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L’ EMPRISE DE L ’ ORAL

Dans le document Naissance de la guerre de guérilla (Page 81-86)

L’INVENTION D’UNE LANGUE

L’ EMPRISE DE L ’ ORAL

Comment Vargas devint-il écrivain ? Il n’existe pas d’écrivain-né. Raconter, cela s’ap-prend. Dans quel texte ? Par le truchement de qui ? Quelle est la part de l’œuvre qui re-lève de l’imitation, celle qui ne revient qu’à l’auteur, et celle qui exprime une vision du monde et des valeurs communément admises dans le peuple composite des Vallées ? La précoce maîtrise du guérillero intrigue. Le récit de la fin de Lira, l’admirable silence pla-cé entre sa réconciliation d’avec le capitaine Moreno, son futur assassin, et la dernière nuit du héros qui agonise dans le noir, aurait été écrit alors que Vargas sortait à peine de l’adolescence.

A-t-il puisé ses techniques narratives dans un fond de récits colportés et de chansons ? S’est-il inspiré de sermons et de prêches ? A-t-il cherché à structurer son récit à partir de schémas empruntés à des modèles plus savants ? Il n’en dit rien, bien sûr. Aussi, ris-quons quelques éléments de réponse, d’autant plus incertains qu’il n’existe pas d’étude sur la diffusion des modèles et des œuvres littéraires dans l’audience de Charcas.

L’influence de registres populaires est sensible dans le Journal où se fait parfois en-tendre un rythme de chansons. Des termes reviennent comme un refrain, et des excla-mations qui scandent l’action ressemblent à celles de coplas.

4 JSV, p. 201.

5 JSV, p. 141. La question se pose, bien sûr, de savoir comment Vargas a appris à écrire l’aymara. Peut-être à partir des traductions de textes patriotiques que Buenos Aires veillait à adresser aux habitants du Haut-Pérou.

« ¡ Oh, disposiciones divinas6 ! »

« ¡ Ah, desgracia7 ! »

« ¡ Ah, suerte8 ! »

Se font de même entendre des restes de lectures à haute voix, au cours desquelles l’auteur feint de dialoguer avec son auditoire :

« ¿ Y que sucedió ? Ya fue de día9. » « Ya no parecía Favre, ¿ y qué había sucedido10 ? »

« […] Lo botaron el cuerpo al campo, ¿ y qué sucedió ? Que se había resucitado de noche y se había metido entro de las pajas caminando un largo trecho11. »

Des incorrections de style, une ponctuation fautive marquent, bien souvent, la trans-cription d’un récit oral :

« Ahí tiene usted la tropa de españoles se cambiaron en tropas de americanos patriotas12. » Le conteur s’amuse de l’impatience des auditeurs : l’ennemi a-t-il capturé le guérille-ro ? L’homme est-il parvenu à s’échapper ? Où donc est passé le corps de l’homme exécu-té ? « Eh bien, il avait ressuscité. » Et c’est sur ce ton familier que se maintient le dialogue qu’établit, dès la préface, Vargas avec son Prudente lector, et qui se poursuit jusqu’à la fin de ses aventures. Ce compagnon irréel des heures passées à écrire est pris à témoin, le plus souvent des vilenies royalistes, parfois aussi, mais plus rarement, des erreurs de la guérilla.

« Vea el lector que hasta un mero oficial mercenario mataba sin proceso ni saber quien es (p. 110). » «  Vea prudente lector que los soldados del rey católico se valían hasta de los elementos de Dios para proceder su rigor contra los americanos (p. 117). » « Vea el lector y balance el valor y bravura de este americano que no pensó el morir sino sobrevivir a la muerte (p. 141). » « Vea el lector la energía y resolución de un americano que murió ma-tando sin arma alguna (p. 175). » « Vea el lector que todos los soldados rasos tenían facul-tad o autoridad para matar hasta las mujeres (p. 280). » « Vea el lector como aburrían a los

L’INVENTION D’UNE LANGUE

6 JSV, p. 66.

7 JSV, p. 131.

8 JSV, p. 325.

9 JSV, p. 318.

10 JSV, p. 312.

11 JSV, p. 156.

12 JSV, p. 382.

hombre haciéndoles una injusticia (p. 335). » « Contrapese el lector la desigualdad de par-tido (p. 363). »

Cette familiarité de ton facilitait le recours à des effets comiques que Vargas em-ployait plus souvent que ne le laisserait penser l’histoire tragique des Vallées. Un comi-que qui sentait la farce populaire :

