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CHAPITRE 2 : MÉDIAS, VILLE ET MODERNITÉ

2.2 L’ ESPRIT DE LA MODERNITÉ

Raison, sujet, progrès, changement, crise… sont autant de mots clés qui traduisent tout ou partie de ce qu’on appellera l’esprit de la modernité. Parce que finalement son histoire allie à la fois un cheminement de nature chronologique qui produit du sens et l’émergence de notions nouvelles qui bouleversent la réalité quotidienne et appellent à son dépassement. C’est ce qui fait dire à Jean Baudrillard que « la modernité n'est pas seulement la réalité des bouleversements techniques, scientifiques et politiques depuis le XVIe siècle, c'est aussi le jeu de signes, de mœurs et de culture qui traduit ces changements de structure au niveau du rituel et de l'habitus social. »90

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Op. cit., p. 55.

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L’invention de la modernité fait intervenir divers faits qui convergent vers un but commun : l’avènement de l'imprimerie, les découvertes de Galilée, la Réforme…

L’aventure de la modernité est également liée à l’affirmation du Sujet comme nous l’avons déjà évoqué avec Alain Touraine. Mais la modernité est aussi conscience de soi ; le sujet moderne se reconnaît comme tel et assume sa condition de moderne. C’est René Descartes qui est considéré comme une des figures centrales de cette nouvelle conscience de l’individu qui s’affirme et se prend en charge :

« Descartes est le père de l'individualisme, mais Montaigne est le créateur de l'individu à la recherche de son authenticité, une quête qui s'avère élémentaire dans l'identité moderne. »91

L’esprit de la modernité, c’est surtout aussi au niveau politique, la grande innovation de l'abstraction de l'État. C’est ce qui explique selon Baudrillard que l’hégémonie de l'État bureaucratique ne fait que croître avec les progrès de la modernité. L’État moderne naît des cendres du système féodal et des systèmes d’organisation qui ne connaissent pas l’abstraction entre le pouvoir et celui ou ceux qui l’exercent. Mais la rationalisation de la société exigée par la modernité demandera de l’État moderne qu’il place l’exercice du pouvoir et de l’autorité qui en est issue, à l’abri de la tyrannie et du despotisme. Il faut noter à ce sujet que la forme républicaine actuelle de l’État au Sénégal est un legs colonial même si des réaménagements ont été opérés. La forme urbaine qui en est issue est d’ailleurs tributaire de cette vision de la gestion centralisée du pouvoir. Du champ politique on passe en revue tous les autres aspects de la vie sociale, la modernité devient une nouvelle manière de voir le monde :

« Cette pensée a tenu "l‟homme" et la "raison" pour les deux figures par excellence de la souveraineté du sujet en même temps qu‟instances fondatrices du savoir et de l‟agir, et finalement, expériences originaires à partir desquelles se lisent aussi bien le monde que la vérité du

politique, de l‟éthique et de la culture. »92

Il procède de cet esprit de la modernité une ambition de s’ériger comme modèle indépassable et universalisable. Des mutations déterminantes ont été repérées par certains spécialistes avec l’essor des sciences et techniques ainsi que le développement des moyens de production avec comme corollaires l’intensification de la productivité et de la domination de l’homme sur la nature. Ces mutations sont liées à ce que

91 in Francine Tremblay, op. cit., p. 100

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Achille Mbembe, De la Postcolonie : essai sur l‟imagination politique dans l‟Afrique contemporaine,

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Baudrillard appelle les changements dans la modernité ; c’est-à-dire au passage d’une civilisation du travail et du progrès à une civilisation de la consommation et du loisir93.

2.2.1 Lectures de la modernité

Des penseurs du XXe siècle se sont intéressés à la question de la modernité. Leur lecture de l’évolution historique de la société occidentale révèle, chez chacun d’eux, un élément important qui permet de se faire une idée sur leur conception de la modernité. Chez Émile Durkheim, la différenciation sociale se structure comme matrice de la modernité. Pour lui la modernité définit une société de plus en plus complexe avec des groupes sociaux différents et hiérarchisés. Par la division du travail, les individus accroissent leur singularité et leur spécialisation mais se rendent complémentaires. Analysant et interprétant la corrélation entre l’éthique protestante dans le développement du capitalisme, il situe l’avènement du monde dans un long processus de désenchantement.94

