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Chapitre 2 : Notions d’empêchement et d’enfermement

2.3. L’expérience de la maladie

Un petit rappel sur la notion de la maladie : étymologiquement le terme maladie vient du latin « male habitus » signifiant qui est en mauvais état. Selon le dictionnaire de psychologie de Sillamy N. (2019), « c’est une altération de la santé par suite de l’incapacité du corps à

utiliser ses défenses organiques contre les agressions extérieures ou pour résoudre ses conflits psychologiques ». A partir de cette définition, nous retenons le terme « par suite de l’incapacité », qui peut signifier qu’il y a une sorte de manque, d’incompétence,

d’insuffisance ou de faiblesse pour permettre la continuité. « Incapacité » peut traduire des difficultés d’adaptation pour trouver l’équilibre fonctionnel. La maladie apparait alors comme signe d’empêchement à l’harmonie interne et externe. Ce qui est incompatible avec la vie, la santé et qui fait souffrir est considérée comme maladie. Il peut s’agir d’une altération, d’une perturbation d’une fonction de l’organisme. Toute maladie quelle qu’elle soit a des répercussions tant sociales, psychiques, morales et spirituelles sur le sujet et/ou son entourage. Dans certaines cultures et sociétés en générale et celles du Togo en particulier, la maladie se loge dans l’une des trois considérations : comme une sanction, comme résultat d’une agression ou comme messager.

En tant que sanction : la transgression d’une loi sociale et le dérèglement de

l’environnement visible et invisible entrainent automatiquement la rupture d’équilibre antérieur. La maladie intervient alors comme une sanction à l’encontre de l’auteur de la perturbation. Plus le désordre est grand, plus grande sera la sanction. La maladie est vécue alors comme un châtiment. Il faut souligner que dans certains cas, on pense que le malade ne fait qu’expier une faute dont l’auteur est l’un de ses ascendants plus ou moins lointains. En exemple : Mme D. âgée de 49 ans souffre de dépression psychotique. A la question « que

pensez-vous de votre maladie ? », Après quelques hésitations, elle finit par répondre, laissant

apparaitre les signes d’angoisse (sueur sur le front, évitement du regard, tremblement de la voix et parfois inaudible) : « tognè tozo miabé vodou », pour dire « mon père a brulé le

fétiche », d’après son interprétation, c’est ce fétiche qui l’empêche d’être épanouie ; la

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justifie cela par sa relation très privilégiée avec son père, ce dernier l’aimait plus que tout, étant mort c’est elle qui encaisse les coups. En réalité, le fétiche jouait le rôle de contenant psychique, car il apportait le sentiment de sécurité, de confiance. C’est le socle en termes de ressources psychiques. En brulant celui-ci, le lien est rompu, et le sujet serait en proie de toute attaque.

En tant que résultat d’une agression par autrui : le sujet est dans ce cas victime de personnes jalouses, envieuses. Il est la cible des attaques par le biais de la sorcellerie, d’envoutement (jet de mauvais sort). En effet les esprits malfaisants de la nature peuvent être disciplinés et utilisés par des hommes à des fins personnelles. Ceci est la spécialité du sorcier, cet homme méchant, aux connaissances occultes ; il est le jeteur de sort. Il rend malade par envoutement et peut manger l’âme de ses victimes et provoquer la mort. En exemple : Mr T, âgé de 32 ans, croit que sa Tante l’a envouté, en effet il souffre d’un syndrome dépressif, sur fond de deuil et de dispute avec sa tante à propos de l’endroit choisi pour enterrer son père décédé. Il décrit celle-ci comme étant autoritaire et sans cœur. Elle est adepte d’une secte avec des pratiques mystérieuses et occultes. Au cours du conflit, elle lui aurait menacé avec des propos qu’il qualifie d’« anormal ». Il refuse d’ailleurs de les répéter, « je ne peux pas et

surtout je ne veux pas répéter les paroles de cette sorcière… ». Il marqua une pause avant de

