• Aucun résultat trouvé

De l’assemblage à la performance : l’artiste en activateur

Dans le document La performance, encore (Page 151-154)

Dès la période de ses études, Cripps manifeste le désir d’interroger la sculpture et d’en étendre les propriétés matérielles et conceptuelles, tout en affi rmant une non-conformité artistique. Il semble en eff et avoir adopté la technique de l’assemblage en réaction contre l’enseignement académique largement marqué par l’héritage d’Henry Moore encore dispensé dans cette école 4. Ses constructions d’objets récupérés, bientôt animées par un moteur, doivent aussi probablement beaucoup à son admiration pour l’œuvre de Jean Tinguely, auquel il consacre un mémoire d’études.

3 Underwater Ballet [Ballet sous-marin] et Dance for Jets and Helicopters [Danse pour avions à réaction et hélicoptères] sont deux projets non réalisés dont plusieurs dessins préparatoires sont conservés dans les archives de l’artiste, Henry Moore Institute, Leeds.

4 D’après Margy Kinmonth, en conversation avec l’auteure, 16 septembre 2014. La réalisatrice Margy Kinmonth a fait ses études à la Bath Academy of Art, Corsham, en même temps que Stephen Cripps, dont elle est alors très proche.

151

Parmi ses réalisations des premières années qui portent l’empreinte du sculpteur suisse, certaines sont à activer par les spectateurs, comme ce stand de tir d’un genre particulier où il s’agit de viser l’une des deux cymbales d’un bras en rotation avec un

« pistolet » projetant des boîtes métalliques 5. Des matériaux puisés parmi les débris du quotidien ou du monde industriel, une fascination pour la machine, une préoccu-pation constante pour le mouvement, une part importante accordée au surgissement de l’accident, l’implication active du spectateur en lieu et place d’une contemplation passive : les caractéristiques de ces pièces situent Cripps non seulement dans l’héritage de Tinguely, mais plus généralement dans celui de formes d’art qui, dans les années 1950 et 1960, font entrer par des moyens divers le réel dans l’œuvre – l’assemblage, l’art cinétique et bientôt l’event 6.

Machine Dances [Les danses de la machine], 1974-1976, la première performance de Cripps 7, participe à élargir encore davantage la défi nition de ce que peut être la sculpture, qu’interrogeaient déjà ses constructions d’objets, selon un principe qui caractérise pour Pontus Hulten l’œuvre de Tinguely : « Tout devient sculpture. Tout est utilisable 8 ». Machine Dances procède par assemblage et s’inscrit dans le prolongement des constructions motorisées de Cripps, mais les objets hétéroclites sont ici animés par le corps même de l’artiste, qui devient alors un matériau additionnel possible pour la sculpture. Un cadre métallique sert de support à un ensemble d’objets suspendus par des fi celles fi xées à leur autre extrémité aux vêtements de l’artiste. Chacun de ses mouvements entraîne alors marmites, couvercles de cuisine, forceps ou tutus dans un ballet d’objets quotidiens. À la périphérie de l’espace défi ni par ce cadre, Cripps déclenche des combustions ou allume des fusées éclairantes, tandis que deux essoreuses projettent de la farine. Les matériaux qui composent cet assemblage sont donc en partie fugitifs : sur le plan visuel, ce sont des formes lumineuses et des panaches de fumée, sur le plan sonore, l’entrechoquement des objets, le crépitement de la matière enfl ammée ou l’explosion de pétards 9. Laissant une large place à l’imprévu, comme lorsque qu’un tutu, soudain, s’enfl amme et se consume, la performance sollicite une

5 Shooting Gallery, présentée à l’occasion de son exposition personnelle « Cripps at the Acme: Machines

& Performances », Th e Acme Gallery, Londres, 22 avril-4 mai 1978.

6 Dans l’Angleterre des années 1960, le terme d’event est le vocable privilégié par les artistes pour désigner des œuvres réalisées sous la forme d’actions.

7 Machine Dances est sa première performance personnelle. Cripps avait déjà participé à une performance collective, Frills and Spills, créée en avril 1974 dans les locaux de son école d’art avec de nombreux autres étudiants.

8 Pontus Hulten, Jean Tinguely, cat. expo. [Musée national d’art moderne, Paris, 8 décembre 1988-27 mars 1989], Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1988, p. 72.

9 Les éléments de description de Machine Dances sont en grande partie basés sur les souvenirs de Margy Kinmonth que nous tenons à remercier pour son aide précieuse. Margy Kinmonth en conversation avec l’auteure, 16 septembre 2014.

