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L’enfant-lecteur : au cœur du processus de création et de conception du livre

Dans le document De l identité de la littérature jeunesse (Page 35-40)

Chapitre 2. Prendre place dans la France d’après-guerre : une progressive

A. L’enfant-lecteur : au cœur du processus de création et de conception du livre

Si la littérature jeunesse comporte certaines continuités, comme celle représentée par l’album, les années soixante restent un tournant. Quelles sont les répercussions des bouleversements sociaux et culturels de la société dans la littérature pour la jeunesse ? Déjà, les mutations qui parcourent la littérature pour enfants ne sont plus seulement sectorielles, elles affectent ses fondements et ses paradigmes. L’une d’elles a trait à son nouveau centre de gravité : l'enfant . Les années soixante et soixante-dix portant en elles 1 ce renouvellement de l'Histoire sociale et culturelle, mais aussi celui, plus distinct, de la population, de la famille, des pères, mères, de l'éducation, etc . C’est dans ce cadre, 2 résultant du bouleversement social afférent à la structure familiale, que le regard porté sur l’enfant change. Ce dernier, devenu l’objet d'études , cesse d'être analysé 3 uniquement dans son rapport à l’adulte : il est dorénavant un sujet à part entière, p o s s é d a n t d e r é e l l e s

compétences « d’un point de vue cognitif, social et affectif 4 ». Ces c o n s i d é r a t i o n s , q u i bousculent de nombreux principes éducatifs, chamboulent aussi cette littérature jeunesse qui conservait encore une mission pédagogique (faite pour moraliser et

BOULAIRE (Cécile), art. cit.

1

LUC (Jean-Noël), « Enfance » dans Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, directeurs de la

2

publication (DELPORTE, MOLLIER, SIRINELLI), Paris, PUF, 2010, p. 281-285.

C'est en 1960 que Philippe Ariès publie L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime.

3

« L’évolution de la place de l’enfant dans la société », Les Analyses de la FAPEO, septembre 2008, p. 11.

4

Figure 6 - Sources : recensements annuels des effectifs d'élèves dans les établissements scolaires du MEN et estimations démographiques de l'Insee.

redresser).

« L’enfant lecteur devient alors la figure centrale autour de laquelle s’organise l’ensemble de la production ». Ceci engendre bien des conséquences, deux peuvent être 1 énoncées. Tout d’abord, un net élargissement du lectorat, avec la prise en compte de la pré-adolescence et de l’adolescence, classes d’âge jusque-là propulsées assez directement dans la sphère adulte . Cette espèce de prolongement de l'enfance découle, 2 au début des années soixante, de « l’allongement de la durée des études3 » (Réforme Berthoin, décret du 6 janvier 1959) (figure 6). Durant cette période émerge le roman pour adolescents, une authentique nouveauté. Ce dernier engendre alors la création d'innombrables collections, telle « « Plein vent », première d’une longue série4 ». La littérature ayant été longtemps très « enfantine », se convertit en réelle littérature pour la

« jeunesse » , prêt à placer celle-ci au cœur de ses projets éditoriaux. La seconde 5 conséquence est un renouveau dans l'écriture et dans le contenu proposé. En effet, les histoires manichéennes laissent place à celles qui accentuent le doute, le trouble, de la société ou de la famille… En somme, l’enfance n'est plus fantasmée. C'est donc un souci de réalité qui se donne à voir, portés par des éditeurs militants, parfois considérés comme irrévérencieux , tels que Harlin Quist, aux Etats-Unis ou Robert Delpire et 6 François Ruy-Vidal, en France.

B. Le nouvel âge de la littérature jeunesse : la gloire des petits éditeurs engagés

Michèle Piquart expose que les deux décennies (60-70) sont singulières, aussi bien dans l’édition générale qu'au sein du secteur jeunesse. En réalité, deux tendances s’opposent. D’une part, une sophistication des outils des maisons d’édition (matériels et logistiques) en vue de mettre en place un circuit de distribution du livre plus fluide. Éducation & Formations, n°91, septembre 2016, p. 8.

PIQUARD (Michèle), « L'édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980  », Bulletin des bibliothèques de France

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C’est-à-savoir que « la distribution assume les tâches liées à la circulation physique du livre (stockage, transport) et à la gestion des flux financiers qui en sont la contrepartie . 1 » D’autre part, la période accueille une « diversification de l’activité éditoriale » - que Jean-Marie Bouvaist a nommé le « printemps des éditeurs2 » - portée par le renouveau culturel et social évoqué. En son sein, les petits éditeurs prolifèrent.