« Entonces pues había hurtado Hurtado como muy cerca de 2000 pesos […]. Entró pues a Luribay de cacique, de donde se interesaba y había pasado a la ciudad de La Paz Hurtado llevando el dinero hurtado […]13. »

Ou bien le sarcasme, après une expédition calamiteuse :

« A las 2 de la tarde llegamos a dicha hacienda de Anucariri a descansar de habernos muerto entre nosotros por ganar 22 fusiles y hacer correr a Antezana montado en su negra14. »

Vargas savait aussi puiser à des sources plus récentes, et tirait des effets cocasses de la rhétorique pompeuse qu’une nouvelle vie politique avait suscitée : en janvier 1821, après six ans d’absence, le colonel Lanza revient dans les Vallées qui se sont fort bien passées de sa présence. Mais il prétend représenter l’autorité des dirigeants de Buenos Aires, et le commandant Chinchilla se doit de lui faire bonne figure. Ce qui vaut au lecteur un morceau où le comique, plutôt grinçant, naît de l’hypocrisie du discours et de sa redon-dance :

« El 19 va el comandante Chinchilla al pueblo de Inquisivi a verlo al coronel Lanza.

Este señor le abraza como a un compañero de armas, como a un compañero de trabajos, como a un compañero antiguo y hermano, por ser de una misma opinión, defensores de una misma causa ; ambos se regocijan, se felicitan la vista, la reunión y el conocimiento que habían tenido15. »

Un mois plus tard, Chinchilla mourra fusillé sur ordre de Lanza. Ce que Vargas rap-porte le plus brièvement du monde :

« El 20 lo pasa a capilla. »

Un comique de désappointement naît du jeu même de la guerre : les royalistes chas-sent, les guérilleros esquivent la charge. Quand le chasseur laisse échapper son gibier, ne trouvant qu’un tas de cendres ou une vieille chemise au lieu de la proie qu’il escomptait, le rire vient au spectateur. Bien joué !

13 JSV, p. 244.

14 JSV, p. 171.

15 JSV, p. 294.

« El enemigo había salido a sorprendernos y sorprendieron las candeladas [de bouse de vache] que dejamos16. »

Toutefois, laisser entendre, entre les lignes du Journal, les traces du parler des Vallées n’entraînait ni vulgarité ni maladresse. Vargas partageait avec ses compagnons le goût du beau langage et d’une certaine théâtralisation de la vie. Beaucoup d’anecdotes n’ont d’autres raisons de se trouver dans l’œuvre que de rapporter les paroles et les actes d’hommes dont la vie (et plus souvent la mort) semblent obéir à des critères esthétiques

— panache, élégance, bravoure, désinvolture et poésie face au destin inéluctable.

Vers la fin de la guerre, un caporal fatigué d’un combat sans issue, fait mine de déser-ter. On le condamne à mort. Il s’avance vers le lieu de son exécution :

« El cabo muy contrito, muy conformado decía sí, que por la Patria moría en manos de sus mismos compañeros ; que con gusto abrazará la muerte y tomará este amargo trago ; que el camino de la vida era muy pésima [sic] que todo era padecer, todo era penalidades, todo necesidades y trabajos ; que el mayor sentimiento que tenía era no ver triunfante su opinión :

« — No ver la libertad de mi Patria, no ver libre, no ver libre.

« Pidió un vaso de chicha y quería cantar unas boleras patrióticas, le estorbaron, no le permitieron ; se sentó, dijo al sacerdote le rezara una oración, y concluida ésta lo tiraron sin la más leve compasión y él mismo se tapó los ojos17. »

La mort de Juan Bautista Ayllón, un officier auquel Vargas consacre plusieurs pages, fut aussi exemplaire pour ses derniers instants. Conduit au lieu d’exécution en passant devant la chapelle où se trouve le corps de la femme qu’il a assassinée la veille et pour le meurtre de laquelle il est condamné, il déclame ses adieux à celle qui fut sa maîtresse :

« Ayer tu alma me llevó la delantera, ahora tu cuerpo me lleva también entrando en la iglesia. Pero y te ganaré en entrar bajo de tierra a la sepultura. Anda, infeliz por mí, y yo por vos18. »

L’écriture de la chronique se pliait à la parole de ses acteurs. Vargas se révélait capa-ble de risquer sa vie en plein combat pour un soldat qui savait trouver les mots capacapa-bles de l’attendrir19, et l’ascendant que Lira exerçait sur lui dépendait beaucoup de ce qu’il était beau parleur. Les sermons de son frère Andrés Vargas l’avaient bien convaincu de s’engager…

