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Créer une image visuelle changeante 14 »

Dans le document La performance, encore (Page 154-157)

Dès 1960, Tinguely, avec son fameux Hommage à New York, puis surtout en 1961 et 1962 avec ses deux Études pour une fi n du monde, avait eu recours à diff érents types de procédés pyrotechniques dans des « sculptures-événements 15 » particulièrement spectaculaires – un précédent à l’emploi de tels matériaux que Cripps ne pouvait ignorer. Ces trois sculptures conçues par Tinguely pour se détruire elles-mêmes et

13 Ou sur un terrain à proximité de son atelier à Butler’s Wharf (un ensemble de bâtiments situé sur la rive Sud de la Tamise, près de Tower Bridge, connu pour avoir abrité au cours des années 1970 les ateliers de plusieurs artistes signifi catifs de l’avant-garde de l’époque). D’après Jane England, en conversation avec l’auteure, 2 juillet 2014. La galeriste Jane England – photographe à l’époque – faisait partie des proches de Stephen Cripps à partir du milieu des années 1970.

14 « … creating a changing visual image ». Stephen Cripps cité dans Grania Langdon Down, « Blast it! He’s creating again », Marylebone Mercury, [mai 1980], article de presse conservé sans références complètes dans les archives de Th e Acme Gallery, Londres.

15 Ainsi que les qualifi e Pontus Hulten. Voir Pontus Hulten, Jean Tinguely, op. cit., p. 381.

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n’exister que le temps de leur propre « suicide » renversaient l’idée de l’art comme activité visant à la production d’un objet fi xe et pérenne en lui substituant l’éphémère de l’événement.

En 1966, le Destruction in Art Symposium (DIAS), organisé à Londres par Gustav Metzger et le poète John Sharkey, rend compte d’une diversité de démarches qui utilisent un geste destructeur au sein de l’œuvre en rassemblant de nombreux artistes de diff érents pays autour de cette thématique 16. Le concept d’« art autodes-tructif » que Metzger développe à partir de 1959 à travers plusieurs manifestes sert en partie de base théorique à cet événement. Liant politique et esthétique, la pratique artistique de Metzger est en eff et indissociable d’une posture activiste ancrée dans un engagement pacifi ste propre au contexte de l’après-guerre : « l’art autodestructif », énonce-t-il en 1961, « est une attaque contre les valeurs capitalistes et la marche en cours vers une annihilation nucléaire 17 ». Sous son impulsion, DIAS s’intéresse à la fois à la destruction en tant que méthode de création et en tant que sujet de l’œuvre, dans ses implications politiques, sociales, culturelles ou philosophiques. Reste que la majorité des démarches présentées répondent à cette défi nition que donne Metzger de l’art autodestructif  comme « art qui contient en lui-même un agent conduisant automatiquement à sa propre destruction 18. » Elles incarnent, en ce sens, des stratégies d’émancipation de la fétichisation de l’art.

En n’off rant à la perception qu’un événement volatile – éphémère et pour l’essentiel non solide –, les performances de Cripps participent bien de cette « esthétique de la disparition 19 » érigée en stratégie artistique par les œuvres d’art autodestructrices.

L’artiste reprend en eff et à son compte les enjeux d’une telle attitude – un processus de sape des conventions artistiques et le refus de l’assouvissement de l’art à une logique

16 Notons que si Tinguely ne prend pas part en personne au DIAS, des textes sur son Hommage à New York (rédigés par Alfred Barr, Dore Ashton ou Marcel Duchamp, entre autres) font partie des nombreuses

« participations » envoyées par écrit qui ont été lues au cours de cette manifestation.

17 Auto-Destructive Art, Machine Art, Auto Creative Art [Art autodestructif, art de la machine, art auto-créatif], troisième manifeste de Gustav Metzger, daté du 23 juin 1961 et imprimé sur un tract qui reprend également ses deux premiers manifestes et qui est distribué à l’occasion d’une « démonstration » de peinture à l’acide sur nylon réalisée le 3 juillet 1961 sur la rive Sud de la Tamise, Londres. Ce tract est reproduit dans Sabine Breitwieser (dir.), Gustav Metzger: History, History, cat. expo. [Generali Foundation, Vienne, 11 mai-28 août 2005], Vienne, Generali Foundation, et Ostfi ldern-Ruit, Hatje Cantz, 2005, p. 113.

18 Manifesto Auto-Destructive Art [Manifeste d’art autodestructif], deuxième manifeste de Gustav Metzger, daté du 10 mars 1960. Voir Ibid.

19 Cette expression est empruntée au titre de l’article de Ross Birrell sur Gustav Metzger et le rapport de l’art autodestructif au médium de la performance. Voir Ross Birrell, « Th e Aesthetics of Disappearance:

Performance and Auto-Destructive Art », dans Gustav Metzger Retrospectives, cat. expo., Oxford, Museum of Modern Art, 1999, p. 4.

