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L’explication de la ségrégation urbaine en termes de processus

L’ensemble des modèles présentés précédemment permet de mettre en avant l’existence d’une structure urbaine ségrégée, en fonction des revenus, des appartenances ethniques, ou encore des préférences. Toutefois, tous sont basés sur l’hypothèse que les différents groupes de populations, ou au moins un des groupes, ne souhaitent pas vivre ensemble. Tous ces modèles supposent la recherche de l’entre-soi. Cependant, bien que cela soit confirmé par les statistiques et les études empiriques, ces modèles de localisation ne permettent pas de comprendre comment cette décohabitation, propre à la ségrégation urbaine, apparaît. Ainsi, dans cette section nous nous attacherons à étudier le processus conduisant à cette ségrégation. Nous nous demandons alors dans quelle mesure la ségrégation totale de l’espace urbain, identifiée dans les sections précédentes, peut être la résultante de la formulation des préférences individuelles.

1. Un processus d’évitement ou une recherche de l’entre-soi ?

Jusqu’à présent, et en particulier dans les modèles de localisation à externalités raciales, nous avons considéré des comportements d’aversion et d’exclusion des groupes minoritaires différents : les ménages blancs ne veulent pas vivre près des populations noires ou les riches près des pauvres. Cette aversion peut également être vue comme, non pas un rejet de l’autre, mais une recherche de l’entre-soi, c’est-à-dire que certains individus souhaitent se localiser à proximité de personnes de même groupe (social, ethnique, culturel, etc.). Pour exprimer cela, nous pouvons repartir de la notion d’externalité présentée précédemment. La différence entre les deux types de comportements est liée au fait que l’externalité engendrée par la présence à proximité d’autres ménages soit positive ou négative. Ainsi, une externalité positive est associée au processus de recherche de « l’entre-soi », c’est-à-dire que la présence de ménages

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similaires exerce une force attractive. Par exemple, d’après Maurin (2004), les ménages les plus riches sont susceptibles de choisir leur logement seulement en fonction de l’image du quartier, en cherchant une « proximité rassurante ». Alors qu’au contraire, parler d’externalités négatives revient à considérer des comportements d’évitement de fuite ou d’exclusion. Les comportements de type NIMBY (pour « not in my backyard ») en sont un exemple. Les habitants refusent de nouvelles constructions, et notamment des logements sociaux, car cela serait susceptible d’amener des nouvelles populations et donc de dégrader le cadre de vie (Dear, 1992 ; Fischel, 2001). En considérant que la proximité d’un groupe particulier est source d’externalités négatives, certains ménages vont éviter ce groupe en anticipant cela dans leur choix de localisation. Cela peut entrainer une réaction en chaine : les personnes déjà localisées à proximité vont avoir un sentiment de dégradation de leur environnement social et peuvent chercher à fuir également ce groupe en changeant de lieu de résidence. Certains groupes de personnes peuvent même se voir totalement exclus par des pratiques discriminatoires les dissuadant de s’installer à proximité.

Ces différents comportements sont à la base de l’approche dynamique du processus ségrégatif.

2. Les modèles dynamiques comme cadre d’analyse du processus ségrégatif 2.1. Les modèles de ségrégation de Schelling

Dans les modèles d’économie urbaine, ce sont les hypothèses initiales, faites sur la pente des rentes d’enchères, qui conduisent à une ségrégation urbaine. Les modèles que nous présentons maintenant permettent d’expliquer comment à partir de préférences individuelles, en utilisant des systèmes spatiaux dynamiques, nous pouvons être en mesure d’analyser la ségrégation comme la résultante d’un processus de localisation. Il convient ainsi de s’intéresser à des modèles dynamiques, où la ville prise à un moment donné est le résultat de séquences d’équilibres de court terme, plutôt qu’un équilibre instantanément de long terme comme dans les modèles vus précédemment.

En 1969, Schelling formule un premier modèle de formation de la ségrégation entre deux groupes, quelle que soit l’application dans le cadre de choix individuels discriminatoires. La seule condition à l’utilisation de ces modèles est que cela concerne deux groupes distincts reconnaissables et exhaustifs. Il distingue deux types de modèles. Le premier vise à étudier la répartition de deux populations de même taille sur une ligne à partir d’une distribution initiale aléatoire et d’un certain degré de mixité souhaité dans le voisinage par chaque ménage. Il

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démontre à travers ce modèle que la recherche d’un minimum d’individus semblables conduit à une situation de regroupement des différentes populations et donc de ségrégation relative. Ainsi, par exemple, il considère 35 individus divisés en deux groupes (représentés respectivement par des 0 et des +) répartis aléatoirement, tel que la première ligne de la figure 1-6. Chaque individu recherche la présence d’au moins 50 % d’individus semblables dans leur voisinage, ce dernier étant défini comme les quatre voisins à droite et les quatre à gauche. Les individus pour lesquels ce critère n’est pas respecté, identifiés par un point sur la figure 1-6 (0̇ ou +̇), vont se déplacer, jusqu’à arriver à la configuration d’équilibre décrite par la seconde ligne de la figure 1-6. Ainsi, Schelling montre qu’avec deux populations ayant des préférences restrictives pour la composition de leur voisinage, l’espace va se diviser en plusieurs zones relativement homogènes, caractéristiques de la ségrégation.