Or, pour l’édition jeunesse et donc pour la littérature enfantine, cette orientation est inédite : le marché reste jusqu'ici principalement construit autour de ces éditeurs fondateurs (Jean-Louis Hachette, Louis Casterman, Fabrice et Hervé Delagrave, Jacques Hollier-Larousse, Henri Flammarion, Claude Nathan, etc.), aux structures familiales plutôt fermées et s’appuyant, encore, sur le pilier rassurant des livres scolaires . Poussés 3 par mai 68, ce sont par conséquent d'originaux éditeurs militants, à la stabilité et à la trésorerie parfois précaire, qui donnent naissance à une littérature pour enfants transformée et audacieuse. Leurs livres sont dits « de qualité4» :

«  En leur temps, Robert Delpire, finançant ses albums grâce à l’argent des travaux de publicité de son agence, Harlin Quist, toujours au bord de la faillite, (…) ou encore le Collectif pour un Autre merveilleux, qui lancera Le Sourire qui Mord, étaient des éditeurs économiquement militants. (…) L’instabilité de leur situation économique ne les a pourtant pas fait renoncer à leurs choix littéraires et, s’ils ont pour certains disparu aujourd’hui, nous leur devons pourtant de remarquables trésors, de Max et les Maximonstres à Julie qui avait une ombre de garçon. » 5

En effet, au gré de la rénovation d’une philosophie animant auteurs et éditeurs, la littérature jeunesse devient une manière de dire le monde contemporain, dans sa réalité et sa rudesse . Cette mission neuve engendre un profond renouvellement des 6 thèmes abordés (notamment au travers des romans « journalistiques » et leurs toutes premières évocations de la drogue, du sexisme, du mal-être, etc.) mais aussi une création de collections (par exemple, la collection Travelling des éditions Duculot (1972-1985) avec Au-delà des barricades, relatant le conflit nord-irlandais). Parfois,

Voir le site du SNE, < www.sne.fr >, consulté le 29 mai 2021.

1

BOUVAIST (Jean-Marie), BOIN (Jean-Guy), Du printemps des éditeurs à l’âge de raison. Les nouveaux éditeurs

2

en France (1974-1988), Paris, La Documentation française/Sofedis, 1989.

PIQUARD (Michèle), «  Robert Delpire, un précurseur dans l’édition pour la jeunesse des années

3

1950-1970 », Strenæ, 14 Juin 2010 [en ligne], DOI : https://doi.org/10.4000/strenae.75 (consulté le 30 mai 2021) BOULAIRE (Cécile), art. cit., p. 153.

cela va jusqu’à la création entière de maisons d’édition fondées sur des principes modernes : c’est le cas de Syros (1984) créée par des membres du PSU. De façon générale, la littérature pour enfants devient l'expression d'une ouverture : vers l'intime, vers l’international (le « Tiers Monde  » notamment, la misère, l’oppression des femmes), vers les cultures étrangères…

Néanmoins, cette période d’émulation, dominée par une littérature engagée, composée et nourrie par des créateurs qui l’étaient tout autant, finit par se faire dépasser.

En effet, les années quatre-vingt accentuent le poids d’un monde économique en pleine mutation, dans lequel la capacité d’adaptation et la résistance à la concurrence (étrangère notamment) demandent une certaine trésorerie et une évolution de la structure juridique des entreprises .1

C. La réaffirmation des grandes et moyennes maisons d’édition : la fin d’une littérature révolutionnaire ?

Ainsi, « de nombreuses petites maisons d’édition nées dans ces années 1970 ont aujourd’hui disparu2  ». Cependant, la singularité de la période ne s'efface pas complètement, puisque l’héritage des éditeurs de mai 68 est capté par des maisons d'édition plus solides, capables de continuer à produire cette littérature aux ambitions de qualité. Entre en scène l'école des loisirs, maison créée depuis quelques années (1965) par Jean Fabre, Jean Delas et Arthur Hubschmid et qui tire son épingle du jeu en parvenant à s’insérer dans un marché qui impose le quantitatif, tout en s’inscrivant dans la lignée des petits éditeurs engagés. C’est en effet à l'école des loisirs que Robert Delpire cède ses droits, lui offrant par la même Max et les Maximonstres. La maison profite de sa stabilité (permise grâce aux aides publiques , une trésorerie conséquente et 3 une relation privilégiée avec l’institution scolaire ) pour conserver un catalogue de 4 livres de qualité, quand bien même ceux-ci ne représentent pas forcément et directement des succès éditoriaux et économiques : c’est un choix de politique éditoriale . Cette 5

PIQUARD (Michèle), art. cit.

