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La famille en désordre ?

Je reprends ici les termes d’Élisabeth Roudinesco, qui développe l’idée selon laquelle si la famille est « en désordre » aujourd’hui, elle n’en est pas pour autant menacée. En outre, elle a selon elle toujours connu un cer-tain désordre. Se pencher sur les travaux des fondateurs de la sociologie amène à aller dans ce sens. En effet, la discipline naissante se préoccupe de la famille parce que des transformations s’opèrent en son sein, dans un contexte où « Les bouleversements affectant sa structure et les relations . Pour la définition de ces catégories, voir entre autres Marc Préjean,Sexes et pouvoir. La construction sociale des corps et des émotions, Montréal, Presses Universitaires de Mont-réal,, p.; et Françoise Héritier,Masculin/Féminin...,op. cit.

. Ralph Linton, « Le mariage »in De l’Homme, traduction et présentation d’Yvette Del-saut, Paris, de Minuit, coll. « Le sens commun »,, p..

. Élisabeth Roudinesco,La famille en désordre, Paris, Librairie Arthème Fayard,.

. Conférence d’Élisabeth Roudinesco — espace Pitot à Montpellier,novembre — autour de son livreLa famille en désordre.

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entre ses membres sont interprétés comme les signes d’une rupture radi-cale, d’une crise profonde gangrenant une société déstabilisée. » Ainsi, les discours alarmistes ne datent pas d’hier...

Des changements à l’œuvre ont effectivement été soulignés ; voyons les-quels.

Tocqueville voit dans la famille démocratique, que la famille américaine illustre, une baisse de l’intérêt pour la lignée. Durkheim met l’accent sur l’importance accrue du lien conjugal et qualifie alors la famille contempo-raine de son époque de « famille conjugale». Le Play parle de « famille instable» pour désigner celle qui est caractéristique de la société indus-trielle, et qu’il déplore !... Elle est formée du couple et des enfants qui ne sont pas encore mariés. Elle n’est pas installée de façon fixe dans une mai-son, elle divise l’héritage et ne crée pas de lien.

Bien évidemment, puisque cela n’était pas d’actualité à l’époque, les changements au sein de la famille qui sont relevés ne pointent pas une évo-lution vers une certaine symétrie des sexes. Et les auteurs ne remettent à aucun moment en cause les inégalités. Toqueville parle d’égalité de valeur mais de différence des rôles et des devoirs dans la famille démocratique, quand Le Play défend l’autorité des pères.

Plus tard, Parsons soulignera, comme Durkheim, l’apparition de la famille nucléaire avec la modernité. Et en ce qui concerne les rapports homme-femme en son sein, il défendra l’idée selon laquelle ce rapport est dissymétrique.

. Catherine Cicchelli-Pugeault, Vincenzo Cicchelli,Les théories sociologiques de la famille, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,, p..

. Alexis de Tocqueville, « Influence de la démocratie sur la famille »in De la démocratie en Amérique II, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Histoire »,.

. Émile Durkheim, « La famille conjugale », document produit en version numé-rique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales », éd. électronique, site web :http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_ sciences_sociales/index.html, à partir du texte d’Émile Durkheim, « La famille conju-gale », publication posthume d’un cours professé en,Revue philosophique, no,.

. Voir Frédéric Le Play, « La définition des trois familles »in L’organisation de la famille selon le vrai modèle signalé par l’histoire de toutes les races et de tous les temps, Paris, Téqui,

.

. Alexis de Tocqueville, « Comment les américains comprennent l’égalité de l’homme et de la femme »in De la démocratie en Amérique II,op. cit.

. Frédéric Le Play,L’organisation de la famille selon...,op. cit.

. Voir Talcott Parsons et Robert Freed Bales,Family, Socialization and Interaction Pro-cess, Glencœ, Free Press,, et Talcott Parsons, « Le système de parenté dans les États-Unis d’aujourd’hui »in Éléments pour une sociologie de l’action, introduction et traduction de François Bourricaud, Paris, Plon, coll. « Recherches en sciences humaines »,.

 Pour une utopie de la famille

Il fait de la famille une institution dont la fonction est la reproduction et la socialisation. Cette fonction s’organise à travers un partage des rôles qui reposerait sur les natures masculine et féminine. La famille conjugale, deux conjoints et leurs enfants, constituerait la seule « vraie » famille, les autres modalités ne seraient que dysfonctionnement ou déviance. Or, la contribution des femmes à la production économique et leur présence dans la sphère du travail constituent précisément des déviances par rap-port à la norme du partage entre le rôle « instrumental » masculin du père, pourvoyeur des revenus de la famille et chargé des liens de celle-ci avec la société, et le rôle « expressif » féminin de l’épouse-mère qui se consacre à la vie domestique et aux soins aux personnes, exerçant sa fonction affective à l’intérieur de la famille.

