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L ES ANTECEDENTS DE LA QUERELLE

Dans le document Newton (Page 130-133)

Ce n'était pas la première fois que la priorité de Newton dans l'invention du calcul infinitésimal (sous l'un ou l'autre de ses noms) était affirmée de manière explicite. Le premier à le faire avait été Newton lui-même, en 1687, dans la section II du deuxième livre des Principia, où il avait inséré, sans aucune raison mathématique apparente, un lemme où était énoncée une règle servant à trouver le « moment » d’une quantité résultant du produit de deux autres quantités. Newton parle ici de moments, en les définissant comme « les incréments ou les décréments momentanés » des quantités variables, mais il observe que cela aurait été « la même chose » si en lieu de moments on avait parlé « soit les vitesses des incréments ou décréments (qui peuvent aussi être appelées les mouvements, mutations et fluxions des quantités), soit n'importe quelle quantité finie proportionnelle à ces vitesses. » Cela revient à dire que la même règle sert aussi à trouver la fluxion de la grandeur en question. Si de la théorie des fluxions on passe ensuite au calcul différentiel43, cette même règle permet de trouver la différentielle

de cette même quantité, c’est-à-dire la différence infiniment petite entre deux valeurs successives de cette quantité. Pour éviter tout malentendu, après avoir décrit la règle en langage naturel, Newton passe aux formules : si a et b sont les moments de A et B, alors le moment de AB est aB + bA. Et il observa aussitôt de là il s’ensuit que le moment deA

n m 41 Cf. Westfall (1980), pp. 686-722. 42 Cf. Cohen (1971), pp. 216-223. 43 Cf. la section II.8.

— 17 — est n

mA

n!m

m a (n et m étant deux nombres entiers quelconques)44. Naturellement si on

substitue dans ces règles les terme « moment », par le termes « fluxion » ou « différentielle », ces règles restent valides.

Dans la première édition des Principia, ce lemme était suivi par une scholie — qui sera ensuite modifiée dans la troisième édition de 1726, lorsque la dispute avec Leibniz s’était désormais terminée —, où Newton affirmait avoir échangé dix ans auparavant des lettres avec Leibniz et communiqué à ce dernier qu'il possédait une méthode pour trouver les

maxima et les minima et les tangentes (d’une courbe) qu'il avait cachée derrière un

anagramme dont la solution était donnée par l'énoncé suivant : « Data æquatione quotcunque ; fluentes quantitates involvente, fluxiones invenire, et vice versa [Une équation quelconque étant donnée, trouver les fluxions des quantité fluentes qui y interviennent et vice versa]. » La méthode évoquée par cette formule qui aurait résultée bien obscure pour quiconque ne connaissait pas cette même méthode au préalable, n’était que la théorie des fluxions. Newton ajoutait enfin que Leibniz lui avait répondu en l'informant qu'il possédait déjà une méthode analogue, employant des termes et des notations différents, et qu'il lui avait communiquée cette méthode à son tour.

Newton revendiquait ainsi fermement ses mérites, mais ne portait là aucune accusation contre Leibniz. La correspondance mentionnée par Newton avait effectivement eu lieu entre 1676 et 1677, par l'intermédiaire de Collins et Oldenburg. En particulier, Newton avait écrit deux lettres à Leibniz en 1676. Dans la première, il avait appliqué son algorithme de quadrature à des séries entières45, sans le justifier ou l'exposer

explicitement ; dans la seconde, il avait introduit l'anagramme qu’on vient de citer. Leibniz n’avait reçu cette dernière lettre qu’en juin 1677, à Hanovre, où il s'était établi au service du duc de Brunswick. Quelques années plus tôt, entre 1672 et 1676, il avait séjourné à Paris et, sur la route de Hanovre, s'était arrêté quelques jours à Londres, où il avait rencontré Collins qui lui avait notamment montré le De analysis de Newton.

Des carnets de Leibniz, on sait aujourd'hui qu'il établit son calcul différentiel pendant son séjour à Paris. Même en admettant qu'en 1676 il eût pris bonne connaissance de l'algorithme des fluxions, et non pas seulement des méthodes de développement en séries, tout ce qu’avaient pu lui apprendre le De analysis et les lettres de Newton était que Newton était parvenu à un résultat analogue au sien. Dans sa scholie de 1687, Newton — qui apprendra fort tard que Leibniz avait lu son De analysis — semblait l'admettre. Insérer le lemme évoqué plus haut dans les Principia était donc, pour Newton, prendre date mais aussi montrer qu’il n’avait pas apprécié le silence que Leibniz avait gardé dans ses articles46 de 1684 et 1686 à propos de leur correspondance de 1676-1677 : faute

44 Dans le formalisme algébrique, un exposant fractionnaire, tel n

m est utiliser pour indiquer en même

temps une opération double consistant en l’élévation à la puissance n et en l’extraction de la racine d’ordre

m. Le symbole « A

n

m » indique donc la racine d’ordre m de la puissance n-ième de A, ce qu’on pourrait aussi dénoter ainsi « mAn » : c’est la grandeur x telle que xm = An . Le passage de la première règle à la seconde ne tient ainsi qu’à une simple manipulation algébrique.

45 Cf. la section II.2. 46 Cf. la section II.8.

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majeure de Leibniz, aux yeux de Newton, qui allait être, vingt-cinq ans plus tard, l’aliment de la polémique.

