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L’enfermement identitaire, aliénation générique

Dans le document Penser le Sexe, de l'utopie à la subversion ? (Page 151-156)

La classificationest à l’origine de tout lien social, puisque, ordonnant les éléments du monde, elle autorise ainsi leur identification et leurs rela-tions ; construite à partir d’une distinction, elle permet à la fois le repérage et l’ensemblisation. Elle donne à chacun sa place, son rôle, sa possibilité d’être ; elle définit — contre l’innommable— la norme du groupe : elle est créatrice d’institutions. Mais « [...] les sociétés humaines passent insen-siblement d’un système de classification à un système deséparationet à un système dedomination», « [...] le sens profond du système de classifi-cation, c’est non pas seulement et principalement ladifférenciationmais surtout la définition depositionsdissymétriques ». Première mise en ordre du monde, la classification prépare la seconde, qui ne peut advenir sans violence, pour ce qui nous occupe, «la violence dominatrice fondatrice de la société divisée». L’objet de cette violence est de s’assurer que l’ordre ins-titué ne pourra pas être transgressé : « [...] il faudra toujours et absolument que chaque vache et toute vache fasse partie des vaches, qu’elle ne puisse pas être taureau (ou pas n’importe comment), qu’elle procrée avec une certitude pratiquement absolue des veaux et des génisses»...

Dans ses travaux Françoise Héritier montre comment, en fondant sous la forme de l’opposition entre identique et différent, le moi (le même) et l’autre, ce qui est mâle et ce qui est femelle, une classification dualiste sur laquelle toutes les autres seront moulées, l’observation de la différence des sexes forge le premier ancrage de la pensée symbolique de l’huma-nité. Unedi-visiondu monde « [...] à la fois biologique, sociale et cosmique, celle du masculin et du féminin qui déborde l’humain et traverse l’univers . Michel Maffesoli,La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris, Grasset, Le livre de poche, coll. « Biblio essais »,(reéd.), p..

. Référence à l’incontournable étude de Nicole-Claude Mathieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? »in L’anatomie politique...,op. cit.

. Eugène Enriquez,De la horde à l’État. Essai de psychanalyse du lien social, Paris, Galli-mard, coll. « Connaissance de l’inconscient »,, p.-pour les citations qui suivent, souligné par l’auteur.

. Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,(reéd.), p..

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tout entier. » Le contenu de ces représentations, « réalités idéelles» non déductibles du donné biologique, varie historiquement mais aussi d’une culture à l’autre, et, dans une certaine mesure, au sein d’une même culture. Cependant cette relativité demande elle aussi à être relativisée. Certes le système d’oppositions binaires qui nous sert à penser élabore une grille de classement aux contenus variables, mais il spécifie également le rap-port masculin/féminin, fait tout à la fois « [...] de complémentarité, d’op-position, de hiérarchie entre terme supérieur et terme inférieur et d’en-globement de l’un par l’autre. » Les catégories qu’il produit, « schèmes de pensée d’application universelle» pourraient être neutres mais sont hiérarchisées. Elles portent la marque d’un « système d’idées en acte», lavalence différentielle des sexes, exprimant « [...] un rapport conceptuel orienté, sinon toujours hiérarchique, entre le masculin et le féminin, tra-duisible en termes de poids, de temporalité (antérieur/postérieur), de valeur», où le pôle supérieur est toujours assimilé au masculin et l’infé-rieur au féminin.

De cette partition de la collectivité (considérée comme un ensemble de têtes) en un sous-ensemble mâle et un sous-ensemble femelle, l’institu-tion de la société est toujours et partoutobligéede tenir compte ; mais ce tenir compte a lieu dans et par une transformation du faitnaturel d’être-mâle et d’être-femelle ensignification imaginaire sociale d’être-homme ou d’être-femme, laquelle renvoie au magma de toutes les significations imaginaires de la société considérée.

Face au recouvrement opéré par le faire/représenter social — le tenir compte du fait naturel a lieudansetparla transformation en signification . Maurice Godelier, « Du quadruple rapport entre les catégories de masculin et de fémi-nin »inEphesia,La place des femmes. Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Paris, La découverte,, p..

. Idem.

. « De même le fait naturel peut fournir un point d’appui, ou une incitation, à telle ou telle institution de la signification ; mais un abîme sépare l’appui ou l’incitation de la condition nécessaire et suffisante. Appuis et incitations sont pris en compte ici, négligés là, annulés ou utilisés à contre-pente ailleurs et, dans tous les cas, repris, transformés, trans-substantiés par leur insertion dans le réseau des significations imaginaires sociales ; on n’a qu’à considérer ce que deviennent, dans diverses sociétés, les faits naturels de la force physique supérieure du mâle humain ou de la menstruation féminine. » (Cornelius Casto-riadis,L’institution imaginaire...,op. cit., p.)

. Maurice Godelier, « Du quadruple rapport... »,op. cit., p..

. Pierre Bourdieu,La domination masculine,op. cit., p..

. Françoise Héritier, « Privilège de la féminité et domination masculine », L’un et l’autre sexe,Esprit, no-, mars-avril, p..