Le principe de rationalisation est perçu chez Norbert Elias comme étant la base même de la civilisation moderne ainsi que la maîtrise de la violence et son monopole par l’État moderne. Jürgen Habermas a également entrepris de réfléchir sur la société moderne. Chez lui la « rationalité procède d’une rupture de la conception unitaire du monde mais c’est elle et elle seule qui permettra à la société moderne de parvenir à une nouvelle articulation. »95 Dans la modernité, les actes de communication deviennent autonomes et la société elle-même doit être intégrée par le moyen de la rationalité communicationnelle. Dans sa réflexion sur la modernité, Habermas accorde un rôle majeur à la démocratie, à la société civile et l’espace public comme domaine de constitution d’une volonté générale. 96

C’est avec l’École de Chicago que l’expérience de la modernité est livrée sous le signe du clivage entre le type idéal de la société rurale traditionnelle et la société urbaine industrielle. Dans cette approche, la ville (en l’occurrence Chicago) devient un laboratoire de la modernité et le centre d’impulsion de la vie économique, politique et

93 Jean Baudrillard, op. cit.

94 Cette partie fait référence aux travaux de Danilo Martucelli, op. cit.

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Op. cit., p. 323.

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sociale. L’expérience propre aux individus dans l’espace urbain favorise leur capacité d‟individuation.

Anthony Giddens propose une analyse des sociétés contemporaines où la distanciation espace-temps constitue la clé de voûte de la condition moderne. La distanciation de l’espace-temps chez lui « devient déterminante avec les nouveaux moyens de communication, des capacités de déplacement plus grandes, et le recours massif à des systèmes abstraits. ».97 Cette lecture de la modernité à partir de la dialectique espace-temps est assez originale et nous intéresse à plus d’un titre dans le cadre de ce travail qui essaie d’articuler les médias, l’espace et la modernité.98

Les lectures de la modernité nous autorisent à parler de son rapport avec la pensée de la négritude telle qu’élaborée par Senghor notamment avec le concept d’enracinement/ouverture.

« De fait, la négritude s‟organisant autour du schéma de la nouveauté et

de la modernité est essentiellement ouverture sur l‟histoire universelle. »99

Cette relation entre la pensée de la négritude et la construction de l’État-nation est, à notre avis, un moment important de l’émergence de l’esprit de la modernité dans le contexte qui nous est propre.100

2.2.2 Modernité et postmodernité

L’idée que les mutations en cours, qui donnent une place centrale aux moyens de communication, aux mass media, ne peuvent plus être appréhendés avec les concepts hérités des Lumières a permis d’affirmer les contours d’une pensée dite postmoderne. Mais en définissant la postmodernité, les auteurs mettent en garde contre la tentation confortable d’en faire une « suite de la modernité », le lien causal n’étant pas évident entre ces deux notions. Allant plus loin ils considèrent que l’histoire de la

97 Danilo Martucelli, op. cit., p. 507.

98 Danilo Martucelli, op. cit., p. 508.

99 Aminata Diaw, « La démocratie des lettrés », in Momar Coumba Diop (dir.), Sénégal: trajectoires

d'un État, op. cit., p. 299-329.

100 « Si la négritude informe le pouvoir, c'est dans la mesure où elle lui permet d'élaborer un discours

identitaire, instrument efficace pour construire et consolider l'unité nationale. Celle-ci doit restituer un universel sénégalais qui à défaut d'avoir une histoire propre, va résulter d'un bricolage théorique et de la fabrication d'une mémoire à venir. Évacuer l'histoire aristocratique, citadine et wolof, pour restituer un faisceau de valeurs déterritorialisées, telle doit être la trame de la négritude. » in Aminata Diaw, op. cit., p. 306.

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postmodernité, vieille seulement d’une trentaine d’années, ne s’écrit pourtant pas « contre » la modernité.

L’avènement d’une société basée sur une économie qualifiée de post-industrielle et la reconfiguration des réseaux de communication à l’échelle planétaire instaurent une nouvelle manière d’être et de nouveaux rapports à l’espace-temps.