Config

initiale 00000000 + + + +0̇ + + + + + + + + + 0̇0̇00+̇+̇000+̇0 + 0̇ + + + 0̇ + + + + + + + + + 0000000000000000 + + + + + + Config

d’éq 00000000 + + + + + + + + + + + + + + + 0000000000 + + + + + + + + + + + + + + + 0000000000000000 + + + + + +

Figure 1-6 : Premier modèle de ségrégation de Schelling

Source : Schelling (1969)

Il complète ce modèle dans un second article (Schelling, 1971) en expliquant que, toutes choses égales par ailleurs, différentes séquences aléatoires conduisent systématiquement à des regroupements des individus similaires, avec en moyenne 6 ou 7 groupes composés d’environ 9-10 individus.

Ainsi, quelle que soit la répartition d’origine des 35 individus, la recherche d’un minimum de semblables dans son voisinage proche entrainera systématiquement une ségrégation relative des individus.

De manière analogue, dans un deuxième modèle, il considère la répartition de deux populations dans une zone en fonction des préférences individuelles exprimées sous la forme d’un ratio de nombre de personnes du groupe opposé sur le nombre de personnes du même groupe. Les individus se localiseront dans cette zone tant que la proportion observée réellement ne dépasse pas leur limite de tolérance. Il démontre ainsi l’existence de trois équilibres possibles : (i) la zone est exclusivement occupée par des individus du premier groupe, (ii) la zone est exclusivement occupée par les individus du deuxième groupe, ou alors (iii) la zone présente une certaine mixité. Seuls les deux premiers équilibres seront stables.

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Ainsi, d’après ces modèles, comme précédemment, seuls les équilibres caractérisés par de la décohabitation de groupes distincts d’individus sont stables à long terme. Cela explique la ségrégation que nous observons dans les villes, et non la mixité sociale pourtant prônée par les politiques publiques. La mixité sociale ne serait donc qu’une situation temporaire qui finirait systématiquement par se modifier et aboutir à une situation de ségrégation.

Par la suite, Schelling (1971) développe ces travaux avec une version dynamique des modèles de ségrégation. L’objectif de tels modèles est de comprendre les mécanismes qui permettent de traduire le passage de comportements individuels désorganisés en un résultat collectif. Par analogie à la main invisible d’Adam Smith, Schelling (1971, p. 146) rapporte que « one

might even be tempted to suppose that some ‘unseen hand’ separates people in a manner that, though foreseen and intended by no one, corresponds to some consensus or collective preference or popular will. […] The hearts and minds and motives and habits of millions of people who participate in a segregated society may or may not bear close correspondence with the massive results that collectively they can generate. ».

Schelling (1971) se concentre sur la modélisation du processus ségrégatif dans un quartier résidentiel plus réaliste à travers ce qu’il appelle tipping process. Le terme tipping désigne la situation où de nouveaux arrivants issus de la minorité sont d’un nombre suffisant pour causer le départ des résidents actuels. Grodzins (1957) a le premier évoqué ce phénomène et soutient que dans la plupart des villes de l’Est américain le point critique des populations blanches est atteint lorsque la population afro-américaine dépasse les 20 %. Schelling (1971) a mis en avant l’existence de ces points critiques auxquels une discontinuité apparait ou auxquels des processus cumulatifs se mettent en marche, sans pour autant que cela intervienne aux valeurs de tolérance moyenne ou modale.

