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4.1 L’A NALYSE DES ENTRETIENS

4.1.2 L’entretien avec Joseph

Joseph a 37 ans au moment de l’entretien. Après des études supérieures de commerce et l’obtention d’un Master, il a travaillé dans de grands groupes de plusieurs milliers de personnes tout d’abord comme contrôleur financier dans le bâtiment, puis dans le secteur du marketing comme chef de produit dans les télécommunications. Durant cette période de six ans, Joseph s’est marié et a eu trois enfants.

Il y a sept ans et après mûre réflexion, Joseph décide de quitter son emploi dans les télécommunications et de devenir charpentier. Pour cela il entre dans une entreprise de charpente et prépare un Certificat d'aptitude professionnelle (CAP) "charpente-bois" en alternance (quatre semaines dans l’entreprise et deux semaines à l’école). Cette entreprise l’embauche à l’issue de sa formation.

Pendant ces sept années, la famille s’agrandit avec la naissance de deux enfants. La réduction du salaire par deux et les besoins d’une famille de désormais cinq enfants font que la situation financière est plus difficile et que le niveau de vie a considérablement diminué.

Dès sa reconversion professionnelle, Joseph a le projet de créer sa propre entreprise de charpente. Au moment de la rencontre, il est sur le point de réaliser ce projet qui permettrait notamment d’améliorer sa situation matérielle. Il reste que l’entretien a porté essentiellement sur le passage, sept années plus tôt, de chef de produit dans les télécommunications au métier de charpentier dans une PME.

4.1.2.2 Ce qui a amené Joseph à changer d’orientation

Avant de changer d’orientation professionnelle, Joseph se lasse de son travail et en parle sans enthousiasme : « j'avais mon travail un peu harassant, un peu répétitif dans des bureaux ». Même s’il reconnaît qu’il a pu avoir à ce moment de « très bonnes expériences professionnelles », il ne se sent pas bien et remet ainsi en cause sa situation.

111 Je n'étais pas bien avant : psychologiquement, j'étais dans le doute, la recherche perpétuelle. Comme je pense que le doute a créé un peu ce mal-être et... Le doute a créé le mal-être au niveau professionnel, c'est-à-dire que, j'ai, avant tout, cherché ce que je voulais pour moi, pour mon avenir.

Le doute engendre une recherche perpétuelle de ce qu’il veut pour lui-même et une inquiétude au sens où il cherche ailleurs que dans ce qu’il vit, ce qui pourrait le satisfaire. Selon l’étymologie du mot, l’inquiétude signifie être privé de repos ; il est intérieurement agité. Constatant une gêne importante dans ce qu’il vit professionnellement, il en vient à se demander ce qu’il veut pour son avenir, ce qui pourrait être interprété comme ce qui lui convient, comme personne singulière. Cette absence de concordance entre ce qu’il vit et ce qu’il est ou fait, est confirmée dans la suite du propos : « professionnellement, ça n'allait plus trop aussi parce que je n'étais plus en phase ». Le mal-être psychologique est expliqué par Joseph par un déphasage entre son activité professionnelle et lui-même ou ce qu’il aimerait faire, c’est-à-dire par une non-concordance. Et ceci a des conséquences sur son engagement au travail et éventuellement par la suite sur sa réussite : « vraiment je n'avais plus la motivation professionnelle pour faire tous mes objectifs ».

Joseph entre ainsi en phase de discernement. Pendant cette phase, il rencontre un ami devenu charpentier. Cet ami réveille en Joseph ce qui était déjà présent, mais qui n’était pas mobilisé dans un projet professionnel. Cette rencontre est un élément déclencheur de sa réorientation, mais n’est pas à l’origine de l’idée de la reconversion dans la charpente.

Mon ami qui est devenu charpentier avant, avait fait germer en moi l'idée. Et, en fait, l'idée était déjà là. Juste que j'ai mis un an à me convaincre que, bizarrement, ce que lui avait choisi, c'est ce que je voulais aussi choisir […]. Il avait pointé du doigt l'idée de tout ce que je désirais, inconsciemment peut-être, déjà, et que j'ai mis du temps à réfléchir.

Pour Joseph, cette rencontre ne créerait donc pas un désir mais le révèle. Selon lui, il n’avait pas conscience, avant la rencontre, de ce qui était déjà en lui, mais qui n’était pas explicitement présent à son esprit. Il réalise que ce qui rend heureux son ami est cela même qui est susceptible de lui convenir. L’image de la germination employée par Joseph pourrait signifier le temps qu’il faut à une idée pour se déployer, comme la plante à partir de la graine. On pourrait penser que c’est le temps du discernement qui serait alors comme une clarification d’une aspiration au départ confuse.

