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B ANDITISME ET RÉVOLUTION

Dans le document Naissance de la guerre de guérilla (Page 181-186)

ECONOMIE DE GUERRE

B ANDITISME ET RÉVOLUTION

Les sources espagnoles ont conservé parmi les dossiers « causas de infidencia » les enquêtes menées contre des capitaines traités aussi bien en bandits qu’en rebelles. Et l’on sait que pour toute force de répression il est essentiel de démontrer que ses

adversai-32 JSV, p. 178.

33 Situation aggravée par le fait que le tribut versé par les Indiens, et collecté dans le cadre des villa-ges, représentait la plus forte source d’argent liquide, et la plus régulière.

res sont des brigands et des assassins, et non des hommes qui se battent pour la noble cause de la liberté. Étudions l’un de ces dossiers, concernant un caudillo qui n’a pas lais-sé de nom dans les annales, avant de revenir à la guérilla des Vallées et nous interroger sur les rapports que ses activités pouvaient entretenir avec le banditisme.

Mariano Dias, « acusado por caudillo de insurgentes y de haber cometido asecinatos, robos y saqueos34 » a été capturé le 3 février 1813 par une partida royaliste aux ordres du commandant Antonio Marimonte, dans la vallée de San Carlos, province de Salta. Il comparaît à Salta, qui est alors aux mains de l’armée royale. Les interrogatoires com-mencent. Mariano Dias est porteño et appartient à l’armée de Belgrano. Sa carrière de chef de bande débute en 1810 quand Belgrano lui confie huit carabines avec mission de recruter des hommes et de gagner la province d’Atacama afin de prévenir un débarque-ment de troupes sur la côte pacifique. Prudent, il reste quelques mois encore dans la province de Salta, mais il entretient déjà des échanges avec le curé d’Atacama, don Pe-dro Crisológo Inojosa, et il parvient à faire passer des armes aux subdélégués de Lipez et d’Atacama.

La suite de l’interrogatoire se poursuit à Oruro où il est transféré. Il comparaît le 22 avril devant l’auditeur de guerre, comte de Vallehermoso. Une correspondance révèle qu’il a quitté Salta pour rejoindre l’altiplano, où il s’est associé à l’un des premiers et des plus importants commandants de guérillas indiennes, Baltázar Cárdenas, auprès de qui José Miguel Lanza a également fait ses premières armes et dont les forces qui pa-trouillaient entre Oruro et Sicasica avaient des prolongements dans les Vallées [voir p. 136]. Dias combat aux côtés de Cárdenas et participe à la retraite des troupes de Bue-nos Aires après la défaite de Guaqui. Survient une brouille avec Cárdenas — les pactes entre caudillos ont souvent mal tourné. Dias s’en va loin vers le sud pour s’établir dans le partido de la Rinconada, puis dans le Lipez.

L’enquête se poursuit. On confronte Dias au lieutenant-colonel don Martin de Jau-regui, vecino du partido de Chichas, qui témoigne : Mariano Diaz « ha comocionado y seducido los cuatro partidos de Atacama, Lipez, Puna y Chichas ». Diaz a donc fini par remplir la mission confiée par Belgrano, aux confins de l’audience, sur les steppes salées et volcaniques qui mènent vers la côte pacifique. Il est parvenu à y former une troupe, il s’est gagné le soutien des indiens des quatre partidos, un vaste territoire. Mariano Dias et ses hommes exercent leur contrôle sur les chemins du sud. Ils s’attaquent à des con-vois, pillent et tuent, de préférence de riches royalistes, dans les villages de Esmoraca, Tolapampa, Coroma, CondoCondo, Challapata. Dias entretient une correspondance avec des communautés indiennes de Lipez. Certaines de ces missives ont été transmises au général Pío Tristan, qui remplace Goyeneche à la tête de troupes royales du Haut-Pérou, mais celui-ci a plus urgent à faire que poursuivre un chef de bande. Il témoigne par écrit le 22 avril 1813 : « Mucho he oido hablar de este individuo a quantos han transi-tado el despoblado desde Oruro a Salta, siempre se le ha tenido por un sanguinario, la-drón, y revolucionario por exercer libremente aquellos vicios, pero no he formado suma-ria por creerlo inutil hasta su aprehención. »

