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L’ AVENIR APPARTIENT AUX RÉSEAUX D ’ INITIATIVE PUBLIQUE

La controverse suscitée par un découpage technocratique du territoire, ou le « Yalta des Télécommunications »

L’ AVENIR APPARTIENT AUX RÉSEAUX D ’ INITIATIVE PUBLIQUE

par Alain Lagarde41

L

a France se hâte bien lentement vers le très haut débit. Parmi les 6 premières économies mondiales, nous ne sommes qu’au 17erang des pays

“Très Haut Débit”. Or, la disposition d’infrastructures de ce type conditionne de plus en plus directement la capacité d’une économie à créer des richesses. Le Medef estimait d’ailleurs en 2011 (Lemoine, 2011) que le numérique contribuait déjà pour 25 % à la croissance de notre économie nationale, plus de 800000 emplois étant directement liés au secteur des technologies de l’information et de la communication. Et ce n’est qu’un début! À titre d’exemple, toujours selon le Medef, le différentiel de croissance constaté dans les années 2000 entre les États-Unis et l’Europe s’expliquerait ainsi par une meilleure diffusion outre-Atlantique des technologies numériques, notamment dans les entreprises. Les formidables gains de productivité réalisés par l’économie nord-américaine sur cette période y seraient liés.

Dans ma région largement rurale, le Limousin, les enjeux économiques sont tout aussi forts. La réalisation de l’infrastructure DORSAL dans la seconde moitié des années 2000, à partir d’un réseau de collecte fibre très haut débit public, a déjà permis de créer plus d’une centaine d’emplois directs, gestionnaires de réseau et nouveaux fournisseurs de services compris. Davantage encore ont été les emplois préservés, notamment au sein d’entreprises qui envisageaient de quitter la région avant finalement de revenir sur ces décisions. Le réseau DORSAL constitue également une réponse sociale et culturelle déterminante pour une région qui commence juste à regagner des populations après des décennies d’exode rural. Nos politiques d’accompagnement et d’encouragement en faveur de l’installation de ces nouveaux limousines et limousins resteraient en effet inefficaces, si elles ne pouvaient pas aussi se baser sur des infrastructures d’accès à l’Internet performantes. Pour participer à ce que Jeremy Rifkin nomme la “troisième révolution industrielle”, une révolution dans laquelle les réseaux de communications joueront un rôle déterminant, c’est donc bien notre capacité à agir, ici et maintenant, qui est d’abord en question à travers les politiques d’aménagement numérique du territoire.

Malheureusement, force est de constater que le Programme National Très Haut Débit décidé par l’État en 2010-2011 ne répond pas à ces enjeux. Les industriels fabricants de fibre optique, base technologique de cette grande ambition nationale, l’ont confirmé dans un récent appel inquiet: on n’a jamais posé

aussi peu de fibre dans notre pays que depuis qu’on l’a doté d’un plan “ad hoc”! Ce constat nous rappelle qu’il ne suffit pas de décréter un plan pour le rendre applicable, et de donner le feu vert et les clés du camion à ceux ayant déclaré leurs “intentions d’investir”, pour que ceux-ci investissent et nous ouvrent la voie d’un avenir numérique radieux… “L’Appel à Manifestation d’Intention d’Investissement”, l’AMII, qui prétend réserver les zones les plus rentables à la commercialisation des services Internet à l’initiative privée, a pour l’instant une seule conséquence directe: l’acronyme pourrait tout aussi bien se décliner en “Acte manifestement inhibiteur d’investissement”. Qu’il s’agisse d’opérateurs plus préoccupés de préserver leurs places sur le marché de la téléphonie mobile que de réaliser les infrastructures de demain, ou de collectivités privées des moyens de maîtriser l’aménagement numérique de leurs territoires, le constat reste le même: les choses n’avancent pas et projettent 15 ans en arrière, avec le sentiment que nous voilà dans l’obligation, tel Sisyphe, “de remettre l’ouvrage sur le métier”. Comme il y a 15 ans, nous devons faire le constat de carence de l’initiative privée pour mener à bien l’aménagement numérique de nos territoires, avec cette fois un risque de “fracture numérique” très haut débit bien supérieur à ce qui menaçait alors nos territoires pour le haut débit. Comme il y a 15 ans, c’est de la mobilisation des collectivités territoriales, de leurs élus locaux et nationaux, que peuvent pourtant naître les solutions, avec comme fers de lance et principal atout nos réseaux d’initiative publique. L’ARCEP le reconnaissait d’ailleurs en 2008. Elle estimait alors que les RIP avaient permis d’accroître de manière significative les dégroupages de centraux téléphoniques, favorisant la mise en place d’une vraie concurrence des offres de services Internet aux usagers clients de l’ADSL. Je l’affirme à nouveau. Si notre pays recolle demain au peloton de tête des puissances numériques du XXIe siècle, au bénéfice de l’ensemble de ses