Les inégalités de l’art de Vargas traduisaient autant la diversité des Vallées et la diffi -culté de la transcrire que les limites de son expérience. S’il savait comment rapporter les paroles du commandant — qu’il avait souvent lui-même rédigées —, il lui était plus diffi

-L’INVENTION D’UNE LANGUE

16 JSV, p. 119.

17 JSV, p. 350.

18 JSV, p. 336.

19 JSV, p. 232.

cile de parler à la place d’hommes issus de milieux qu’il n’avait pu connaître. Il ignorait ainsi comment s’exprimait un officier royaliste ayant reçu une éducation soignée. Comi-que malgré lui, il prête au terrible gouverneur de Cochabamba, le colonel Imaz y Men-dizábal, le langage d’un cholo des Vallées20. Comme si, sans se douter de son incongrui-té, un auteur contemporain attribuait à un préfet de la République la gouaille d’un Co-luche.

De même, la façon dont il fait parler les Indiens sonne parfois faux21. Il est vrai que cet aspect de son travail présentait une difficulté particulière. La transcription des dis-cours indiens est de double nature : d’abord en castillan depuis l’aymara, puis en style littéraire. Comment écrire un discours qui ait l’air vrai ? Quel est l’art du naturel ? Ces gaucheries, quand même surprenantes de la part d’un homme qui, dès la fin de la guerre, devint membre d’une communauté, sont peut-être dues à la volonté de présenter les In-diens tels qu’ils auraient dû être dans une œuvre patriotique et dans une république in-dépendante. Par ses maladresses, le partisan révèle son volontarisme républicain.

Et c’est ainsi un jeune berger que son âge et son inconscience du jeu de la guerre ren-dent incapable de discours patriotique qui incarne le plus tragiquement la mort des peti-tes gens des Vallées :

« Al día siguiente a las 8 del día los fusilaron atrás del cementerio en las páredes de la iglesia a nueve hombres, entre ellos al cacique don Rafael Vergara lastimosamente sin más delito que haber sido encontrados en sus casas, unos paysanos pacíficos.

« Dicen que uno de ellos era un jovencito de la puna (así llaman a los de las pampas de Oruro y de todo lugar frígido) ; dice salía de la iglesia al patíbulo comiendo un mollete (que es el pan que hacen del áspero de la harina de la flor), sin saber por qué lo mataban ni dar crédito de que iba a ser víctima salía con una frescura de ánimo, y siempre mascando iba el jovencito. El señor cura que los ayudaba le decía :

« — Hijo, ya no es tiempo de que comas, en este momento vas a la presencia del divino tribunal, pídele misericordia, llámale que te ayude, te defienda del enemigo malo —etc., a este tenor palabras dirigidas y propias para el presente asunto.

« El indiecito nada hablaba comiendo el mollete, que le replicaba al cura :

« — Tata cura, desde antenoche estoy sin comer, como forastero. Acabaré de comer todavía, despacio llévenme pues. ¿ Y no fuera a ver todavía cómo estarán mis carneros cargados ? Después me volviera pronto, de ay les compañaré, hasta donde quieran me llevan pues.

« Le suplicaba a un soldado a que le dé licencia, después dice que le ayudará aun a car-gar el fusil más que sea todo el día y mañana más. Llega al patíbulo, lo sientan y los afusi-lan, todavía el pan en la boca del indiecito no había acabado de tragar siquiera, que causó la mayor compasión que hasta los soldados enemigos se regresaron llorando viendo al

20 JSV, p. 315. « Hombre, lo que me habéis comunicado de ese hombre que dice usted que es muy enemigo del trono y del rey debes también saber si es hombre perjudicial con ser de opinión contraria a nuestro sistema : di claro, porque se le apresará y es mi muy amigo, porque le has de justificar y probar con hechos, nada de fraude, sino justamente, sin intrometer cuentos de viejas ni ridículas porque para castigar es preciso averiguar desde una mínima raíz. »

21 Un bon exemple in JSV, p. 119-120.

difunto con el pan en la boca y en la mano a este infeliz inocente. Aún más dicenque dio a tiempo de que le dice un soldado u oficial que se siente :

« — Déjenme nomás ya pues, mi madre me retará, qué dirá de mi tardanza22. »

Dans le document Naissance de la guerre de guérilla (Page 81-86)