poursuivre, « elle a marmonné quelques incantations dont personne ne sait la signification, elle m’a fixé en me menaçant « éwoeé, Oo djéssimaa ? Oo djéssimaa ? Oo djéssim…maa ?» pour traduire littéralement « Et toi, tu me connais ?». C’est une formule d’intimidation, d’agressivité verbale, dans le but de faire peur et dominer l’adversaire, ou de prendre de l’ascendance. Elle cherche à dominer mentalement son neveu. C’est une formulation qui est prise au sérieux, elle sème le doute dans le comportement et les pensées. Cela peut empêcher et maintenir le sujet en état d’alerte, de rumination des pensées négatives comme par exemple, des sensations de mal être, de remord, de peur, de dévalorisation, de culpabilité, d’inquiétude, de doute extrême. La victime perd confiance en elle, se sentira inquiète, avec apparition d’un sentiment d’insécurité et d’impuissance. On peut qualifier cette angoisse de castratrice, vue la peur qui envahi le sujet, de perdre son seul objet de puissance, de force, représenté par le phallus. Mr T, nous dira « je me sentais, diminué et privé de quelque chose, peut-être de ma

masculinité, comme si « gnimi gnii nousso » c’est-à-dire « je ne suis plus un homme ». Il

déclare avoir une tension interne, être tiraillé par une sensation bizarre (certainement une anxiété) ; et « je m’en voulais, mais pourquoi ; je l’ignore, je me mettais en colère sans

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l’état de santé de Mr T, semble liée aux propos menaçant de sa tante. Cela corrobore les hypothèses d’un guérisseur, que nous avions rencontré il y adeux ans, pour qui : « le sorcier

pour atteindre sa victime, procède par des techniques précises. Parmi celles-ci, il y a la manipulation, investir le lien pour s’en servir plus tard, le chantage et quelques fois recourt aux menaces, à l’agressivité verbale. Le sorcier ne cherche pas à tuer mais plutôt à dominer. Il cherche à être craint. Son ultime but, c’est faire peur. Or la peur peut faire perdre à un Homme tous ses moyens de défenses. Une personne effrayée, est victime de sa propre inaction, se laisse facilement aller, son esprit est bloqué dans son corps ». Mr T nous confia à

voix basse, malgré qu’il soit seul avec nous dans le bureau, « j’ai fait un cauchemar qui a

précédé la survenue brusque de ma maladie…, en effet, je me trouvais ligoté à un arbre, tandis que je me débattais pour me libérer, surgit brusquement une personne vêtue de noir, ne laissant rien voir, mais sa voix ressemblait à celle d’une femme ; cette personne tentait de couper mon sexe. Heureusement, je me suis réveillé en sursaut sans connaître l’issue, mais malheureusement, j’avais fait pipi au lit. Je n’ai plus réussi à m’endormir, c’était autour de 3 heures du matin, j’ai ressenti une sorte de choc électrique dans le corps, suivi de l’apparition des maux de tête, impression et sensation que les fourmis marchent dans mon corps ». Selon

donc le contexte et la situation, la maladie est appréhendée comme une agression, une attaque maléfique venant de l’extérieur et ayant pour cible le corps de la victime.

Enfin, en tant que messager, comme dans une élection, l’élu est le choix de l’être suprême (comme Jésus par Dieu), des intermédiaires ou génies. La maladie exprimerait le refus de l’élu à assumer sa responsabilité. Il est ainsi en contradiction avec les esprits qui l’ont choisi et sera donc sous la méprise de ceux-ci. Les manifestations pathologiques dans ce cas prennent la forme d’un syndrome psychotique ou de toute autre pathologie psychique sévère. Le génie rend fou celui qu’il a choisi comme son porte-parole, son prêtre et qui refuse de se plier à sa volonté. En exemple d’un patient reçu en 2012, pour syndrome hallucinatoire, pour qui les parents refusaient qu’il soit hospitalisé. Ils l’ont conduit à l’hôpital parce qu’ils croyaient que ce dernier souffrait d’une pathologie neurologique. D’après leur interprétation, c’est le refus à pratiquer les cultes « vodou », qui l’a rendu malade. Les voix et les images qu’il entend ou/et voit ne sont rien d’autre que l’œuvre du fétiche « vodou ». Il les suffira de faire des rituels de demande de pardon et procéder à son initiation pour que les symptômes disparaissent. Mais pour cela il faudra que leur fils leur fasse confiance en l’acceptant.