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productiviste et commerciale 20. Cependant, une diff érence d’intentionnalité souligne la décennie qui le sépare de la période émergente de l’art autodestructif et des premières performances (qu’elles s’appellent events, happenings, actions ou autre) 21 : l’œuvre n’existe pas chez lui d’abord comme l’affi rmation de cette libération que la décennie précédente a déjà accomplie. De même, le travail de Cripps ne relève que margina-lement de la destruction en tant que sujet de l’œuvre. En eff et, il convient de remarquer que l’emploi d’explosifs est régulièrement dissocié dans ses performances de toute fonction destructrice – et cela de façon particulièrement évidente pendant les dernières années. La performance fi lmée par Raban montre en eff et que les engins pyrotech-niques sont plutôt utilisés comme outils pour jouer des instruments de percussion ou comme générateurs de motifs – diff érents types d’eff ets visuels et sonores. L’importance accordée au développement d’un tel vocabulaire et à sa diversité, la focalisation sur les aspects formels de l’œuvre dans les rares commentaires de l’artiste qui nous soient pour le moment accessibles 22 et son affi rmation selon laquelle il envisage « les explosifs comme [s]es couleurs 23 », attestent bien que son intérêt ne porte pas en soi sur l’acte de destruction, mais au contraire sur la potentialité de ces matériaux à générer des formes, des couleurs et des sons. À propos de sa série d’événements pyrotechniques à l’Acme Gallery en 1978 (où il fait exploser un train électrique, ou un gâteau au chocolat, ou bien expose les eff ets d’une fusée éclairante au magnésium, ou encore ceux du feu sur diff érents objets), il explique ainsi qu’il s’agissait à la fois de « concentrer leur durée de vie 24 » et de « créer une image visuelle changeante 25 ».

C’est donc plutôt cet autre aspect des sculptures autodestructrices de Tinguely que Cripps retient comme postulat à partir duquel élaborer son propre projet artistique : la mise en visibilité d’un processus dynamique de transformation. Une caractéristique que l’un des participants au DIAS, l’artiste gallois Ivor Davies, très marqué par ces œuvres de Tinguely, n’a pas manqué de relever. Il a lui-même utilisé des explosifs dans plusieurs events pendant la deuxième moitié des années 1960, reconnaissant

20 David Toop affi rme : « Cripps n’a rien créé pour les marchands et ne l’aurait jamais fait ». Voir David Toop, « Aftershock », art. cit., p. 11.

21 Nous laissons ici de côté les diff érentes formes de proto-performance réalisées par les avant-gardes du début du siècle pour nous référer aux œuvres de la fi n des années 1950 et des années 1960 comme point de départ à une théorisation du concept d’œuvre éphémère comme libération de l’art de sa condition matérielle.

22 Il existe peu de témoignages publiés de Stephen Cripps lui-même, dans une bibliographie par ailleurs assez réduite. Ses archives, récemment léguées au Henry Moore Institute (Leeds), pourraient révéler d’autres informations lorsqu’elles seront rendues accessibles.

23 « I see explosives as my paints ». Stephen Cripps cité dans Rob La Fresnais, « Cripps goes back to his ordinary job as a performance artist », Th e Performance Magazine, no 6, [avril-mai] 1980, p. 15.

24 « … concentrating their life span ». Stephen Cripps cité dans Grania Langdon Down, « Blast it! He’s creating again », art. cit.

25 Ibid.

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leur potentiel de création plastique : « L’incroyable beauté dans la destruction et les explosifs réside dans les formes créées dans la transformation des matériaux 26 ».

Metzger lui-même associe très tôt à sa théorie d’art autodestructif, un concept d’« art auto-créatif » qu’il présente comme son indissociable corollaire, et qu’il défi nit comme

« art du changement, du mouvement de croissance 27 » – à comprendre chez lui dans ses implications morales autant qu’esthétiques.

Plusieurs aspects de l’œuvre de Cripps dérivés de cette exposition d’une transfor-mation matérielle pourraient faire l’objet d’un rapprochement avec la tendance du lumino-cinétisme. Peindre avec des explosifs, pour Cripps, c’est en partie dessiner dans l’espace des formes mouvantes avec de la lumière – entre autres matériaux volatiles.

Mais c’est aussi, comme le révèle l’emploi qu’il fait de l’explosion pour l’ensemble de ses propriétés intrinsèques, et non seulement celles d’ordre visuel, provoquer un impact perceptif. La transformation matérielle est en eff et pour lui le support d’un projet esthétique dont les enjeux sont à chercher dans « l’intensité du moment 28 » générée par ses « expériences 29 », ainsi qu’il qualifi ait ses performances.

Dans le document La performance, encore (Page 154-157)