L’accusé a pour avocat commis d’office Juan Nepomuceno Lira y Arismendi, vecino d’Oruro. Il s’agit d’un parent des Lira de Mohosa qui apparaît dans le Journal comme

ÉCONOMIE DE GUERRE

34 AGI, Legajo 3, año 1813, ramo 1, número 1, 20, n° 448, Juan Ramírez sobre causa de caudillo Ma-riano Diaz.

l’un de ceux qui sont intervenu, en vain, en faveur de Dionisio Lira, en juin 181335. Il ne rencontre pas davantage de succès avec son client, qui est condamné à mort, transféré à Potosi, et conduit vers la côte péruvienne. Joaquin de la Pezuela, auquel le prisonnier a été confié par le président de l’Audience, Juan Ramirez, estimant que son exécution dans le Haut-Pérou exposerait les prisonniers royalistes à des représailles, le fait passer à bord d’un navire dans le port de Quilca36. Diaz est exécuté en mer au matin du 29 juillet, son corps jeté par-dessus bord.

Pour ses juges, il s’agissait d’un « caudillo asesino y sanguinario ». Pourtant, si l’on s’en tient au récit de ses faits d’armes, c’est un chef de troupes irrégulières qui a rempli la mission que lui avait assignée le général Belgrano d’une façon qui ne le distingue guère des capitaines des Vallées. En outre, l’origine commune de toutes ces troupes, et les liens que leurs membres entretiennent se confirment. Baltazar Cárdenas et un membre de la famille Lira interviennent dans la vie de ce capitaine dont la zone d’action était pourtant très éloignée de Sicasica et d’Ayopaya.

Poser la question des liens de la guérilla avec le banditisme en termes de dérive et de corruption est donc erroné. Dès leur création ces forces ont été exclues du champ de l’honneur militaire. Ce sont les troupes de la sale guerre, auxquelles nul stratagème, nulle forme de violence ne sont interdits. La mission qui leur a été fixée est de nuire à l’adversaire par tous les moyens à leur portée. Ce sont aussi des hommes d’un terroir, dont la tentation est souvent forte de mêler leurs propres querelles à la guerre. Attaques de convois, pillage des villageois, vengeances privées exécutées sous le masque de la cause politique, tout cela fait partie de l’ordinaire de la guérilla des Vallées. Lira ira jus-qu’à faire exécuter deux vecinos, qui l’ont pourtant protégé dans des temps difficiles, parce qu’ils ont refusé d’aider la guérilla à s’emparer d’un convoi qui contenait des armes et le produit de récents pillages d’une compagnie royale37.

Vargas aborde le sujet du brigandage avec une certaine gêne :

« De balde hablarían como han hablado varios sujetos, en que [los guerrilleros] robaban, en que eran unos ladrones, unos apacheteros, en vano. Habían, sí, que no les puedo negar, algunos indios que se metían a ser capitanes, comandantes y comisionados : éstos eran los que perjudicaban en los caminos y demás travesías, esto es en las fronteras o limítrofes de los territorios de la dominación de la libertad e independencia ; pero al mismo tiempo se les perseguía a éstos y castigaban a los que incurrían en estos delitos, aunque tampoco era de consideración los que se perjudicaba, a excepción de un cargamento de valor que quitaron las partidas de un comandante de Morochata don Pedro Alvarez, y un don José Miguel Chinchilla también comandante de partidas ligeras, a un tal Fierrofrío que éste había veni-do de Lima como enviaveni-do del señor general veni-don José San Martín […].»