2.2. La modélisation de la ségrégation par les méthodes de simulation

Ces processus ségrégatifs et l’existence de ces points critiques, sont également visibles dans des modèles de micro-simulation, appelés Cellular Automata ou modèles CA, représentant le marché immobilier. Ainsi, par exemple Meen et Meen (2003) permettent à travers leur modèle de mettre en avant le processus ségrégatif. Pour cela, ils supposent qu’un nombre d’agents riches (en noir) et d’agents pauvres (en gris) sont initialement placés de manière aléatoire sur une grille, où aucune cellule vacante ne subsiste (quadrant supérieur gauche de la

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figure 1-7). Tous les agents riches sont supposés avoir le même revenu, normalisé à l’unité, et tous les agents pauvres gagnent une part fixe (ici 75 %) indexé sur le revenu des riches. Un agent est défini comme satisfait de sa localisation si au moins 35 % de ses voisins (les neufs individus les plus proches) appartiennent au même groupe que lui. Le processus itératif consiste à définir aléatoirement deux agents pouvant échanger leur localisation. L’échange a lieu à partir du moment où au moins l’un des individus voit sa situation améliorée, celle de l’autre restant inchangée ; mais cet échange peut également intervenir, dans 2 % des cas, quel que soit le niveau de satisfaction des deux agents. La figure 1-7 décrit l’évolution de la structure de la grille au fur et à mesure que les échanges se produisent.

Figure 1-7 : Tipping dans un modèle d’appariement aléatoire

Source : Meen et Meen (2003)

Le quadrant supérieur gauche de la figure 1-7 décrit la configuration initiale et le quadrant supérieur droit, la même situation après 1 300 itérations. À chaque itération, toutes les paires d’agents se rencontrent et considèrent l’échange possible. Alors que les individus ne recherchent qu’une proximité assez faible avec leurs semblables (35 % d’agents du même groupe au minimum), il est possible d’observer une ségrégation importante des deux groupes. Les auteurs montrent que cette tendance perdure durant une longue période, avant d’opérer un basculement complet de la situation, sur le principe du tipping process, au bout de 8 500 itérations.

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Le cadre conceptuel de ce genre de modèle peut être encore plus affiné afin de correspondre aux situations rencontrées par les villes dans la réalité. Ainsi, Caruso (2005), dans sa thèse propose « an exploration of Schelling’s type dynamics within a periurban housing market », qui devrait être en mesure d’expliquer les phénomènes de White Flight4

dus aux préférences

racistes, le Flight from Blight5 et l’auto-renforcement du déclin des quartiers, ou encore les mécanismes de sorting à la Tiebout.

Il se place dans le cas d’un espace prenant la forme d’une grille donc l’unique centre d’emploi est situé à l’origine. En partant d’une situation initiale où tout le sol est alloué à l’agriculture, il va considérer la formation de la ville à travers la croissance, à chaque période, de la population. Cette population est composée de trois types de ménages (agriculteurs, ménages noirs/pauvres, notés B en noir dans les figures suivantes et ménages blancs/riches, notés W en blanc dans les figures suivantes) pouvant adopter deux types de comportement : une neutralité par rapport à son voisinage ou bien un comportement ségrégatif envers l’autre type de ménage. Comme dans le cadre standard d’économie urbaine, chaque ménage va choisir sa localisation en maximisant son utilité sous contrainte de revenu. Cette utilité est supposée dépendre de quatre éléments :

 Le logement.

 Le bien composite.

 Une externalité de qualité environnementale, décrivant l’idée que les ménages valorisent les espaces de faible densité, la verdure etc. Cette externalité constitue une force de dispersion des ménages.

 Une externalité d’interactions sociales, selon laquelle les ménages valorisent le contact avec les autres et donc les fortes densités. Cette externalité agit alors en force d’agglomération.

À chaque période, comme dans le cadre standard, l’usage du sol sera défini à partir de la rencontre des différentes rentes d’enchère. En considérant un modèle dynamique, où à chaque période chaque type de population croît, et donc de nouveaux ménages doivent se localiser, Caruso montre que les résultats des modèles standards sont obtenus au bout de 279 itérations, comme cela est visible sur la figure 1-8.

4 Mouvement qui désigne le départ massif des ménages blancs vers les banlieues chics ayant pour conséquence la paupérisation des centres de grandes villes nord-américaines. Voir par exemple Frey (1979) pour un des premiers travaux

5 Processus qui désigne la périurbanisation des ménages liée à la dégradation des quartiers centraux due aux problèmes fiscaux et sociaux (Mieszkowski et Mills, 1993)

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Figure 1-8 : Schéma spatio-dynamique dans un cadre monocentrique avec deux groupes de ménages et sans externalités (𝒕𝟏𝟎, 𝟓𝟎, 𝟏𝟎𝟎, 𝟏𝟓𝟎, 𝟐𝟎𝟎, 𝒕∗𝟒𝟕𝟏)

Source : Caruso (2005)

Sur cette même base, il réalise cinq simulations différentes permettant de prendre en compte la diversité des préférences et des situations : forme de la ville (compacte ou étalée), présence ou non d’aménités, présence ou non de politiques publiques de lutte contre la ségrégation. Nous avons synthétisé les hypothèses et les principaux résultats dans le tableau 1-13.