Ces changements, brusques ou non, instaurent en même temps une nouvelle vision critique analysée par Gianni Vattimo qui propose de « concevoir la multiplication des moyens de communication comme l’élément qui va favoriser le déplacement des points de vue sur le monde. »101La conscience moderne subira elle-même les contrecoups de sa croyance à une lecture linéaire de l’histoire qui devient un progrès. Cette conception du progrès sera battue en brèche par maints auteurs :

« Le plus caractéristique de cette vision optimiste est la croyance au progrès. Pas seulement des progrès hasardeux ou des progrès dépendant de la bonne volonté des hommes, mais des progrès illimités et éternels – le progrès comme quelque chose de naturel et nécessaire. C‟est une nouvelle conception à l‟intérieur de l‟intérieur de l‟histoire des idées. Je lui donne le nom de "mythe moderne du progrès". »102

L’idéologie du progrès héritée de la modernité sera critiquée en ce qu’elle ne débouche pas toujours sur un monde meilleur censé devenir plus harmonieux. D’où le déplacement des points de vue dont parle Wattimo. Les notions d’altérité et de pluralisme social interpellent le sujet moderne dans sa capacité à vivre dans un monde diversifié et pluriel. Car avec la logique panoptique des médias, la postmodernité

entre dans l‟ère du cosmopolitisme planétaire.103L’optimisme issu des éléments de

l’actualité et de la contemporanéité qui avaient permis de donner une figure temporelle à la modernité s’estompe peu à peu :

« L‟actualité, toute actualité, est irrémédiablement vouée à son

dépassement et devient à son tour une sorte de classicisme. »104

Qu’en est-il du « bilan » de la modernité ? a-t-elle abouti à la fin de l’histoire comme cela a été théorisé par Francis Fukuyama ? ou à la mort du sujet ? En réalité la modernité pose beaucoup de questions sur le devenir de l’homme. En cela la postmodernité, loin d’être un dépassement de la modernité, ne serait rien d’autre qu’un

101 Cité par Denis Jeffrey, op. cit.

102 Von Wright, op. cit., p. 33.

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in Denis Jeffrey, op. cit.

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questionnement radical sur les représentations que se fait le sujet moderne de lui-même.105Le postmodernisme a été victime d’une imprécision théorique qui aurait rendu tardive son entrée dans la tradition épistémologique des études françaises où des points de vue critiques de rejet sont même notés dans un premier temps. Un article de Christine Chivallon est d’ailleurs assez instructif à ce sujet en rapport avec les études géographiques.106 Elle y apporte des éléments théoriques sur la compréhension de la postmodernité. En Afrique le concept est lié à la période post-coloniale, sans qu’on puisse les confondre dans une définition englobante.107Dans d’autres tentatives, des géographes ont essayé de donner un contenu à la notion en relation notamment avec la territorialité :

« Étant donné l'irrémédiable flottement sémantique des termes modernité et postmodernité, le débat doit être mené sur un tout autre plan. Car le mot, quel qu'il soit, ne doit pas faire obstacle à la prise en compte des résultats obtenus par l'analyse d'une réalité pourtant évidente dans nos sociétés: érosion de l'idée de progrès, incertitude concernant l'avenir, recul de l'adhésion à une science objective et rationnelle, perte d'intérêt pour les grands récits, crise identitaire et culturelle, perte du sens historique, montée de l'éphémère, désintérêt pour la politique, etc. »108 Dans cet ordre d’idées, la postmodernité, ne serait alors qu’ « un terme commode pour expliquer ces mutations récentes de la société. »109

En Afrique certains auteurs considèrent la phase post-coloniale comme très importante en termes de périodisation de l’histoire africaine.110

Mais nous sommes conscients que la question est plus complexe qu’une simple chronologie temporelle. Cependant pour raison de commodité, notre choix pour la « modernité » doit surtout être mis en relation avec la volonté d’étudier de façon approfondie un terme devenu familier et foisonnant dans le corpus journalistique sénégalais. Nous espérons ainsi mieux cibler notre recherche.

105 in Denis Jeffrey, op. cit.

106

Christine Chivallon, « Débattre autour du postmodernisme : commentaires de textes choisis » in

Espace géographique, 2004/1, p. 43-58.

107 Voir à ce sujet Carmen Husti-Laboye, L‟individu dans la littérature africaine contemporaine. L‟ontologie faible de la postmodernité, Thèse de doctorat en littérature, Université de Limoges,

décembre 2007.

