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4.1 L’A NALYSE DES ENTRETIENS

4.1.6 L’entretien avec Mariam

Mariam a 58 ans au moment de l’entretien. Elle est géographe de formation. Après un troisième cycle spécialisé en cartographie, elle commence un Ph.D. au Canada. Au bout d’un an, Mariam décide de rentrer en France et cherche du travail dans le domaine de la cartographie. Afin de commencer à gagner sa vie, elle intègre d’abord une association à but humanitaire et social basée en France, ce qui lui donne de découvrir le monde associatif et le travail qui y est accompli. Elle s’y occupe du marketing direct.

Mariam est ensuite embauchée dans une entreprise de transport aérien au service cartographique des pilotes, ce qui est conforme à sa formation initiale. Après plusieurs responsabilités en interne, Mariam est responsable du service cartographie. Au moment d’une grosse grève, le président directeur général (PDG) décide de consulter l’ensemble du personnel par l’intermédiaire de questionnaires. Mariam est choisie, au sein de la direction « opération », pour analyser les résultats. A cette occasion, Mariam rencontre le PDG qui semble l’apprécier et lui conseille de quitter l’entreprise78 pour découvrir d’autres horizons.

Mariam a alors l’opportunité de s’associer à une amie pour devenir cartographe à son compte dans l’édition. La situation professionnelle de son mari devenant plus stable et confortable, elle accepte la proposition de son amie et quitte l’entreprise de transport aérien. Comme cartographe dans l’édition, elle travaille pendant deux ans pour la presse et aussi les éditions scolaires et touristiques. Elle rencontre alors un grand éditeur de guide touristique qui lui propose de piloter la cartographie. La situation de son associée devant évoluer, elle accepte cette opportunité.

Après 15 jours chez son nouvel employeur, Mariam apprend qu’elle a un cancer du sein. Elle a 36 ans. Mariam propose alors à son nouvel employeur de démissionner. Celui-ci lui demande au contraire de rester, ce dont Mariam lui sera toujours reconnaissante. Commence alors un chemin douloureux et difficile pour concilier des soins médicaux intensifs et son

78 Non qu’il n’apprécie pas sa propre entreprise ou les qualités de Mariam. Il considère plutôt que la

personnalité de Mariam ne pourrait guère se développer dans le genre d’activité dans laquelle elle s’est engagée.

163 activité professionnelle. Mariam prend aussi la décision de se séparer de son mari. Ses enfants ont alors sept et trois ans.

Le combat contre la maladie prend aussi la forme d’un combat contre le corps médical. Au lieu d’une mastectomie d’un seul sein, Mariam demande une mastectomie bilatérale à titre préventif, ce qui n’était pas du tout courant à l’époque et provoque de fortes oppositions. Ce choix s’explique par la perte très douloureuse de plusieurs femmes de sa famille et notamment de sa mère, alors qu’elle n’avait que 13 ans. Mariam savait qu’elle risquait de subir le même sort que les femmes de sa famille, mortes avant 50 ans. Après avoir finalement obtenu de haute lutte l’accord du corps médical, Mariam est guérie de son cancer et initie un long chemin de reconstruction corporelle et psychologique. Elle prend alors conscience de ce que les soins médicaux ne sont pas suffisants et qu’un accompagnement s’avère nécessaire après la guérison du cancer.

Parallèlement à son long travail de reconstruction personnelle, Mariam quitte le service cartographique de son entreprise pour intégrer le service éditorial. Elle y crée une collection puis devient directrice de collection de guides de voyage.

Au terme de 10 ans de psychothérapie, Mariam publie un livre relatant son expérience de combat contre le cancer et pour la vie. Elle développe par la suite des ateliers d’écriture pour des femmes ayant été atteintes d’un cancer. C’est alors que lui vient l’intuition de faire du mécénat au sein de son entreprise et aussi de créer une maison pour accueillir les personnes qui ont survécu au cancer mais ont besoin d’être accompagnées après leur guérison.

Après plusieurs demandes peu fructueuses auprès de responsables de son entreprise, Mariam obtient finalement l’accord de son PDG qui lui propose de participer à la création de la Fondation d’entreprise qui abritera notamment la maison d’accueil qu’elle a imaginée.

Mariam quitte alors son entreprise pour devenir déléguée générale adjointe de la Fondation de cette entreprise79. Au moment de l’entretien, elle occupe cette fonction depuis plus de quatre ans. Comme déléguée générale adjointe, Mariam gère tout « l’opérationnel » de la Fondation : gestion des demandes de mécénat, suivi des demandes qui ont été retenues par les organes de gouvernance, obligations légales, fiscales, financières, et impact qualitatif et quantitatif des projets. Mariam est aussi responsable et garante de la communication de la Fondation. Elle est aussi garante de la certification et de la clôture des comptes et a un rôle de

164 contrôleur de gestion. Mariam est aussi responsable du personnel et enfin porte-parole ad extra de la Fondation. Son activité est ainsi particulièrement variée et Mariam la compare volontiers à celle d’une start-up.