A la suite de ce constat à propos des perceptions concernant la maladie, il nous semble important d’évoquer les répercussions et impacts sur le devenir du sujet et /ou son entourage.

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Toute maladie quelle qu’elle soit, est angoissante et entraine parfois le clivage. Le sujet est touché non seulement dans son intimité, sa subjectivité, mais aussi pense aussi que la maladie risque de mettre en cause son identité individuelle comme celle sociale en particulier les interactions. C’est d’ailleurs, l’une des sources responsables des ressentis comme le sentiment d’impuissance, d’insécurité, de manque ou de vide et d’incomplétude qui envahissent le sujet. La victime et/ou son entourage à travers la maladie, perçoivent la menace. Celle-ci n’est pas seulement liée au présent, mais fait resurgir celles du passé. Ce qui provoque au passage des ressentis négatifs partagés entre le patient et son entourage. Les problèmes de santé remettent le plus souvent en cause le sujet dans sa dimension individuelle et socioculturelle. Il arrive que le patient soit tenu pour responsable, à cause des supposés transgressions. Dans ce cas le patient se retrouve seul face à ce qui l’arrive. Dans cette situation, le passé, présent et future cohabitent dans la trajectoire de la maladie du sujet. L’état de santé n’est plus seulement lié à son présent mais aussi de tout ce qu’il traine de son passé.

Dans la maladie, le symptôme (dont nous en parlerons plus tard) ne se limite pas seulement à ce que dit ou fait le patient. Certains symptômes semblent pour patients indicibles et incommunicables.

L’expérience de la maladie est construite consciemment ou inconsciemment par le patient au regard de sa rencontre avec la souffrance. Elle dépend donc duvécu subjectif et singulier, des ressentis et affects issus des interprétations socioculturelles de la maladie. L’expérience de la maladie peut devenir un fardeau. Car existence en permanence des tensions intra ou inters psychiques. Il vit au ralenti et tourne en rond sans issue. Le sentiment de perte ou de manque, nait dès le moment où le sujet prend conscience, pas seulement des conséquences des gênes et difficultés mais aussi du non-retour à l’état antérieur malgré les soins. Il est souvent remarqué que les troubles psychiques plongent parfois les patients dans une sorte de trou ou bulle, qui entraine chez ceux-ci la difficulté à se repositionner dans la vie active, subjectivement comme socialement, professionnellement comme spirituellement. La maladie touche le plus souvent à l’intégrité morale, physique et psychique. Il arrive que la souffrance psychique entraine le « suicide social ». Il s’agit d’un retournement de l’individu contre lui-même, en s’attaquant à ses objets de désir. Ce dernier est soit étouffé ou tué, détruit, ou empêché. Le franchissement ici est interne, c’est-à-dire ne touche que l’individu en l’enveloppant dans une spirale marquée de désolation, d’isolement, de tension et de rupture avec les autres. Cela peut entrainer par la suite une dégradation dans les interactions sociales, des considérations invalidantes avec pour première conséquence le rejet ou l’exclusion sociale.

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L’expérience de la maladie renvoie au vécu de celle-ci. Elle concerne le rapport du sujet avec lui-même, les interactions intrapsychiques et inter psychiques. C’est aussi le sens que donne le porteur du symptôme.

Elle peut provoquer une perturbation, une désorganisation qui touche essentiellement le narcissisme du sujet, le champ visuel psychique. L’investissement libidinal narcissique reste non spécularisable17, soit parce que l’objet est perdu, soit non identifiable. Le sujet désire par tous les moyens possibles investir narcissiquement l’objet.