112 Il s’agit maintenant d’examiner les points d’attention du discernement de Joseph, c’est- à-dire ce qui lui a permis d’identifier que le métier de charpentier lui conviendrait et lui serait source de satisfaction.

4.1.2.3 Les points d’attention identifiés par Joseph pour discerner sa nouvelle orientation On retrouve ici les super-thèmes et les thèmes qui ont émergé de l’analyse des verbatim. Par souci de clarté, une définition de chacun des super-thèmes est d’abord proposée, puis des thèmes. Mais c’est à partir des analyses des verbatim qu’a d’abord émergé des thèmes qui ont pu alors être regroupés en super-thèmes. Ce qui est premier dans l’ordre d’exposition a été en réalité dernier dans l’ordre de la découverte.

Les appétences

L’appétence désigne ici de façon générique l’inclination qui fait tendre le sujet vers un objet. Il a été repéré qu’elle pouvait revêtir ici trois grandes formes. L’inquiétude existentielle est la recherche par le sujet d’un sens à son existence et fait référence à un ensemble de convictions qui sous-tendent la compréhension de ce sens de l’existence. Elle est énoncée en premier car il semble que les deux autres formes d’appétences lui répondent. Le goût désigne un lien de convenance entre le sujet et l’objet visé, mais n’implique pas nécessairement le désir de le satisfaire. Il marque ce qui est aimé par le sujet. Le besoin suppose la présence d’un goût pour quelque chose, mais ajoute l’idée d’une tension vers un objet, tension qui requiert d’être satisfaite. A défaut, le sujet éprouve un manque qui peut être cause de mal-être, d’inconfort, ou de souffrance.

L’inquiétude existentielle

Ce discernement sur son orientation professionnelle qui s’étale sur une année a une tournure de questionnement existentiel en tant qu’il s’agit d’une interrogation sur le sens même de son existence qui se joue dans son activité professionnelle : « le discernement s'est fait en une année, en termes de temps, à réfléchir forcément sur mon avenir (mais ça faisait déjà quelques temps que j'y pensais), à réfléchir, me dire pour quoi je suis fait, qu'est-ce que je dois faire ». L’utilisation du « pour quoi je suis fait » exprimerait l’idée d’une finalité qui serait comme consubstantielle à la personne de Joseph et antérieure même à ses choix ; et le « qu’est-ce que je dois faire » ajouterait l’idée d’une nécessité de tendre vers cette finalité pour s’accomplir. A la fin de l’entretien, Joseph emploie ce verbe pronominal « s’accomplir » pour exprimer ce que lui permet de réaliser son métier de charpentier. La rencontre avec cet

113 ami devenu charpentier aurait révélé à Joseph un chemin d’accomplissement de lui-même par le travail de charpentier.

Joseph mentionne aussi, et à plusieurs moments, l’importance de la prière et de sa vie de foi. Le travail de maturation s’est fait notamment par la prière : « c'est en récitant le chapelet avec un ami, dans le métro, pour aller au travail en récitant quotidiennement, que l'apaisement s'est fait en moi, que la réponse s'est faite ». Mais la prière ne semble pas avoir été ce qui a créé l’idée d’orientation vers le métier de charpentier, mais ce qui a facilité, par l’apaisement, la maturation de l’idée. L’apaisement semble être le fruit de la prière, et cela semble répondre à l’inquiétude dont il a été fait mention plus haut. La prière semble avoir été pour Joseph ce qui a favorisé un climat intérieur propice à la maturation d’une aspiration au changement. Il reste que son discernement d’orientation professionnelle s’inscrit dans une orientation existentielle plus large que le seul champ professionnel. « La prière m'a aidé à m'apaiser et à trouver ce chemin [professionnel] et à me dire, non pas des certitudes mais des fins de doutes. Il y avait quelque chose... Non, enfin, c'est la suppression de la peur mais sans enlever totalement les doutes ». La conviction qu’il est accompagné par Dieu lui donne d’avancer avec confiance, même si le chemin est incertain.

Joseph en est donc arrivé au point d’identifier clairement ce qu’il veut faire. Comment passe-t-il du projet à sa réalisation ? Là encore une rencontre et la dimension religieuse sont importantes. A l’occasion de la création d’un groupe de prière, il fait la connaissance d’une personne qui allait lui donner accès au métier de la charpente. Pour se présenter à cette personne, Joseph fait simplement état de son désir de changer professionnellement du marketing à la charpente et s’enquiert à son tour de l’activité de son interlocuteur

« C'est marrant ! Moi, ça y est, je suis convaincu que je veux faire de la charpente, (je faisais du marketing). Et c'est la charpente ! » Et je lui retourne la question : « Et toi, qu'est-ce que tu fais ? » Et lui me dit : « Écoute, je travaille dans la plus belle entreprise de charpente en France. J'en suis le directeur commercial ». Incroyable ! Et je lui dis : « Est-ce que tu n'aurais pas une place pour moi en apprentissage ? – « Pas de problème ! » Et ça s'est lancé comme ça ! Entreprise dans laquelle je suis resté 7 ans.