Dans ce lemme des Principia, Newton présente son algorithme en termes d'une règle qui, si appliquée à une expression algébrique exprimant une quantité, permet d’en tirer le moment de cette quantité ; dans le Traité d'octobre 1666, dans le De analysis, dans le De

methodis, il présente cet algorithme comme une règle qui, si appliquée à des équations

algébriques exprimant la relation entre deux quantités, permet d’en tirer une autre équation exprimant la relation entre les fluxions de celles-ci. Cette différence peut aujourd'hui sembler fort subtile, mais était en fait cruciale47, et elle était d’ailleurs la

principale parmi celles qui distinguaient l’algorithme de la théorie des fluxion de celui du calcul différentiel. Et c’était de surcroît de cette différence que ce calcul tirait ses avantages sur la théorie des fluxions (les avantages de la seconde sur le premier résidant en revanche en sa plus grande généralité). En revendiquant la priorité de Leibniz sur Newton, même après qu'il fût évident que Newton était parvenu à la théorie des fluxions dès les années 1664-1666, les disciples du premiers se référèrent par la suite, explicitement ou pas, à cette différence48.

Dans un addendum au De methodis (rédigé comme ce dernier en 1671) et, une dizaine d’années plus tard, dans la Geometrie curvilinea49 Newton avait en vérité déjà présenté la

règle pour trouver la fluxion du produit comme il le fait dans le lemme des Principia, et dans la première de ces circonstances, il avait même observé que de cette règle il s'ensuit que la fluxion de A est à la fluxion de An

comme A est à nAn

, et la fluxion de A1/n

est à la fluxion de A comme A1/n est à nA, ce qui équivaut à affirmer que la fluxion de An est nAn

a, et la fluxion de A1/n est 1

nA

1

n!1a, pourvu que a soit la fluxion de A. Il n'avait

pourtant pas donné suite à ce changement de perspective en transformant en conséquence le formalisme de la théorie des fluxions, en se limitant à appliquer sa règle à quelques situations géométriques particulières. Si dans le lemme de la première édition des

Principia, Newton va en revanche un peu plus loin, il semble qu’il fasse plus pour

montrer l'analogie entre sa méthode et celle de Leibniz qu’en visant une vraie transformation du formalisme de la théorie des fluxions50.

Leibniz ne réagit pas à la revendication de Newton de 1687 (encore qu'il lui arriva souvent d’exprimer son opposition à la mécanique de ce dernier). Il ne réagit pas non plus, au moins publiquement, lorsque Wallis publia en 1685, dans son Treatise of

47 On a déjà observé cette différence dans les compléments techniques de la section II.3.

48 Cela semble être le sens d'une affirmation célèbre de Jean Bernoulli, contenue en une lettre à Leibniz du 17 juin 1713, d'après laquelle avant 1684 Newton « connaissait les fluxions, mais pas le calcul des fluxions » [cf. Newton (C), vol. VI, p. 7-10]. Jean Bernoulli (1667 - 1748) fut le principal parmi les mathématiciens d’orientation leibnizienne. Il développa et systématisa le calcul différentiel et intégral, en l’appliquant entre autres en mécanique.

49 Cf. la note (71) du chapitre V. Je me réfère ici aux corollaires 7 et 9 du théorème 1 de l'addendum [cf. Newton (MP), vol. III, pp. 236-239] et au corollaire à la proposition 9 de la Geometria curvilinea [cf. Newton (MP), vol. IV, pp. 436-437].

50 Si changement il y eut dans le formalisme de Newton, il ne se produisit que dans le De quadratura. Ceux parmi les lecteurs qui sont familiers du formalisme du calcul différentiel comprendront en effet les liens entre l'approche opératoire que Newton a pu voir à l'œuvre dans les mémoires de Leibniz et les nouveautés dans la présentation de la théorie des fluxions introduites dans le De quadratura qu'on a signalées dans la note (18), ci-dessus.

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Algebra, la première lettre que Newton lui avait envoyée en 167651. En 1693, lorsque

Wallis publia, dans l'édition latine de ce même traité, un extrait du De quadratura52, il

envoia une lettre très courtoise à Newton pour le féliciter de ses succès, à laquelle Newton répondit avec la même courtoisie. De même, aucun incident ne fut causé par la publication in extenso des deux lettres à Leibniz de 1676 dans le troisième volume de l'Opera mathematica de Wallis, en 1699. Entre-temps, en 1696, Jean Bernoulli avait néanmoins lancé implicitement un défi à Newton, en proposant deux problèmes (que Newton résout aussitôt qu’il les reçoit), en prétendant que seulement ceux qui connaissaient le calcul différentiel auraient pu les résoudre. Fatio répondit avec un pamphlet, publié à Londres en 1699, où il affirma publiquement (après l’avoir fait privativement en 169153) la priorité de Newton et insinua une accusation de plagiat à

l’encontre de Leibniz, qualifié de « deuxième inventeur ». Leibniz réagit à son tour avec une recension anonyme du pamphlet de Fatio sur les Acta Eroditorum de 1700, attaquant ce dernier, mais reconnaissant les mérites de Newton.

Ce fut le début d'une séries d’escarmouches entre Leibniz, Jean Bernoulli et quelques mathématiciens liés d'une manière ou d'une autre à Newton, tels Gregory ou G. Cheyne. Newton resta étranger à ces escarmouches, se limitant à publier le De quadratura, que Leibniz recensa, encore anonymement, sur les Acta Eruditorum de 1705, soulignant l'équivalence entre la méthode de Newton et la sienne, et insinuant presque que l’accusation de plagiat devait être renversée.

Dans le document Newton (Page 130-133)