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Description Hypothèses/fonctionnement Visualisation graphique Résultats

Sans aménités environnementales : ville

compacte

 Uniquement des aménités sociales  préférence pour la proximité des autres individus  Plus la densité de population

est élevée plus les rentes d’enchères seront élevées

 Forme plus étendue et aplatie  B au centre à long terme

 Durant le processus de croissance, lorsque les préférences des B sont aussi restrictives que celles de W, un cercle périphérique de B peut se former (cas 1 et 3). A l’inverse quand les préférences de B sont moins restrictives, la frontière entre B et W est repoussée du centre et s’aplatit

 Lorsque les ménages ont des préférences racistes, la ville est toujours compacte à long terme (cas 2bis)

 Fortes instabilités à court terme dans le cas 4 résorbées à long terme Avec aménités environnementales : ville étalée  Présence simultanée d’aménités sociales et environnementales

 Trop forte densité est une désaménité

 Développement dispersé de la périphérie  À long terme, les ménages B occupent le centre

 Aucun équilibre intermédiaire avec une ville constituée de plus de deux anneaux ne peut être trouvé

 Dans le cas 2, la frontière est repoussée du centre et peut conduire à l’éviction des ménages W

 Plus faible urbanisation du centre à court terme (cas 2), ou à long terme du fait de la présence d’une ceinture verte (cas 3) ou d’une dissémination du centre (cas 4)

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Politiques de subventions dans une ville étalée

 Diminution du coût de transport des ménages B de 16,7 %

 Frontière entre B et W repoussée du centre  Réduction du nombre de ménages W

 Séparation concentrique des ménages différents tant que les préférences des B ne sont pas restrictives (cas 1 et 2)

 Frontières non concentriques lorsque les ménages B formulent des préférences (cas 3 et 4)

 La diminution du coût de transport impacte plus la ségrégation que l’augmentation de revenu

 Augmentation du revenu des ménages B de 13,3 %

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Politique de logement social

 Objectif de la politique : mixité sociale à une échelle micro

 Principalement émergence de poches de logement social en périphérie

 Dans les cas 2 et 3 cela conduit à une déstructuration de l’organisation spatiale locale

Tableau 1-13 : Schémas spatio-dynamiques du modèle de Caruso (2005)

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Globalement, il ressort de ce modèle mixant économie urbaine et cellular automata que le schéma spatial est structuré par la distance au CBD, avec la localisation centrale des pauvres et la localisation périphérique des plus riches. Ainsi, l’analyse de la ségrégation comme un processus, en regardant l’évolution des comportements de localisation dans le temps, permet d’arriver aux mêmes résultats que les modèles d’économie urbaine mis en avant dans la section précédente, à savoir un équilibre urbain de long terme caractérisé par de la ségrégation. Ces modèles permettent toutefois d’identifier que cette ségrégation peut être, non pas comme il est supposé dans les modèles standard, une pure recherche d’évitement des groupes de populations minoritaires ou défavorisés, mais elle peut être le résultat de la recherche d’un voisinage composé d’un minimum d’individus semblables. Ainsi, la ségrégation observée dans les grandes villes Nord-Américaines et Européennes, et plus particulièrement mesurée dans la première section de ce chapitre, peut s’expliquer du point de vue de la théorie économique par l’agrégation des choix de localisation individuels désorganisés, qui avec le temps, conduit à cette structure particulière qu’est la ségrégation.

Nous avons vu dans cette section que ce sont les choix résidentiels des ménages qui conduisent à une structure urbaine ségrégée. Plus particulièrement, nous avons vu que ces derniers réalisent un arbitrage entre accessibilité au centre d’emploi et taille de logement sous contrainte de revenu. Ainsi, le seul critère intervenant dans le choix de localisation du point de vue du logement est sa superficie. Cependant, si le logement joue un rôle aussi central dans la localisation des individus, il est peut-être également nécessaire de fournir plus de précision sur ces logements. En effet, ces derniers sont loin d’être homogènes dans les villes et de ne différer que par leur superficie. Fitoussi et al. (2004) mettent en avant les différentes facettes de la ségrégation et le processus dynamique cumulatif qui la caractérise. Ils parlent alors de « ghettoisation » dans les quartiers où le logement collectif social est très présent mais également de « gated communities » avec des zones d’habitat « haut de gamme ». La question que nous nous posons à ce stade, est : existe-t-il un lien entre constitution des quartiers en termes de logement et localisation de la population ? Dans ce sens, nous nous intéressons dans la sous-section suivante à l’analyse de la liaison qui pourrait exister entre une typologie de logement et les quotients de localisation calculés.

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