2. ELEMENTS SOCIO-‐HISTORIQUES
2.5. L’ENSEIGNEMENT SPÉCIALISÉ DANS LA RÉGION JURASSIENNE
2.5. L’ENSEIGNEMENT SPÉCIALISÉ DANS LA RÉGION JURASSIENNE
Dans les régions périphériques, et en particulier dans la région jurassienne comprenant alors la partie francophone du canton de Berne et le canton du Jura actuel, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que des structures différenciées à l’intérieur même de l’école sont demandées pour les élèves « arriérés ». Seules les localités d’une certaine importance font la demande et obtiennent ces ouvertures. Dans une période en pleine effervescence, l’école, légitimée socialement, se fait porte-‐parole des valeurs défendues par l’industrie : « persévérance, travail, discipline et précision ». La rationalisation dans les entreprises s’applique à l’école qui, par le discours de son directeur, appelle de ses vœux une classe spéciale afin d’éviter :
Discours 1950-‐1951 : Les pertes de temps occasionnées pour l’instruction de ces élèves moins doués et qui se font souvent au détriment d’écoliers plus avancés. Des localités de moins grande importance nous ont déjà devancés dans ce domaine.
Si l’éducation est perçue comme nécessaire pour tous, les bienfaits d’un enseignement spécifique pour répondre aux besoins des élèves en difficultés favorisent non pas une pédagogie différenciée, mais l’ouverture des classes spéciales au sein même de l’école.
Ces premières classes dites « spéciales » sont tenues premièrement par les enseignants qui veulent bien s’intéresser à une population particulière et marginale des classes ordinaires. Dans le canton de Berne, un premier procès-‐verbal de la toute jeune ASA30 en 1961 mentionne que sept classes spéciales sont déjà fonctionnelles dans la partie francophone et que cinq nouvelles ouvertures sont prévues. Dans cette période de prospérité, l’équipement socio-‐éducatif se développe et se renforce avec de nouvelles lois sur l’éducation. Sous l’impulsion de l’Association des Invalides et portée par des initiatives des partis de gauche, l’Assurance Invalidité 31 voit finalement le jour après de nombreuses tergiversations au niveau du gouvernement. L’orientation vers les classes spéciales se décide à l’aulne du QI, qui, après un oubli et son passage en Amérique, est de retour en Europe et utilisé comme critère d’accès aux prestations de cette nouvelle loi.
Le chiffre 75 du QI fait office de limite pour orienter les élèves dans les filières séparées de l’école publique. La distinction se fait progressivement entre les écoles spécialisées, en partie subventionnées dès 1960 par cette nouvelle assurance fédérale, et les classes
30 Les enseignants spécialisés de Suisse se sont constitués en Association suisse en faveur des arriérés. Le nom de l’association ne changera qu’en 1977 lors d’une assemblée générale pour devenir Association suisse pour l’Adaptation mentale. Ces données sont tirées des archives de l’ASA, section Jura.
31 Pour un survol complet de l’introduction de l’AI en Suisse, voir : Urs Germann (2010).
spéciales rattachées à l’école publique qui, elles, n’en bénéficient pas. Dans cette période de pleine expansion économique, les classes spécialisées s’ouvrent en nombre. L’idée sous-‐jacente est de ne pas « freiner » les apprentissages des élèves des classes ordinaires tout en offrant une formation, une réadaptation, orientée sur des aspects plus
« pratiques » pour des élèves destinés à un travail manuel demandant peu ou pas de qualification. Cette idée préside à la mise en œuvre de l’AI comme le souligne Germann (2010). Le pays a besoin de main-‐d'œuvre peu qualifiée. La réadaptation des handicapés est « un moyen de mobiliser des travailleurs peu qualifiés dont l’économie suisse, florissante à l’époque, avait grandement besoin et qu’elle devait généralement recruter dans les pays européens ».