Plus près de nous, Georges Menahem, Jean Kellerhals, ou encore Louis Roussel ont la volonté de montrer la diversité des familles en dressant des typologies. Georges Menahem élabore trois types. Le type patrimonial pour lequel le patrimoine familial est d’une importance considérable, et où la famille, sous l’autorité d’unpater familias, est hiérarchisée. Le type conjugal, également sous l’autorité d’un chef de famille, ne s’intéresse pas au patrimoine mais à la reproduction de la force de travail. Le type associa-tif est quant à lui marqué par l’autonomie des conjoints, qui ont chacun leur propre stratégie professionnelle.

Jean Kellerhalsdécrit également trois types. Les familles de type « bas-tion » sont marquées par une forte cohésion et un repli sur elles-mêmes. La famille de type « compagnonnage » est ouverte sur l’extérieur mais est également caractérisée par une forte solidarité. Et enfin la famille de type « négociation » ou « association » est ouverte et fondée sur l’autonomie de

ses membres.

Louis Roussel différencie la famille « alliance », fondée sur l’amour, dont le cadre est le mariage, où le projet familial s’inscrit dans le long terme, de la famille « fusion » qui repose également sur les sentiments amoureux mais qui considère le mariage comme une formalité, et de la famille « association » ou « club » caractérisée par l’autonomie des . Anne-Marie Devreux, « Famille »inHelena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier (coord.),Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, coll. « Poli-tique d’aujourd’hui »,, p.-.

. Georges Menahem, « Trois modes d’organisation domestique selon deux normes familiales font six types de famille »,Population, no

, novembre-décembre.

. Jean Kellerhals, « Les types d’interactions dans la famille »,L’année sociologique, no,

, notamment p.-.

. Typologie présentée par Jean Kellerhals,ibid., p.-. Voir aussi Louis Roussel,La famille incertaine, Paris, Odile Jacob,, et Louis Roussel, « Les types de famille »in Fran-çois de Singly (dir.),La famille : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’ap-pui »,.

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conjoints, qui s’engagent de façon contractuelle et dont les projets sont plutôt à court terme.

Les types associatifs de ces trois auteurs pourraient s’apparenter, sur le plan de l’autonomie des conjoints, à une famille qui soit dans la continuité du couple d’a-lliés. Mais Jean Kellerhals et Louis Roussel n’évoquent que très peu les rapports de sexe, qui ne constituent pas ce qui est mis en avant dans leurs typologies, et si Georges Menahem observe dans les familles associatives, au niveau des participations professionnelle et domestique, des rôles moins rigides que dans les familles conjugales et les familles patrimoniales, on ne peut pas pour autant parler de symétrie.

On doit la réelle prise en compte des rapports sociaux de sexe au sein de la famille aux chercheur-e-s féministes, qui ont notamment mis en évi-dence la division sexuelle du travail.

Elle a pour caractéristiques l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simul-tanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée (politiques, religieuses, militaires, etc.). Cette forme de division sociale du travail a deux principes organisateurs :le principe de séparation

(il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) etle principe hié-rarchique(un travail d’homme « vaut » plus qu’un travail de femme).

Cette division organise la famille en même temps qu’elle prend appui sur elle.

Christine Delphya montré comment le travail productif des femmes était invisibilisé, comment elles étaient exploitées économiquement par les hommes en réalisant gratuitement le travail domestique. En ce sens, la famille apparaît comme la sphère qui permet cette exploitation. Et même si des changements ont eu lieu, si les femmes ont de plus en plus accès au travail salarié, ce sont encore elles qui bien souvent assurent une « double-journée »...

La question du travail domestique est également évoquée par François de Singly qui montre qu’il est la cause de la baisse, dans le mariage, de la fortune culturelle des femmes par rapport à celle des hommes (à capital de départ égal). Pour Jean-Claude Kaufmann, l’entretien du linge est un . Danièle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe »in Diction-naire critique du féminisme,op. cit., p., souligné par l’auteure.

. Christine Delphy, « L’ennemi principal », Libération des femmes année zéro, Par-tisans, numéro spécial, novembre, etL’ennemi principal I. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, coll. « Nouvelles questions féministes »,.

. François de Singly,Fortune et infortune de la femme mariée. Sociologie des effets de la vie conjugale, Paris, PUF, coll. « Économie en liberté »,(eéd. corrigée et mise à jour,

reéd.).

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domaine qui reste assigné aux femmes, sur lequel il y a « résistance » au changement. Quant à Bernard Zarca, il classe les tâches ménagères en trois ensembles, dont deux ne sont pas « négociables », l’un étant majo-ritairement pris en charge par les femmes, l’autre par les hommes (par exemple, nettoyer les sanitaires est une tâche féminine et laver la voiture une tâche masculine).

Ainsi, dans la famille, même si les rôles tendent à être moins rigidement sexués, on est encore loin d’une symétrie entre les conjoints. Ceci nous amène à nous interroger sur ce qui fait obstacle au changement.