La rencontre improbable de cette personne au moment propice est interprétée par Joseph comme le fruit de sa prière, c’est-à-dire comme une réponse opportune de son Dieu à sa demande de changement d’orientation professionnelle. Là aussi, comme pour la première rencontre, celle de l’ami qui s’est lancé dans la charpente, on remarque l’importance de circonstances extérieures. Cette rencontre est un élément déclencheur. Joseph y voit la

114 confirmation que le désir qu’il porte est soutenu et encouragé par Celui en qui il croit. Il comprend cela comme « un cadeau du Ciel », selon ses propres mots.

Joseph fait une lecture providentielle de la synchronicité improbable qu’il découvre alors avec joie : « incroyable ! » s’exclame-t-il avec enthousiasme. On peut aussi ajouter que le travail intérieur d’apaisement et de maturation de son désir pendant une année lui permet de saisir une opportunité quand elle se présente ; sa conscience est en éveil et Joseph fait preuve de sérendipité. On pourrait même penser que la même rencontre un an plus tôt n’aurait probablement pas provoqué les mêmes conséquences ; en tout cas, on ne sait pas si Joseph aurait été capable de formuler une demande de place en apprentissage. Il semble ainsi que la capacité à saisir des opportunités a été possible parce que Joseph était très au clair sur son désir. C’est alors qu’une opportunité peut être comprise comme un moyen adéquat d’atteindre l’objet désiré : être charpentier.

En plus de la rencontre d’un ami devenu charpentier et de l’aide de la prière, Joseph évoque aussi l’importance de son épouse « avec qui, au-delà du projet professionnel, il y avait un projet familial. Parce que l'un entraînait l'autre, des modifications, notamment financières ». On peut voir ici que le discernement n’est pas seulement d’ordre professionnel, mais qu’il intègre d’autres dimensions de sa vie, en l’occurrence ici sa vie conjugale et familiale. Pour Joseph, le projet professionnel doit pouvoir s’intégrer dans un projet plus large de vie et s’inscrit dans une inquiétude existentielle qui est de favoriser sa vie conjugale et familiale. Ceci se manifeste notamment dans les conséquences financières souvent évoquées par Joseph. Le changement d’activité allait entraîner une réduction de son salaire de moitié. Bref, Joseph et son épouse intègrent dans le discernement cette baisse de revenus, ce qui manifeste qu’à leurs yeux, la qualité de vie, non seulement de Joseph, mais aussi de la famille, s’en trouverait améliorée si Joseph est vraiment satisfait dans son travail. La baisse de revenus est vécue comme difficile et présentée comme un « sacrifice », mais est la conséquence d’un choix : « il faut savoir poser, mettre en équilibre entre bonheur et confort. Il faut savoir ce qu'on veut. C'est pas facile ! ». La satisfaction ne semble donc pas perçue comme étant liée d’abord au confort ; Joseph est conscient que cela est difficile et qu’il a eu la chance de pouvoir faire ce choix-là et aussi que cela soit accepté par son épouse.

Les goûts

Pour évoquer ce qui lui plaît, Joseph fait référence à plusieurs expériences significatives. Enfant déjà il se rappelle sa passion pour les jeux de construction. Plusieurs éléments révèlent

115 la passion de Joseph pour la construction : le temps qu’il pouvait y consacrer librement ; l’attention mobilisée spontanément par cette activité, alors même que spontanément son tempérament semble le disposer davantage à des activités extérieures par exemple. Et Joseph identifie aussi l’importance de constructions vers les hauteurs, ce qui se retrouvera plus tard dans la construction de charpente, car il s’agit bien d’élever une charpente qui coiffe un édifice.

[…] quand j'étais tout petit, il y avait un jeu de construction qui s'appelait les legos. Et je pouvais jouer des heures, alors que, moi, je suis plutôt un super actif, je pouvais rester des heures entières concentré à faire des constructions, à imaginer des choses. Et toujours cette idée d'élévation : je faisais des tours, je ne faisais pas des choses toutes plates. Il fallait du relief, et ça, ça a été, j'ai toujours aimé ça.

Le scoutisme lui a aussi permis de manifester ce goût pour les constructions. Ici, c’est la récurrence du goût pour la fabrication des « installations » qui est présente. Ce n’est pas un engouement éphémère mais un goût qui est éprouvé dans toutes ses années de scoutisme. Cette récurrence peut être comprise comme le signe d’une disposition naturelle, et tout au moins inhérente à la personnalité de Joseph.

|Dans le scoutisme] il y a cette partie qui s'appelle les "installations" où on doit créer le camp, faire des tables, des tentes, des choses comme ça, travailler le bois : ça a toujours été, on va dire, pas la matière mais le concours68 que je préférais le plus […] ça a été toujours ce que j'ai voulu gagner absolument ! Et c'est revenu toutes mes années de scoutisme. Donc, ça ne m'a jamais lâché ».