Pour entendre le sel de cet aveu, il faut savoir que Pedro Alvárez était l’un des pre-miers membres de la guérilla des Vallées, et considéré comme l’un de ses héros les plus

35 JSV, p.

36 Lettre de Pezuela à Abascal, Arequipa, 21 juin 1813.

37 JSV, p. 153-154.

authentiques ; quant à José Miguel Chinchilla, il en fut le commandant en chef de mars 1818 à janvier 1821. Niant qu’il pût exister de confusion entre guérilleros et bandits, Var-gas reconnaissait cependant que les plus fameux des soldats de la liberté agissaient par-fois comme des bandoleros, et cela même aux dépens de la cause patriotique dont le gé-néral San Martín représentait le commandement suprême.

Les limites entre guérilla et banditisme n’apparaissent donc pas tranchées. D’abord, parce que le pillage faisait partie des pratiques de la guerre ; le même guérillero, qui ren-dait hommage à ses compagnons pour le fait de se battre sans solde, s’indignait de ce qu’un commandant, féru de discipline et de vertu, les privât des bénéfices d’une mise à sac.

D’autre part, la structure des troupes de guérilla — fédération lâche de petites bandes (quelques dizaines de permanents, rarement davantage) n’obéissant qu’à un homme —, leur intrication dans des jeux sociaux complexes, leur participation à des règlements de comptes souvent antérieurs à la guerre, la longueur du conflit qui ruina bien des situa-tions acquises, l’existence d’une “frontière” mouvante entre les deux partis, tous ces fac-teurs aboutirent à la formation et la fortune de compagnies à la réputation douteuse.

Les sources espagnoles citent fréquemment certains des acteurs du Journal : ce sont des chefs de cavaliers à l’affût des convois et des courriers. C’est le cas de Bustamante, qui fut longtemps le lieutenant de Chinchilla, et commença d’agir dans le bassin de Co-chabamba, mais qui sortait fréquemment du terrain des Vallées pour parcourir la pampa d’Oruro à la tête de sa compagnie de dragons, poursuivant courriers et convois. Sur la pampa de Sicasica, il lui arriva d’intercepter des chargements de mercure, qu’il écoulait à Inquisivi, une zone minière38. C’est par lui que la guérilla eut accès au courrier royaliste mentionnant l’existence de Bolívar, le 24 mars 181939. Quelques mois plus tard, sur son terrain d’action le plus productif, entre Oruro et Sicasica, il s’empare d’un chargement de fusils destiné à l’armée royale cantonnée à Tupiza,158 armes avec leurs baïonnettes qu’il rapporte à Cavari40. Lieutenant docile, Bustamante remet son butin au commandant Chinchilla qui confie les fusils « a todos los verdaderos patriotas de su mayor confian-za ». La part majoritaire du butin qui revenait au commandant lui permettait d’en redis-tribuer une part à ses fidèles comme gratification. Le brigandage servait à conforter les structures personnelles du pouvoir du caudillo qui se mettait en place41.

En 1824, lorsque la capture de Lanza prive la guérilla de direction, Bustamante dé-cide de reprendre sa liberté et tente de faire sécession avec les forces qu’il contrôle. Var-gas se trouve alors sous les ordres de cet homme qu’il décrit comme un être fruste,

agis-ÉCONOMIE DE GUERRE

38 JSV, p. 241.

39 JSV, p. 242.

40 JSV, p. 252-253.

41 JSV, p. 168. Lira avait pareillement bénéficié de la saisie de 49 fusils, de caisses de munitions, de vêtements, de montures et leurs harnais, de besaces, plus les instruments sacerdotaux d’un chapelain, dont un calice de valeur et des chasubles brodées. Lira utilisa ce petit trésor de guerre à récompenser ses fidè-les.

sant sans réflexion. Il parvient à s’en débarrasser avec l’aide des hilacatas de Mohoza.