152

pluralité de techniques et de matériaux juxtaposés au sein d’une composition visuelle et sonore en partie aléatoire. C’est bien, par conséquent, sur le mode de l’assemblage que s’opère ici la rencontre entre la danse, la musique et la sculpture. Physiquement relié aux fragments hétérogènes, le corps de l’artiste assure en même temps la mise ensemble et la mise en mouvement. Sa présence, indispensable à l’existence de l’œuvre, relève donc avant tout d’une nécessité technique – l’activation de la composition, le déclenchement des réactions chimiques – et non pas d’une intention liée à une quelconque (re)présentation de la fi gure humaine. Tout en incarnant une utopie de synthèse pluridisciplinaire, cette pièce de transition défi nit ainsi le rôle qui va rester celui de Cripps dans toutes ses performances ultérieures : celui d’activateur. Une fonction qu’il exprime lui-même en 1979 et qui rappelle celle du laborantin, voire de l’apprenti-chimiste : « J’active les ingrédients dans mes expériences 10 ».

Ces « ingrédients », ce sont avant tout cette panoplie d’engins pyrotechniques qu’il commence à développer à partir de Machine Dances et dont il « expérimente » un premier répertoire d’eff ets à l’occasion d’une série de performances très courtes réalisées lors d’une exposition personnelle à l’Acme Gallery en 1978 11. Celles-ci illustrent particulièrement la fonction de l’artiste comme opérateur dont l’intervention consiste à mettre en présence des réactifs auxquels est délégué le processus de création.

Par exemple, en guise de participation à une performance collective avec les musiciens expérimentaux Paul Burwell et David Toop : disposer des charges explosives dans un train électrique et déclencher les explosions. Ou encore, un autre soir, mettre le feu à un matelas posé au sol et éteindre les fl ammes à l’aide d’un extincteur, avant de sortir en laissant la fumée envahir tout l’espace.

Cette mise à distance relative de l’artiste du processus de création est encore prolongée dans des performances qui mettent en œuvre, selon une structure en partie préétablie, un ensemble de dispositifs faisant appel à des instruments de musique. Sa performance de juin 1981 à l’Acme Gallery 12 en est un exemple particulièrement abouti et le fait que William Raban, l’un des principaux protagonistes du cinéma expérimental de l’époque en Grande-Bretagne, en ait intégralement fi lmé l’une des occurrences (la pièce est recréée cinq soirs consécutifs) nous off re un accès documentaire privilégié à cette œuvre. Ce fi lm montre l’artiste opérer en chef-d’orchestre d’un concert de percussions d’un genre singulier. Le lieu est occupé par quelques instruments de musique, en particulier un gong et des cymbales suspendues au plafond ou posées sur des trépieds. Au fond de la pièce, Cripps s’installe derrière une console de commande d’où il déclenche, après que la salle ait été plongée dans le noir, la première série

10 « I activate the ingredients in my experiments ». Stephen Cripps cité dans David Toop, « Aftershock », dans Jonathan Harvey (dir.), Stephen Cripps: pyrotechnic sculptor. A Monograph, op. cit., p. 15.

11 « Cripps at the Acme: Machines & Performances », Th e Acme Gallery, Londres, 22 avr.-4 mai 1978.

12 À l’occasion de : « Cripps at the Acme: Performances », Th e Acme Gallery, Londres, 1er-5 juin 1981.

153

d’explosions. Elles éclatent à une cadence soutenue juste derrière le gong et les détonations prennent une coloration métallique, tandis que l’espace s’illumine par saccades d’intensité variée, dessinant à proximité du gong une série de taches diff uses et de panaches de fumée. Se succèdent alors silences et détonations, crépitements et explosions, et pendant une dizaine de minutes, cymbales et gong sont entièrement joués par le déplacement de l’air produit par les défl agrations de charges explosives placées à proximité ou directement sur les instruments, ou encore par une gerbe d’étincelles venant tomber en pluie sur une cymbale.

Le fi lm de Raban et les photographies des diff érentes performances de Cripps montrent la grande diversité d’eff ets visuels que l’artiste, au fur et à mesure de son œuvre, s’attache à déployer : des taches lumineuses de formes, de tailles et d’intensité variées, parfois réduites à quelques points (comme ces particules incandescentes que l’on voit, dans le fi lm, descendre sur le fond noir de la pièce et s’éteindre avant que Cripps ne déclenche les explosions suivantes), diff érents types de gerbes décrivant courbes ou faisceaux pointillistes d’étincelles, des feuilles de papier nitré qui brûlent en produisant une fl amme intense dont la progression dessine dans l’espace un trajet lumineux, des nuages de particules en suspension générés par l’explosion d’un sac de farine ou de lentilles ou par la fumée produite par diff érentes manipulations. Déclinés dans une palette comprenant une infi nité de nuances de jaune, d’orangé et de rouge, allant parfois jusqu’au violet, cette diversité d’eff ets rend compte de l’importance accordée par l’artiste à la dimension formelle de son travail. Ce que confi rment encore les nombreuses expérimentations que Cripps mène en atelier 13 afi n d’explorer les propriétés de diff érents engins pyrotechniques et, probablement, d’apprendre à les manipuler.

Dans le document La performance, encore (Page 151-154)