D’un point de vue personnel, Mariam est célibataire et ses enfants sont désormais autonomes.

4.1.6.2 Ce qui a amené Mariam à changer d’orientation

Mariam aurait pu continuer à exercer sa fonction de directrice de collection, fonction dans laquelle elle a considérablement développé l’activité de l’édition de guides de voyage de « par le monde ». Mais l’épreuve du cancer s’avèrera déterminante pour sa vie, y compris professionnelle. Le long travail de reconstruction personnelle aboutit chez elle au désir et à l’intuition de la création d’une « maison de la vie » pour personnes ayant survécu au cancer. Il s’agit maintenant d’examiner comment Mariam a identifié sa nouvelle orientation et à quoi elle a été attentive pour la déterminer.

4.1.6.3 Les points d’attention identifiés par Mariam pour discerner sa nouvelle orientation On retrouve ici les super-thèmes et les thèmes qui ont émergé de l’analyse des verbatim. Par souci de clarté, une définition de chacun des super-thèmes est d’abord proposée, puis des thèmes. Mais c’est à partir des analyses des verbatim qu’a d’abord émergé des thèmes qui ont pu alors être regroupés en super-thèmes. Ce qui est premier dans l’ordre d’exposition a été en réalité dernier dans l’ordre de la découverte.

Les finalités et la mission

La finalité désigne ici ce en vue de quoi Mariam vit ; c’est ce qui, de façon générale, oriente son existence et lui donne sens. La mission est liée intrinsèquement à cette finalité, mais a un caractère moins général. Elle désigne le but concret et existentiel auquel s’ordonne Mariam. La poursuite de ce but mobilise son énergie et donne concrètement sens à son existence, au moins pour un temps. Finalités et mission sont indéniablement des points d’attention cruciaux en tant qu’ils orientent l’énergie de Mariam et donnent sens à ses décisions.

Les finalités

Mariam a été profondément marquée par le cancer que ce soit dans sa propre vie ou à cause de la disparition de plusieurs membres de sa famille. Le cancer est selon son expression

165 sa « ligne rouge », ce qui l’a accompagnée tout au long de son existence. Ayant ainsi pâti des dégâts occasionnés par cette maladie, elle exprime très distinctement que sa finalité est d’aider les autres à mener le combat contre le cancer. « Ce que je devais accomplir, alors c'est très clair ! C'était d’apporter ma pierre à l'édifice pour aider les gens qui ont un cancer ».

Ce combat contre le cancer peut prendre d’autres formes, en participant par exemple à la recherche scientifique pour le traitement du cancer. Pour Mariam, il s’agit de l’accompagnement des personnes pour les aider à s’affranchir des conséquences si néfastes de la maladie. Mariam a bien conscience qu’elle s’inscrit dans un vaste dispositif de lutte contre le cancer, ce que signifie l’image de la pierre dans l’édifice. Elle a ainsi la claire conscience d’avoir un rôle à jouer, celui d’aider les personnes victimes du cancer. Ceci constitue sa finalité.

A côté de cette finalité clairement exprimée, Mariam évoque aussi l’importance de sa vie familiale et particulièrement de ses deux enfants. Ceux-ci constituent sa priorité. Alors qu’elle luttait contre la maladie, sa finalité était déjà de tout faire pour survivre et que ses propres enfants ne subissent pas comme elle la mort prématurée de leur mère. Au moment du discernement d’une nouvelle orientation professionnelle, et alors que Mariam est désormais guérie, ses enfants sont âgés de 25 et 21 ans, et sa volonté de concilier sa vie professionnelle et sa vie personnelle reste intacte. Mariam le formule ainsi :

Comment je peux évoluer dans ma carrière pour que je puisse, à côté, mener ma vie personnelle ? Et le discernement il est où ? Il est de permettre que cette vie professionnelle et cette vie personnelle soient liées et permettent d'avancer sur les deux côtés en même temps.

Même si la distinction entre vie professionnelle et vie personnelle semble claire, il apparaît que la vie professionnelle de Mariam a bien un caractère très personnel au sens où elle permet à Mariam de réaliser une finalité qui lui tient particulièrement à cœur. Il serait ainsi peut-être préférable de distinguer vie professionnelle et vie privée, tout en notant que sa personne est engagée dans les deux formes de vie. Cela ne semble pas trahir son témoignage, même si sa formulation est un peu modifiée. Quoi qu’il en soit, à côté de la finalité énoncée plus haut, celle d’aider les personnes victime du cancer, Mariam en poursuit une autre : celle de continuer à vivre et d’être auprès de ses proches, particulièrement de ses enfants. « J'ai failli perdre la vie. J'ai perdu ma maman. Je veux voir grandir mes enfants le plus longtemps possible et c'est ça, ma raison ! ».