Bustamante était un chef de bandoleros audacieux, mais pas un capitaine de guerre.

José Domingo Gandarillas, fils d’un notable de Cochabamba, avait aussi la réputa-tion d’un brigand intrépide. Vargas rapporte l’un de ses hauts faits : il avait un matin rompu un barrage qui dominait Cochabamba et avait ensuite profité de la panique des habitants42. En 1781, Andrés Tupac Amaru avait employé la même ruse pour s’emparer de la ville de Sorata.

Un capitaine indien de la guérilla, Mateo Quispe, s’empare du convoi de vivres ap-porté depuis Oruro par des vivandiers qui vont servir les troupes du roi à Mohoza, com-posé de cinq femmes et de quatre hommes, tous originaires d’Oruro. Les Indiens tuent les hommes et gardent les femmes. On ne sait ce qu’elles deviendront.

Détail après détail, les marges de la guérilla se dessinent. Il se confirme que la plupart des capitaines des partidas ligeras pratiquaient le brigandage. Ces caudillos étaient d’origine indienne, ainsi que leurs hommes. « Algunos indios que se metían a ser capita-nes, comandantes y comisionados », écrivait Vargas. L’appartenance à la cause patrioti-que des plus entreprenants ne tenait qu’à un fil. Bientôt des troupes privées apparurent qui ne firent plus obédience au commandement, mais agirent pour leur compte, dirigées par des hommes, la plupart venus d’Oruro, qui avaient compris que la situation des Val-lées avait du profit à leur offrir. L’un d’eux, un certain Monterrey, fundidor43 de forma-tion, afferme une hacienda dans la région, forme le premier noyau de sa troupe avec ses peones et entreprend des expéditions sur les terres de la guérilla qui eut du mal à le neu-traliser. « El caudillo Monterrey », le nomme Vargas, comme les officiers royalistes par-laient des caudillos Lira, Chinchilla, Gandarillas ou Bustamante44.

Le désordre s’installant durablement, la guérilla entreprit de se débarrasser de ses brebis galeuses. L’une d’elles, le commandant d’Indiens Fermín Mamani, fut privé de son commandement du village de Yaco pour être désigné à celui d’Ichoca, un poste plus exposé où le commandant de la guérilla espérait sans doute que les incursions des forces royalistes freineraient ses brigandages. Il n’en fut rien, et il entreprit de mettre en coupes réglées ses nouveaux administrés comme il l’avait fait des précédents. Les villageois se plaignent auprès du commandement, sans succès — Chinchilla protège Mamani car, malgré ses méfaits, c’est un bon capitaine et il a quelque troupe. Ils s’adressent alors au dirigeant patriote du village le plus proche, Carlos Bolaños, qui organise une expédition pour se débarrasser de Mamani. Capturé, celui-ci négocie sa liberté au prix d’une part du butin qu’il a saisi en dépouillant un commerçant qui se rendait de Chuquisaca à La Paz. Il est relâché, mais toutes ses victimes potentielles semblent décidées à en finir avec lui. Le jour suivant, il parvient à échapper aux vecinos de Caracollo, qui se sont associés à des troupes royalistes, mais c’est pour retomber aux mains des hommes de Bolaños qui le tuent à coup de bâton. Bolaños procède alors comme le font de coutume les transfu-ges et passe au roi en exhibant la tête de Mamani devant le subdélégué España.

Déses-42 JSV, p. 288.

43 Voir glossaire.

44 JSV, p. 154-155.

pérant de mettre fin aux exactions de ce brigand qui bénéficiait du soutien de Chin-chilla, le commandant Bolaños en a conclu que la seule façon de s’en débarrasser était de se faire justice lui-même puis de passer à l’adversaire pour ne pas avoir de comptes à ren-dre. Bolaños exécute ce plan dans les meilleures conditions, une part du butin de Ma-mani en poche45.

Dans le document Naissance de la guerre de guérilla (Page 181-186)