence of all that we were grasping for: the visceral impact of sound as airoglyph, the sculptural movement of vibrations […]. » David Toop dans Jonathan Harvey (dir.), Stephen Cripps:

pyrotechnic sculptor. A Monograph, op. cit., p. 44.

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diff érent(s) de l’ouïe seule. Une approche que Cripps exprime dès l’année précédente en écrivant en lettres capitales au bas d’un dessin : « SON : PHYSIQUE – ONDES TANGIBLES VISIBLES 39 ». Cette formule dit une volonté de considérer comme point de départ à son travail sur le son, les propriétés physiques de ce matériau 40. C’est en les invoquant que Cripps fait sortir le son de la seule sphère de l’audition et envisage sa réception dans d’autres domaines sensoriels. Le discours que soutient cet énoncé de Cripps, ainsi que l’œuvre collaborative avec Toop et Burwell, reposent donc sur l’idée d’un débordement possible, au niveau de leurs spécifi cités matérielles et de leur impact sensoriel, d’un champ artistique dans un autre, selon un principe pleinement transdisciplinaire.

L’explosion, en même temps qu’un générateur d’« image visuelle changeante 41 », apparaît comme un moyen privilégié pour révéler cette double dimension « tangible » et « visible » du son par le biais de l’onde de choc. La description que Cripps fait de sa performance réalisée avec Paul Burwell en 1979 au Museum of Modern Art d’Oxford, au milieu d’une exposition de tableaux de Jackson Pollock, insiste sur l’importance de ce phénomène en tant qu’outil pour jouer les instruments (une manière de rendre le son visible, en l’utilisant pour appliquer un mouvement aux objets) mais aussi pour sa capacité d’impact au niveau tactile, voire viscéral, sur les spectateurs :

… une grosse explosion dans la pièce – les ondes de choc sont ressenties, les oreilles commencent à sonner. De plus petits explosifs envoient des ondes de choc sur des gongs, produisant une nouvelle superposition de tons. […] À l’intérieur comme à l’extérieur, les gens ressentent l’onde de choc – le bourdonnement dans les oreilles et les sons produits par les gongs se perçoivent ensemble – ils ne peuvent pas être séparés […] 42.

L’explosion est donc cet outil qui permet d’engendrer un faisceau de stimulations sensorielles non seulement simultanées mais aussi indissociables en ce qu’elles sont provoquées par un seul et même événement et qu’« elles se perçoivent ensemble » : visuelles, sonores et tactiles, d’abord, mais aussi olfactives (notamment l’odeur de poudre à laquelle les témoignages font régulièrement référence). Au-delà de la

39 « SOUND: PHYSICAL – AIR WAVES TANGIBLE VISIBLE ». Dessin daté de mai 1977, reproduit dans Jonathan Harvey (dir.), Stephen Cripps: pyrotechnic sculptor. A Monograph, op. cit., p. 94.

40 Une vibration de matière qui, dans certains cas extrêmes comme lors d’une explosion nucléaire, peut apparaître visible à l’œil humain. À ce sujet, il semble important de remarquer que, ayant grandi pendant les années 1950 et 1960, Stephen Cripps a forcément été exposé aux fi lms de campagne anti-nucléaire largement diff usés en Grande-Bretagne pendant cette période. Les images d’explosions nucléaires rendant les ondes sonores visibles lui étaient donc très certainement connues.

41 Stephen Cripps cité dans Grania Langdon Down, « Blast it! He’s creating again », art. cit.

42 « … a large explosion in the room – the shock waves are felt, ears start ringing. Smaller explosives send shock waves onto gongs, producing new layering of tones. […] Both indoors and outdoors people will feel the shock waves – the ringing in the ears and the sound from the gongs are heard together – they cannot be separated […]. » Stephen Cripps cité dans Jonathan Harvey (dir.), Stephen Cripps: pyrotechnic sculptor. A Monograph, op. cit., p. 54.

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pluridisciplinarité de l’assemblage, ou d’une pièce collaborative qui mobilise de manière indépendante les spécifi cités respectives de chaque « spécialité », l’explosion propose ainsi l’élaboration d’un langage commun composé des modalités interconnectées de diff érents domaines d’expression. En condensant en un moment unique image, son, odeur et ressenti palpable, elle incarne une unité plastique complète qui, plus qu’un outil appartenant à la fois aux arts visuels et à la musique, se fait l’instrument d’une situation polysensorielle que Cripps, par la performance, donne à vivre. Ou, pour le dire autrement, l’œuvre est donc cette « expérience totale 43 » qui nécessite à la fois une réception visuelle, sonore, tactile et olfactive, c’est-à-dire qui s’envisage, au-delà des champs d’appréciation des diff érentes disciplines artistiques, en se confondant avec un réel élargi de l’existence sensible.

La capacité perceptive à l’épreuve

Dans le document La performance, encore (Page 157-161)