166 La mission

La mission de Mariam se précise à l’occasion d’un autre événement douloureux : la vente de la maison de famille après la mort de son père. Mariam était très attachée à cette maison et ressent cette vente comme une perte d’une autre partie d’elle-même. Elle s’écrie ainsi : « c'est encore comme si on m'avait arraché la moitié... Vous savez, c'est la vie ! Encore un pan de la vie qui partait ! ». Mariam saisit l’importance de la maison qui protège et qui permet de refaire ses forces et perçoit alors avec évidence et clarté comment elle pourra réaliser la finalité qu’elle poursuit :

Et là, franchement, je ne suis pas mystique, mais ça m'est tombé dessus ! Je me suis dit : "Ça y est ! Je sais ce que je veux faire ! Ça y est ! C'est clair ! Je sais ce que je veux faire ! Je veux créer une maison pour les gens qui ont eu le cancer mais qui sont guéris."

L’intuition de Mariam engendre immédiatement un « je veux » qui la projette dans un avenir à créer. Elle identifie ainsi la mission qui lui permettra de réaliser la finalité à laquelle elle tend. Mariam a éprouvé comme plusieurs de ses proches la difficulté à vivre la période qui suit la guérison. Pendant la maladie, le suivi médical et souvent l’accompagnement des proches sont un véritable soutien. Mais souvent, après la guérison, la personne se sent désemparée. Mariam constate que l’accompagnement post-cancer n’existe pas.

« […] une fois que vous êtes guérie... paf ! Vous êtes lâchée. Et puis là, vous retournez à la vie professionnelle, à la vie familiale, amicale, sociale, sexuelle (parce que le corps peut être très, très marqué, c'est compliqué de retrouver une vie globale). Et puis là, avec qui, on en parle ? […] vous vous apercevez que vous ne pouvez en parler qu'avec les gens qui ont eu le cancer.

Ce constat de carence suscite la créativité de Mariam et l’amène à inventer les activités à proposer au sein de son projet de maison, activités qui permettront aux participants de « lâcher prise et [d’]échanger » : yoga, éducation physique adaptée, conseils de nutrition, musicothérapie, ateliers d’écriture (atelier que Mariam souhaite animer) et ateliers de photographie. Bref, Mariam se projette de plus en plus concrètement et avec enthousiasme dans sa nouvelle mission en précisant le contenu du programme des sessions abritées par la future maison. Elle prend aussi conscience que son héritage douloureux et dramatique légué par sa famille peut être transformé, par une sorte d’alchimie suscitée par la mission, en un projet bienfaisant.

Et je me dis : "Mais c'est ça que je veux faire de ma vie ! C'est ça que je veux faire ! Il y a un besoin, il n'y a rien et je veux faire ça. Et si j'ai un rôle par rapport

167 à ma famille, toute cette lignée... c'est ça mon héritage ! C'est ça que je veux faire."

Ce qui est source de vitalité

Mariam est très attentive à ce qui peut être source de vitalité pour elle. Ceci désigne tout ce qui peut engendrer un surcroît d’énergie et qui permet ainsi d’affronter les défis de l’existence. Ce qui est source de vitalité constitue assurément un point d’attention pour Mariam. Les décisions qu’elle a eu à prendre présentaient des enjeux vitaux, au moins depuis qu’elle sût qu’elle était atteinte d’un cancer.

Moi, j'ai toujours été dans la survie. Donc, quand on est dans la survie, le discernement, il est clair : on veut survivre ! Et, pour survivre, je veux utiliser tel et tel outil, qu'il soit professionnel ou non.

Mariam fait état de différentes expériences de choix qui font apparaître que l’enjeu des discernements qu’elle a dû faire est de détecter ce qui pour elle est source de vitalité, et ce, pour conjurer le sort qui semble s’abattre sur sa famille. Ces expériences semblent ainsi avoir forgé comme un instinct ou une intuition pour identifier ce qui ira dans le sens d’un surcroît de vitalité et donc pour identifier directement ce qui lui convient. Par exemple, voici ce que Mariam affirme à ce propos : « Est-ce que je sais que ça va m'aller ? Voilà ! Je sais que, si je ne fais pas ça, je peux tomber rapidement down ».

Cette identification de ce qui est source de vitalité fait intervenir le cœur : « je marche beaucoup avec le cœur ». Si d’aventure une orientation de vie qui se présente à Mariam n’est pas congruente, tout son être lui manifeste son désaccord avec force : « si ça ne convient pas, mon corps et mon esprit réagissent à 300 % ! ». On peut dire que pour Mariam, le cœur joue le rôle d’un sourcier qui détecte d’où sourd la vitalité de tout son être personnel.