108 « La postmodernité : par-delà le mot, une notion utile » interrogation menée in Laurent Deshaies, Gilles Sénécal, « Postmodernité et territoire: vers de nouvelles territorialités? », Cahiers de Géographie

du Québec, Volume 41, n° 114, décembre1997, pp. 279-283, consulté en octobre 2009 à

http://www.cgq.ulaval.ca/textes/vol_41/no_114/present.htm#retour%20Beaudrillard%201995

109

Laurent Deshaies, Gilles Sénécal, op. cit.

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2.2.3 Modernité, modernités : déclinaisons locales ?

Nous avons déjà parlé du souci de certains auteurs de ne pas vouloir s’enfermer dans une lecture par trop linéaire de la modernité. Dans une lecture qui se voulait globalisante et non parcellaire de la marche du monde, ils ont laissé entrevoir que l’aventure de la modernité a pu être différente dans d’autres parties du monde. Dans notre recherche, la modernité sera surtout lue comme état d’esprit et comme mode d’inscription dans la contemporanéité ; mais elle sera aussi analysée comme mythe. C’est en cela que l’impact de la modernisation en Afrique - et particulièrement au Sénégal- sera également mieux perçu.

Nous souscrivons à certaines approches, celles de Bayly notamment, qui perçoivent dans le mouvement de la modernité des éléments d’universalité. Dans son analyse, Jean Copans affirme que « la production de la modernité africaine dans la longue durée, prend d’abord la forme d’une simple modernisation, c’est-à-dire d’une acquisition imposée, non sui generis, de traits désincarnés et désarticulés ».111Il essaie de rechercher en Afrique les conditions d’une « production indigène, autochtone de la modernité », à l’évidence, aux antipodes de ce qu’elles ont pu être en Occident. Il conclut qu’en Afrique, contrairement à l’Occident, modernité et modernisation sont disjointes.112

Dans ce travail, le contexte africain est notre champ d’investigation mais nous ne perdons pas de vue la portée universelle de la modernité. La distinction introduite par Jean Copans entre modernité et modernisation en Afrique nous permet, dans notre analyse de l’espace urbain comme « espace de la modernité », de mieux percevoir les éléments qui rattachent le continent à l’universel et de faire la différence avec les aspects qui relèvent du mythe de la modernité.

Comme nous l’avons déjà souligné, il y a des modernités. Car l’histoire de la modernité c’est aussi sa réappropriation et son actualisation dans des contextes disparates. La consultation de travaux faisant autorité en la manière incite plutôt à une lecture ouverte dans notre tentative de compte rendu du concept. Après Jean Copans, une explication est fournie de ce qu’il a pu advenir de la modernité dans des sociétés non-occidentales avec Pierre Fougeyrollas, spécialiste du Sénégal, qui soulignait dans un ouvrage qui a fait date :

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Jean Copans, La longue marche de la modernité africaine, Paris, Karthala, 1990, p. 231.

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« Ainsi la modernisation en cours, hors des sociétés occidentales, non seulement ne reproduirait pas les étapes naguère parcourues par l‟Occident, mais encore tendrait, à partir des techniques les plus récentes en voie de mondialisation et d‟uniformisation planétaire, à susciter des formes de socialité et des expressions culturelles différenciées, en fonction des provenances historiques elles-mêmes différentes. »113

Cette lecture de la modernité qui fait en quelque sorte l’éloge de la différence et du relativisme permet d’avoir une conception ouverte de la notion. Cette manière de voir les choses comprend la modernité non point comme « la destruction du cadre national », mais postule au contraire « que chaque nation soit assurée de son authentique réalité pour s’ouvrir sans péril à la planétarisation. »114

Parlant du Sénégal de façon plus spécifique, Pierre Fougeyrollas, donne des éléments au travers desquelles le pays se constitue :

« En somme, le fonds négro-africain, l‟Islam et l‟occidentalisation de type français, sont les composantes du caractère national sénégalais, et ces composantes ont formé une totalité vivante à travers le vécu des

étapes de l‟histoire dont le pays a finalement émergé. »115

En conclusion on peut invoquer Jean Copans qui évoque « une production indigène, autochtone de la modernité » et qu’il caractérise en ces termes : « À l’évidence elle sera différente de la nôtre. »116.Nous verrons que cette approche différenciée de la modernité est accréditée par d’autres auteurs, notamment avec le thème de la ville en relation duquel certains évoquent le concept d’altermodernité.117