1

BOULAIRE (Cécile), art. cit., p. 152.

2

PERROT (Jean), « Le dynamisme de l’édition de jeunesse », Op. cit., p. 103-106.

3

« Par la prescription scolaire, l'École des loisirs engrange en effet des ventes directes »

4

« L’Ecole des loisirs : cinquante ans en enfance », Libération, 27 mai 2015.

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récupération de l’héritage des années soixante est aussi le fait des éditions Gallimard (maison moyenne ouverte à l’international ) 1 qui continuent de diffuser Le Sourire qui mord au milieu des années 80, collection atypique et militante (« le logo du Sourire qui mord en témoigne avec son poing levé dans lequel un visage poupin prend place2 », voir figure 7).

Toutefois, le paysage éditorial français dans son ensemble, pendant les années quatre-vingt-dix, suggère une tendance forte à la constitution de groupes plus importants, aptes à diversifier leurs activités (presse, communication, téléphonie et même gestion de

l’eau) : « Se met en place une logique de segmentation du marché, qui vient contredire l’élargissement du lectorat observé depuis les années 19703 ». C’est pourquoi la littérature jeunesse portée par des succès et des formats qui « marchent », grandit fortement durant la période. Cette direction découle aussi de l’avènement, déjà plus ancien (1953), d’un réel phénomène de société : le livre de poche. Celui-ci a foncièrement transformé l'édition française, sensible à l’influence grandissante des médias de masse qui l'incite à « se tourner vers le grand public4 » et ainsi, à démocratiser plus intensément la lecture. C’est dans cette optique que naît ce petit livre peu cher, produit à grande échelle et vendu aussi bien dans les supermarchés que chez le libraire . L’offre pléthorique et accessible entraîne ainsi une massification de la lecture 5 et à nouveau une amplification de la production : un cercle vertueux auquel la littérature jeunesse adhère. Celui-ci renforce son penchant pour les cycles, déjà présent dans les années cinquante (« Bibliothèque rose et verte », « Rouge et or », « Bibliothèque 6 internationale », etc.), puisque diverses collections en poche sont créées « « Folio

«  Gallimard, 1910-: un siècle d’édition », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2011, n° 4, p. 97-98.

1

MERCIER-FAIVRE (Anne-Marie), PERRIN (Dominique), «  Christian Bruel, auteur-éditeur, une politique de

2

l’album : du Sourire qui mord à Être éditions (1976-2011)  », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2015, n° 6, p. 172-174.

BOULAIRE (Cécile), art. cit., p. 153.

3

KHALIFA (Ahmed), LA COMMERCIALISATION DU CHAMP LITTERAIRE FRANÇAIS APRES LES

4

EVENEMENTS DE MAI 1968, Journal of faculty of languages & translation, no. 6, janvier 2014, p.65.

Redek & Pierrot - Le Mock, « Les Français lisent-ils trop ? » YouTube, 0:07:48, 28 avril, 2018, https://

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www.youtube.com/watch?v=AHWqL-MjMNc&t=22s Exposition « Babar, Harry Potter et Compagnie » à la BnF.

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Figure 7- Logo de la collection le sourire qui mord.

Junior » (Gallimard Jeunesse) (…), « Lutin Poche » (l’École des loisirs), et « Le livre de poche jeunesse » (Hachette)1 ».

La littérature jeunesse en est-elle pour autant moins créative ? Selon Jean-Marie Bouvaist, « le nombre de titres a progressé de 12 % de 1980 à 19872 » et la créativité subsiste, évitant d’offrir à cette littérature pour enfants un visage standardisé.

Néanmoins et indéniablement, les logiques financières et commerciales, illustrées par l’entrée de professionnels du marketing dans les maisons d’édition, prennent de l’ampleur. Dès lors, la littérature jeunesse se dévoile, au tournant du XXIe siècle, au regard d'une production n’ayant jamais été aussi intense. Si son pluralisme demeure, elle aime à se représenter au travers de quelques titres et collections caractéristiques de sa popularité et de ses succès marchands.

Chapitre 3. À la lumière du XXIe siècle : une identité « commerciale » plutôt

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