Lors de la maladie de Mariam, le critère de la vitalité se retrouve notamment à propos du choix de ce qui a trait aux voyages. C’est ce qui l’aide à « ne pas sombrer ». Mariam s’arrange alors pour faire coïncider son travail avec ce qui est source de vie pour elle : « Le voyage, les cartes, partir, découvrir, moi c'est la vie ! Donc, pour aller vers la vie, il fallait que je trouve un travail qui allait vers le voyage et vers la vie ».

Au moment de sa dernière réorientation professionnelle, Mariam continue d’être attentive à ce qui est source de vitalité, alors même qu’elle est maintenant guérie. Elle récapitule ainsi ce qui a pu la vivifier et ce qui continue de l’animer :

168 […] il faut que ça aille dans l'énergie qui m'anime c'est-à-dire, dans la découverte, le voyage, vers les autres, les relations humaines, la variété des relations humaines et j'ai horreur des choses qui se répètent. J'ai besoin de nouveauté. J'ai besoin de création. Je m'amuse quand je crée.

Il est à noter que les relations humaines variées et la création se retrouvent assurément dans la nouvelle activité professionnelle envisagée. Par ailleurs, le verbe « amuser » pourrait sembler incongru dans un contexte où il est fait mention d’un combat contre la maladie. Mais il semble plutôt que la création est appréhendée par Mariam comme une activité plaisante en elle-même, comme le jeu qui amuse. L’activité de création est alors source de vie bienfaisante, ce que Mariam recherche viscéralement.

L’appétence

L’appétence désigne ici de façon générique l’inclination qui fait tendre le sujet vers un objet. Il a été repéré qu’elle pouvait revêtir ici deux grandes formes. Le goût désigne un lien de convenance entre le sujet et l’objet visé, mais n’implique pas nécessairement le désir de le satisfaire. Il marque ce qui est aimé par le sujet. La passion désigne un désir puissant qui fait tendre le sujet vers un objet.

Les goûts

Mariam évoque aussi quelques-uns de ses goûts qui s’accordent avec le projet envisagé de fondation : « Ce qui me porte, c'est le côté humanitaire, intérêt général et très différent. Ce qui me porte, c’est le relationnel ». Ceci peut expliquer la facilité de Mariam à envisager le projet.

Par ailleurs, en cohérence avec ce qui est évoqué à propos de la nouveauté et de la création, Mariam fait part de son goût pour l’imagination : « J'aime avoir des idées. J'aime être imaginative, si tant est que mon imagination puisse être potable. J'aime... J'aime ça ». Il est indéniable, qu’en période de fondation et de développement, son imagination sera sollicitée, et à ce titre, il n’est pas étonnant que cette perspective lui convienne : toute fondation semble requérir de s’adapter à des imprévus et de faire preuve ainsi d’imagination. Les passions

Mariam manifeste un grand intérêt pour mettre en œuvre un projet commun et y faire adhérer les personnes. Elle évoque à ce propos son expérience de directrice de collection et y souligne l’ampleur du mouvement suscité par les projets éditoriaux. La mise en œuvre de ces projets semble captiver son énergie et sa curiosité : « C'était passionnant. J'avais une équipe

169 d'éditeurs. Je faisais travailler 850 freelances par an, des journalistes. C'était un gros poste très, très intéressant ». Plus largement, Mariam affirme aussi par ailleurs : « ce qui m'anime c'est ça : la vie, aller de l'avant, le voyage, créer, mettre en place, rassembler des personnes autour d'un projet, j'adore ça ! Et convaincre : on va faire ça ! ».

Au moment de sa dernière orientation professionnelle comme déléguée adjointe de la Fondation, Mariam a donc déjà expérimenté d’insuffler un mouvement à un groupe pour lui donner vie et le développer en vue d’un intérêt général. Elle a pu expérimenter l’enthousiasme que cela lui procurait. Bref, il est fort probable que la perspective de devenir la cheville ouvrière d’une nouvelle Fondation et l’initiatrice d’une maison post-cancer ne pouvait être considéré par Mariam que comme stimulant et enthousiasmant. La passion d’emmener dans son projet des collaborateurs a probablement constitué un point d’attention de son discernement dans la nouvelle direction professionnelle envisagée.

Les qualités relatives à la mission

Les qualités relatives à la mission désignent les traits de caractère qui ont été repérés comme jouant un rôle pour l’atteinte de la mission identifiée plus haut.

La finalité de Mariam est de contribuer à aider les personnes victimes d’un cancer. La réalisation de cette finalité pourrait achopper en raison de l’absence de moyens pour l’atteindre. La poursuite de cette finalité suppose chez Mariam la confiance dans ses capacités