Pour l’entourage, l’expérience de la maladie peut être déstabilisante. Le trouble à travers les symptômes entraine un éloignement, une rupture avec le passé. Il y a une cassure qui va nuire considérablement aux interactions et porter atteinte à l’intégrité sociale, morale et psychique. La maladie va entrainer une sorte de dispersion, de clivage social. Sans oublier la douleur qu’elle inflige, face à l’impuissance d’aider le patient en souffrance. D’abord la maladie affecte les interactions, la qualité des relations (on perd un confident, un ami,). Les relations ne sont plus équilibrées. Le sujet patient devient un poids sur tous les plans (émotionnel, affectif, psychique, comme physique, économique) pour son entourage. Malheureusement on associe très facilement des idées reçues sur les maladies mentales (des considérations négatives telles que les patients sont dangereux, ce sont des délinquants, des criminels ou encore des sorciers). L’absence du symptôme ne signifie pas la guérison ou le retour à l’état antérieur, la maladie a laissé des traces indélébiles. Le sujet est perturbé dans sa subjectivité. Sa qualité de vie dépend de sa subjectivation à partir de l’expérience de sa maladie. La maladie « symptôme » devient alors un « empêchement » freinant ainsi l’homme dans sa quête du bonheur, car quelque chose le manque. Il développe une sorte de « cécité

mentale 18». La maladie signerait l’expression d’un conflit entre les pulsions de mort qui tentent d’éteindre l’énergie libidinale qui caractérise les pulsions de vie. Ce conflit est un empêchement à la continuité du maintien de la stabilité des fonctions vitales. La maladie « symptôme » peut traduire alors une lutte pour se maintenir en vie, pour faire face à l’empêchement, au blocage et à la saturation. L’énergie libidinale est enveloppée et étouffée par les pulsions de mort. C’est le cri de détresse face aux pulsions de mort qui tentent de rendre le corps inactif, de le pousser à la rétraction. Elle peut aussi exprimer la réponse du corps demandant de l’aide, de l’assistance. C’est une forme de recours après échec.

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Lacan J. cité par Diatkine, G. (2005). Le Séminaire, X : L'angoisse de Jacques Lacan. Revue française de psychanalyse, vol. 69(3), 917-931. doi:10.3917/rfp.693.0917.

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S’il est vrai que l’expérience de la maladie laisse des empreintes indélébiles et douloureuses, il n’en demeure pas moins que cette expérience peut être enrichissante. Le patient grâce à la maladie se découvre d’avantage, et peut davantage réajuster son estime-soi. Elle peut l’aider à s’approprier et reconstruire sa vie, sa personnalité, savoir qui il est vraiment. La maladie dans ce cas devient « message », l’alerte ou signal d’alarme pour informer le sujet d’éventuels dysfonctionnements, d’empêchements physiques et psychiques, de blocage ou éventuellement de déviation qui court-circuite la stabilité et l’harmonie de la vitalité. A ce propos, Canguilhem G. (1943), médecin et philosophe de formation, disait que la maladie n’est pas seulement déséquilibre ou dysharmonie, mais et surtout effort de la nature en l’homme pour obtenir un nouvel équilibre. Il s’agit d’un élan de recherche de compromis de « normalité ». En résumé, à ce que nous venons de décrire, nous nous référons au schéma 19de Grinschpoun, M-F. (2019).

En synthèse, la maladie est vécue, même représentée comme un obstacle frustrant. Plus, celui- ci dure, qu’il crée des tensions internes (l’angoisse d’abandon). Ce qui entraine le sentiment d’impuissance. Le moi, assaillit de toute part, est inhibé, impliquant une impossibilité de communiquer avec soi et les autres (incommunicabilité). Malgré les bons traitements médicaux reçus, et surtout de la bonne évolution clinique, le moi continue sa déchéance dans l’enfermement, car le sujet éprouve un sentiment de différence. Parfois celui-ci est soutenu par le regard de l’autre qui bloque le sujet malgré la nécessité d’émancipation. Ce qui va se

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Grinschpoun, M-F. (2019). L’inhibition, un agir empêché, 3ème édition (p 33)

Obstacle frustrant Sentiment d’impuissance Enfermement Angoisse d’abandon

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traduire par un acheminement vers l’angoisse d’abandon mais cette fois-ci beaucoup plus poussé. Cela rend la souffrance inaudible, ramenant ainsi le sujet à la phase d’obstacle frustrant.

Pendant nos interactions avec les patients en entretien clinique, nous constations certaines appréhensions qui nous font penser à une réaction de peur de devenir malade, ou à une volonté de devenir malade plutôt qu’être touché par la « maladie ». Qu’en est-il exactement ?

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