. Françoise Héritier,Masculin/Féminin.La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob,

, p..

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sociale —, la notion de genre, utilisée pour ce qu’elle est, permet de clari-fier les termes de la réflexion, en appuyant la distinction entre sexe biolo-gique et sexe social (le genre), produit de rapports sociaux, ré-élaboration culturelle du biologique. De façon générale le système de genre se défi-nit à la fois comme l’ensemble des rôles sociaux sexués et comme le sys-tème de pensée et de représentation définissant culturellement le mascu-lin et le féminin. Il a une fonction de rappel d’un ordre social : son attribut principal est la différenciation des tâches et des fonctions. L’identité de genre cristallise ces rôles et ces normes dans une représentation sexuée de soi aux contenances multiples : caractéristiques physiques, fonctions bio-sociales, domaines d’activités, etc. Avec la bi-catégorisation de genre il y a « distribution entre des attributs et des attributions» et des quali-tés ou propriéquali-tés sont statutairement dévolues à chaque sexe. Puisés dans la réserve du sens commun, les exemples sont nombreux et éloquents : force/faiblesse, rationalité/intuition, droiture/fourberie, dureté/douceur, etc. ; ou dans d’autres registres : elle est poisson, il est viande rouge, elle est littéraire, il est matheux, elle est casanière, il est aventurier, elle papote, il est taiseux, etc.

Cette bi-partition impose également la règle dutiers exclu, « [...] sans quoi l’appartenance à un ensemble demeurerait indéterminée» : entre l’Homme et la Femme, l’univers logique n’admet pas de tierce possibilité. Ainsi en France, aux yeux de la loi, tout individu doit obligatoirement être rattaché à l’un des deux sexes. L’acte de naissance, premier acte d’état civil, porte notamment mention de la date, du lieu et du sexe de naissance, « [...] trois vérités historiques, qui résistent à toutes manipulations exté-rieures. C’est letitredélivré à la personne à son entrée dans l’existence. » Au regard du droit, l’identification d’une personne est en effet un élément de sonétat, qui est indisponible et dont l’étymologie latine rappelle les fonctions d’immobilisation —sto, stare: exister, se maintenir, et plus loin, statique. « En fixant l’on peut dominer. » La logique identitaire participe

. Pierre Bourdieu, « La domination masculine »,art. cit., p..

. Cornelius Castoriadis,L’institution imaginaire...,op. cit., p..

. Jean Carbonnier,Droit civil : les personnes, Paris, PUF, coll. « Thémis droit privé »,, p.. L’attribution du sexe s’effectue d’après le « sexe apparent », ce qui n’est pas sans poser problèmes dans les cas d’intersexualité. Lorsque ceux-ci sont avérés le « diagnostic » peut nécessiter plusieurs mois, tous les éléments constitutifs du sexe biologique devant être pris en compte. Indistinction terriblement anxiogène, pour les parents notamment, qui finissent bien souvent par « choisir » le sexe de leur enfant (mettant ainsi l’accent sur l’im-portance de leur rôle dans la construction de l’identité de sexe de l’enfant), choix qui leur permet de retrouver l’appui des stéréotypes familiers — c’est un garçon, c’est une fille —, sur lesquels se bâtit la différenciation du regard et du comportement. Sur l’automatisme d’étiquetage voir aussi l’expérienceBaby X(Carol A. Seavey, Phyllis A. Katz and Sue R. Zalk, « Baby X. The Effects of Gender Labels on Adult Responses to Infants »,Sex Roles, no,).

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du contrôle social puisque, séparant et désignant, attribuant à chacun une place à tenir et un rôle à remplir, elle évite aléas et égarements et garantit la maîtrise. Elle « [...] s’est en particulier confortée durant la modernité» : à la stabilité d’un monde où tout un chacun a un rôle précis qu’il doit rem-plir avec constance, répond un individu doté d’une « identité stable et assu-rée d’elle-même ». Cette injonction à l’unité — l’individu doit être un, sa vie et son action fonctionner selon le principe de l’identité, c’est-à-dire se résumer à une seule fonction, une seule idéologie et un seul sexe — et la fonctionnalité qu’elle induit, s’avèrent de fait particulièrement efficaces dans l’organisation mécanique des sociétés modernes. Une vie sociale éla-borée sur une « pensée de l’ordre », qui culmine avec la carte d’identité faisant « [...] de chaque individu une entité ayant un nom, un sexe, une adresse, une profession. Qui plus est, il est citoyen d’un pays, marquant ainsi son enclosure définitive. »

Du point de vue des identités de genre, l’« enfermement identitaire», selon le schéma dualiste déjà dégagé, attribue à tout un chacun un sexe particulier, auquel correspondent des qualités/propriétés et des fonctions précises qui ne doivent être transgressées. L’« assignation à résidence» se double d’une « aliénation générique». « Hommes et femmes sont identifiés à leur sexe ; en particulier les femmes sont assignées à leur sexe, ancrées dans leur corps de femme jusqu’à en être captées et cap-tives. » Naturalisées, cloisonnées dans la sphère privée, mineures sociales en proie à un «préjugé défavorable», à une violence physique, psycho-logique et symbolique, elles sont les premières victimes de l’enferme-ment identitaire. Il faudra toujours et absolul’enferme-ment que chaque femme et toute femme fasse partie des femmes, qu’elle ne puisse pas être homme (ou pas n’importe comment), qu’elle procrée avec une certitude pratique-ment absolue des filles et des garçons... alors les vaches seront bien gar-dées ( !) Mais l’aliénation générique ne concerne pas seulement la classe

. Michel Maffesoli, « De l’identité à l’identification »in Aux creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Paris, Plon, Le livre de poche, coll. « Essais biblio »,, pour les citations qui suivent.

