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L A STRATEGIE DE RECHERCHE : LA PHENOMENOLOGIE

Creswell (2013) recense cinq stratégies de recherche cohérentes avec l’approche qualitative /interprétative : la narration, la phénoménologie, l’ethnographie, l’étude de cas et la théorie ancrée, et les caractérise comme suit :

[…] the focus of a narrative is on the life of an individual, and the focus of a phenomenology is on a concept or phenomenon and the « essence » of the lived experiences of persons about that phenomenon. In grounded theory, the aim is to develop a theory, whereas in ethnography, it is to describe a culture- sharing group. In a case study, a specific case is examined, often with the intent of examining an issue with the case illustrating the complexity of the issue. (Creswell, 2012, p. 121)

Parmi ces cinq stratégies la phénoménologie est ici particulièrement adaptée car celle-ci permet de décrire une expérience commune à plusieurs individus. Dans la présente recherche, il s’agit d’appréhender le discernement amenant à une décision congruente source de satisfaction durable, en décrivant ce qui a été vécu dans le discernement par les personnes et comment elles l’ont vécu. Cette attention à cet objet phénoménal qu’est le discernement a pour visée de dégager sinon l’essence même du discernement, au moins des points d’attention qui apparaissent comme des récurrences significatives pour identifier ce qui peut être source de satisfaction durable.

Examiner un processus de discernement qui conduit à une décision amène à s’intéresser à ce que vit le sujet, comme sujet, à ses perspectives, à ses hésitations, à ses attirances, en vue d’expliciter ce qui lui a permis d’identifier que sa décision a été ajustée à ce qu’elle est comme personne, et qu’elle a pu devenir source de satisfaction durable. Une méthode

81 qualitative inspirée de la phénoménologie est ainsi pertinente pour comprendre comment la personne en questionnement a pu faire un choix et prendre une décision qui s’est avérée féconde par la suite. Paillé et Mucchielli (2016) affirment ainsi :

L’analyste inclut dans son devis de recherche une stratégie phénoménologique parce qu’il souhaite, à certains moments de son analyse, donner totalement la parole aux participants de son enquête. S’il souhaite consacrer toute sa recherche à la parole des acteurs, il pourra se tourner vers une analyse phénoménologique de bout en bout. (p. 32)

Puisque seules les personnes qui ont discerné avant de décider peuvent donner accès au phénomène de discernement qui est l’objet de la présente recherche, il convient d’adopter « de bout en bout » une analyse phénoménologique.

Certaines précisions doivent ici être apportées. La phénoménologie comme stratégie de recherche qualitative se fonde sur une méthode philosophique dont la première étape (Giorgi, 1997) est la réduction phénoménologique. Celle-ci consiste notamment (mais pas seulement) à mettre entre parenthèses toute connaissance passée qui pourrait rendre difficile voire empêcher l’appréhension de l’expérience concrète et présente dans sa richesse primordiale. Cette réduction phénoménologique comporte quelques modifications en sciences humaines (Giorgi, 1997), mais ce principe de mise entre parenthèses demeure fondamental. Ainsi, une difficulté apparaît pour la présente recherche : alors que le cadre d’analyse construit au chapitre 2 est censé orienter les investigations du chercheur, la méthode phénoménologique requiert une ouverture à l’imprévu et à une nouveauté qui peut surgir sur le terrain (d’autant que cette recherche présente une dimension exploratoire) et qui sont permises par la mise en œuvre de la réduction phénoménologique. Avec Paillé et Mucchielli (2016), il faut reconnaître que ce cadre d’analyse constitue, avec d’autres éléments encore qui sont liés à l’histoire et aux références culturelles du chercheur, un « univers interprétatif », et qu’en même temps il est impossible de n’en avoir point. La distinction proposée par ces auteurs entre la posture et l’attitude permet de clarifier le débat. « La posture est une position construite par un chercheur […] en lien avec une compréhension d’une situation » (Ibid., p. 140) et est donc à mettre en lien avec l’univers interprétatif du chercheur. Mais cette posture, inévitable, ne doit pas présumer de son attitude qui détermine « comment […] considérer, approcher, appréhender, traiter les données de l’enquête » (Ibid.). Autrement dit, l’existence d’un cadre conceptuel définit une certaine posture, posture qui est liée à l’assimilation de recherches passées sur le sujet de l’orientation et du travail. Mais cela n’empêche pas le chercheur de développer une attitude d’ouverture à l’inattendu et à la possible nouveauté

82 susceptible d’émerger lors de l’enquête sur le terrain. Cette ouverture phénoménologique devra ainsi apparaître comme un impératif pour analyser les données recueillies.

Enfin, Meyor (2005) attire notre attention sur la façon de « pratiquer » l’analyse phénoménologique en sciences humaines en critiquant chez Giorgi une tendance à séparer les actes de la conscience du sujet lui-même : « en orientant son regard vers le phénomène, le chercheur tend à oublier le sujet vivant l’expérience et omet de ce fait de faire l’effort de considérer l’incarnation du phénomène » (Ibid., p. 29), ce qui est contraire au projet philosophique de la phénoménologie. Meyor (2005) n’affirme nullement que ce serait là un vice inhérent à l’approche phénoménologique en sciences humaines, mais alerte sur un écueil à éviter :

[…] en n’exploitant pas le lien éloquent et indissoluble entre phénomène et sujet, on manque l’occasion de rendre à la subjectivité la chair qui est la sienne, on finit par ne plus penser au sujet, en un mot on perd l’ancrage subjectif qui fait pourtant toute la valeur de l’analyse phénoménologique. (Ibid.)

Cette remarque est particulièrement importante pour nourrir l’attitude à adopter pour la présente recherche. Le deuxième objectif spécifique insiste sur la congruence : « Identifier ce qui a permis à un sujet, au moment du discernement, de se savoir en congruence avec l’orientation envisagée ». Or la congruence est identifiée dans la vie même du sujet qui éprouve un lien de convenance en lui-même et pour lui-même avec l’objet qu’il envisage de poursuivre : telle orientation professionnelle. Il conviendra donc d’être attentif à bien identifier cette manifestation du sujet (cet « apparaître » du sujet) dans l’activité du discernement et surtout de l’identification d’une congruence entre le sujet et l’objet du discernement.

Les données recherchées par induction nécessitent de mettre les personnes en situation d’évocation pour qu’elles révèlent ce qui les a amenées à telle décision d’orientation. Cela invite ainsi à interroger le cas de personnes qui se sont reconverties professionnellement et qui sont actuellement satisfaites de leur activité professionnelle, pour tenter de comprendre à quoi elles ont été attentives, au moment du discernement, pour décider avec pertinence de leur orientation professionnelle.