Durant les années 60 à 70, le nombre des classes spéciales ne cesse d’augmenter. Celles-‐
ci se diversifient: classes pour élèves ayant des difficultés scolaires, des difficultés de comportement, de langue ou un manque de maturité. Au moment de la crise pétrolière, l’effet conjugué de la baisse de natalité sur les effectifs scolaires et des initiatives xénophobes des années 70 induit une forte diminution des effectifs de classes, provoquant la fermeture de nombreuses classes. Dans les classes primaires, les sections de classes ne sont plus octroyées au-‐dessous de 15 élèves. L’école, qui est fortement visée par les critiques institutionnelles des années 1970, défend alors un nouveau discours pédagogique qui soutient, cette fois, l’ « intégration ». Par le maintenant des élèves dans ses classes, elle limite ainsi la baisse des effectifs et évite les fermetures de classes ainsi que leurs conséquences sur la garantie de travail et le salaire des enseignants. Les enseignants qui, jusqu’alors, ont pris l’habitude d’orienter un certain nombre d’élèves dans les classes spéciales les maintiennent désormais dans leurs classes, ce qui provoque la fermeture des classes spéciales de l’école publique, voire leur disparition dans certaines localités dans les années 80.
Progressivement, des dispositifs d’aide et de remédiation pour les élèves en difficulté scolaire sont créés. Pour « réparer » ces élèves « en difficulté scolaire », sur les marges et au sein de l’école, le rôle de professionnels comme les psychologues, orthophonistes, psychothérapeutes se renforce. De nouvelles catégories de « troubles du comportement » ou « de la personnalité », élèves « allophones», « hyperactifs » ou
« surdoués » viennent augmenter la classification et du coup la population de l’enfance inadaptée.
La critique du redoublement32 remet en cause son utilité. La stabilisation des effectifs permet à nouveau d’envisager que d’autres professionnels s’occupent des élèves posant problème. La pédagogie compensatoire avec ses mesures d’aides ponctuelles toujours proposées hors de la classe (soutien, appui, thérapies diverses) produit ainsi de nouveaux rôles dans l’école qui voit apparaître les maîtres d’appui, de soutien, de psychomotricité, etc.). L’observation de la récurrence du redoublement, particulière au
32 Le rapport Hutmacher (1993)
début de la scolarité, conduit les Départements de l’instruction publique des cantons alémaniques à ouvrir des classes à petits effectifs (kleine Klassen)33 permettant aux élèves qui manquent de maturité pour l’entrée à l’école de suivre la première année obligatoire en deux ans (Ce sont les classe D dont il sera largement question dans l’étude présente). Outre ces classes pour les élèves « en retard de développement », de nouvelles classes pour de nouveaux publics d’élèves en difficulté apparaissent : classe pour élèves « allophones », classes pour «élèves « surdoués ». Ainsi, malgré la baisse continue du nombre d’élèves dans le système ordinaire, des classes spéciales s’ouvrent à nouveau avec une diversification pensée pour s’adapter aux besoins spécifiques des élèves.
Le modèle médico-‐pédagogique qui préside à la gestion des élèves en difficulté contribue à produire ces nouvelles catégories d’élèves en confirmant leur existence dans leurs rapports. En contrepartie, les nouveaux besoins de l’école contribuent au développement des centres de pédopsychiatrie et de psychologie scolaire. L’élève désigné comme étant en difficulté reçoit une aide qui se veut particulière et spécifique à ses besoins, comme un malade reçoit des soins en fonction de sa maladie. Les structures spécialisées qui se sont diversifiées pour accueillir les élèves porteurs de « troubles » (ou fauteurs de troubles?) deviennent progressivement les nouveaux lieux d’accueil pour « exclus scolaires », des ghettos d’élèves inadaptés, « des échoués durables, pour lesquels, sous couvert de « remédiation » pédagogique, on a en fait écarté toute possibilité de réinsertion » (Oberholzer, 2005, p.2).
L’école désigne selon ses normes les élèves en difficulté et les oriente vers les structures qu’elle a produites à cet effet, hors des classes ordinaires. Dès lors, intégrer des élèves ayant des besoins particuliers correspond bien à un mouvement inverse aux habitudes prises. Pour lutter contre l’échec scolaire, les inégalités sociales et faire mentir les statistiques, un changement de regard et de positionnement pédagogique est nécessaire.
Mais, dans la tension actuelle de l’école, cela ne peut se faire que si les mécanismes en jeu sont compris par les différents acteurs scolaires.
33 Ces classes ne sont pas ouvertes dans la partie romande de la Suisse, seuls le canton du Jura et la partie francophone du canton de Berne héritent de ces structures pour des raisons d’appartenance historique et politique au système bernois. Dans ces deux régions, ces clases sont appelées classse D ou classe de transition.