. Michel Maffesoli,Du nomadisme...,op. cit., p..

. Michel Maffesoli,Aux creux des apparences...,op. cit., p..

. Pierre Bourdieu, « La domination masculine »,art. cit., p..

. Michèle Perrot, « Identité, égalité, différence. Le regard de l’histoire »inEphesia,La place des femmes...,op. cit., p..

. Pierre Bourdieu,La domination masculine,op. cit., p., souligné par l’auteur. À mettre en relation avec la relation d’« englobement du contraire ».

. Pour ne pas, à évoquer les dimensions symboliques de la domination, négliger pour autant les violences concrètes subies jour après jour par les femmes (parce que femmes), voir notamment les résultats de l’enquête ENVEFF, enquête nationale sur les violences envers les femmes en France.http://www.social.gouv.fr/femmes/actu/doss_pr/ enquete.htm\#t2.

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des femmes : le dominant est dominé par sa domination même. Bour-dieu, en référence à Virginia Woolf, parle du « pouvoir hypnotique de la domination», les auteurs deLa fabrication des mâles, quant à eux, qua-lifient la virilité de « mythe terroriste». Toutes choses qui confortent la réflexion de Liliane Kandel, lorsque, considérant les développements de Pierre-André Taguieffsur la race-prison, le peuple-organisme, la société-cellule, la culture-geôle, elle propose d’y ajouter « le sexe- forteresse».

On peut, à cet égard, revenir au mythe, et se souvenir que lorsque la ville de Thèbes [...] se meurt de langueur, les femmes de la cité s’en vont qué-rir le turbulent Dionysos. Métèque sexuellement ambigu, plus proche de la nature que de la culture, celui-ci redynamise la ville, et par là même redonne sens à un être-ensemble bien étiolé.

Le cortège furieux de Dionysos et de ses bacchantes, « course éperdue vers la fusion et la confusion » là où prévalaient la distinction et la sépa-ration, initie le retour de la multiplicité où dominait l’unité, le « désir d’errance » comme une réplique au « fardeau identitaire » qui est enfer-mement, ancrage. Difficile de ne pas voir dans cetteRévolte des femmes de Thèbesune métaphore des mouvements de contestation des années soixante/soixante-dix, avec Maipour point d’orgue, en lutte contre « [...] la répression sexuelle des jeunes, l’oppression des femmes,

l’imposi-tion de la “pureté” pré conjugale et de la monogamie conjugale, le mariage bourgeois et la famille patriarcale autoritaire, la chasteté laïque obliga-toire, la stigmatisation des homosexualités, la psychiatrisation des “per-versions sexuelles”, l’ordre moral clérical des religions». Les mouvements féministes et homosexuels ont eu des effets pratiques de reconnaissance des discriminations de sexe, et partant, d’égalisation des droits. Françoise Héritierconsidère qu’en Occident, la conquête par les femmes du droit à la contraception, droit à disposer de leur propre corps qui leur ouvre l’accès au statut de personne autonome, constitue un « levier essentiel de l’émancipation du féminin », « [...] qui permettrait de sortir de lavalence

. Pierre Bourdieu, « La domination masculine »,art. cit., p..

. Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur, La fabrication des mâles, Paris, Seuil, coll. « Points Actuels »,, p..

. Liliane Kandel, « Féminisme, multiculturalisme, cosmopolitisme : migrations de l’identité dans le mouvement des femmes »inEphesia,La place des femmes...,op. cit., p..

. Michel Maffesoli, « La pulsion d’errance »in Du nomadisme...,op. cit., p.

. Jean-Marie Brohm, « Sexualités et reproduction sociale. Approche freudo-marxiste », Constructions sexuelles,Quel corps ?, no--, avril, p..

. Françoise Héritier, « Privilège de la féminité... »,art. cit., p.-pour les citations qui suivent.

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différentielle des sexes». De dissoudre la hiérarchie. C’est que la domina-tion masculine fait système, mais un système dynamique, elle « [...] ne doit pas s’analyser comme un bloc monolithique, où tout est joué une fois pour toutes, où les relations se reproduisent à l’identique».

La révolte dionysiaque génère une « [...] mutation anthropologique qui concerne tout autant les hommes que les femmes». Je soutiens que le queer, visibilisant une partie de ces changements, s’avère un révélateur du social. Mais pour pouvoir engager cette réflexion, il nous faut d’abord répondre à la question : qu’est-ce que lequeer?

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