Enfin l’environnement familial semble avoir facilité le développement de ce goût pour les constructions :

[…] chez mes parents, mon père étant architecte, on a toujours fait des petites constructions, des cabanes dans le jardin, pour le bois. Puis ensuite, ça a été construire une piscine hors sol. Ensuite, ça a été de construire un abri pour faire une chambre à l'extérieur... Voilà, on a toujours travaillé manuellement et voilà !

Bref, tout au long de sa jeunesse, Joseph a pu éprouver un goût pour l’activité manuelle et la construction. Ces nombreuses expériences révèlent à Joseph que travailler avec ses mains a du sens et que cela lui convient et lui plaît ; c’est pourquoi, il apparaît pertinent de les nommer des expériences significatives. Aussi, l’effet sur Joseph de la rencontre avec son ami devenu charpentier doit-il être compris à la lumière de ces expériences significatives. L’idée de travailler dans la charpente était présente sans avoir encore « germée », car de nombreuses

68 Lors des camps scouts, l’encadrement organise toujours différentes sortes de concours : cuisine, sport,

116 expériences ont révélé à Joseph de façon récurrente un goût, voire une passion pour l’activité de construction.

Joseph mentionne aussi d’autres aspects du métier de charpentier qui expliquent son attrait. Dans le scoutisme encore, il expérimente l’importance d’une activité dans la nature : « je voulais travailler dehors, ça date aussi, dans ma réflexion, j'ai soupesé tout mon passé. Il y a eu une grande part, chez moi, […] il y a eu toujours la nature : travailler dehors, me sentir respirer libre et pas enfermé dans un bureau. Et donc ça a été un des aspects ». Joseph évoque aussi la satisfaction qu’il a à travailler le bois, matériau qu’il juge « noble ». Cette relation au matériau semble importante.

Les besoins

Lorsque Joseph analyse sa situation dans sa précédente activité, il identifie d’abord un manque dans la relation avec le client et corrélativement le besoin correspondant, au sens où la conscience d’un manque révèle l’importance de l’objet du besoin qui est absent. Joseph prend ainsi conscience de l’importance d’une relation de proximité avec le client, ce qui n’est alors pas le cas :

[…] parce que j'ai identifié ce qui me manquait, parce qu'il y a l'identification du manque, et, ensuite, l'identification du besoin. Mais d'abord, le manque ça a été d'avoir travaillé dans un gros groupe, un très gros groupe de plusieurs milliers de personnes […] où on est 7 000 dans une tour, à travailler sur des projets pour des clients que l'on ne voit pas, sur des téléphones ou des forfaits de téléphone non palpables, puisque tout est technologique, pour des clients qui sont des millions, on en croise tous les jours, mais on ne travaille pas pour Monsieur Dupont, on ne le connaît pas, on ne sait pas qui c'est, on travaille pour une masse […]. Donc là, j'ai identifié mon manque : c'est la relation client.

Ce besoin d’une relation directe au client se double d’un besoin d’être en prise avec des réalités concrètes ce qui est corrélé par Joseph à un besoin de sens : « les besoins, c'était de retrouver du sens au travail, de retrouver quelque chose de plus nature ». Le sens est relié par Joseph au besoin ; on peut comprendre cela en tant que le besoin oriente vers un but et procure l’énergie pour l’atteindre. Joseph prend donc conscience de deux besoins par l’identification de deux manques : besoin de réaliser des « choses concrètes, très concrètes et, en plus, d'avoir la satisfaction du client derrière ». Ces deux besoins semblent impérieux à tel point que les ignorer ce serait pour Joseph ne plus être en vérité avec lui-même. Parlant de son ancienne activité il confie : « je n'aurais pas pu continuer. Psychologiquement, je n'aurais pas pu continuer "à me mentir" alors que là, je suis dans la vérité ». La « vérité » qu’il découvre par la suite pourrait être comprise comme une adéquation entre la personne de Joseph et son

117 activité et donc comme un besoin d’être soi-même. On retrouve ici l’idée de concordance déjà évoquée plus haut, et celle-ci se manifesterait par le biais de deux besoins identifiés : une relation directe avec le client et un rapport direct aux réalités concrètes. On pourrait penser que nier ces besoins, ce serait pour Joseph ne pas être en phase avec soi-même.

L’estimation de caractéristiques objectives

Ce regroupement désigne la prise en compte des caractéristiques objectives internes ou externes à l’individu pour évaluer la faisabilité de l’orientation envisagée. Les caractéristiques