habitants, c’est à l’initiative publique qu’il le devra, avec bien entendu l’appui et le concours des acteurs privés du secteur, mais en affirmant cette volonté et en mettant en œuvre un aménagement qui doit profiter à tous et à tous les territoires. C’est autour des réseaux d’initiative publique que devra s’organiser cette nouvelle ambition collective, replaçant ainsi nos collectivités au cœur de l’aménagement numérique de nos territoires. Il faut donc oser interroger les positions dominantes en évitant des solutions de quasi monopole privé se substituant au monopole public d’hier. Il faut donc oser remettre en questions les rentes de situations et les confusions en tous genres qui donnent à un acteur dominant du marché des services Internet et des télécommunications, la capacité de peser sur des concurrents obligés d’utiliser “ses” infrastructures, lesquelles ont d’ailleurs été financées par le passé sur fonds publics.

Dans des pays anglo-saxons bien peu suspects de “tentations collectivistes”, par exemple comme l’Australie, on a résolu le problème : l’infrastructure, nationale, est neutre et publique, l’initiative privée exerce sa créativité et sa recherche de plus-values dans un cadre concurrentiel qui ne peut qu’être profitable aux usagers clients. Ce modèle est d’ailleurs utilisé dans notre pays. L’électricité ou le rail en fournissent deux exemples bien connus. ERDF et les syndicats d’électrification restent les acteurs publics garants des infrastructures de transports d’électricité ; RFF sécurise les voies du transport ferroviaire, avec aujourd’hui des investissements de plus en plus importants des Régions. J’ai la conviction que ce modèle va et doit faire son chemin dans les esprits pour ce qui concerne la diffusion du très haut débit. La représentation nationale a fait un premier pas dans la bonne direction, avec une proposition de loi votée à une très large majorité au Sénat, pour redonner l’initiative à l’intérêt général, porté par les collectivités, dont les réseaux d’initiative publique actuels sont les bras séculiers. Demain, l’Assemblée Nationale devra aller au-delà, et notamment régler la question du financement des infrastructures de ce qui doit être aujourd’hui “grande cause nationale”.

Les solutions existent, notamment via la rente cuivre et l’abonnement payé par chacun des abonnés du téléphone, une rente concédée hier à “l’opérateur historique”, et qui lui a notamment permis de financer son développement à l’étranger, dans des environnements plus concurrentiels… Nous sommes désormais de plus en plus nombreux à considérer que ces financements doivent être principalement mobilisés autour des seuls réseaux d’initiative publique, ce qui représenterait une variante décentralisée d’une solution “à l’australienne”. Nos réseaux d’initiative publique constituent en effet aujourd’hui la seule garantie d’aménagement numérique fondée sur l’indispensable cohésion entre villes et campagnes, agglomérations plus ou moins denses et territoires ruraux, entre régions riches et moins riches, éléments constitutifs de notre “modèle français”. Nos réseaux d’initiative publique constituent dorénavant une solide base pour organiser la montée en débit pour tous, à moindres coûts, et pour déployer partout des infrastructures fibre optique. Dans cette perspective, le bon sens, “l’intérêt supérieur de la nation”, si on veut employer le ton gaullien qui sied à l’enjeu, doit donc nous conduire à considérer que l’avenir va tout entier aux projets intégrés des réseaux d’initiative publique ouverts à des solutions de co-investissement public et privé et garantissant péréquation territoriale et neutralité marchande, solutions techniques ouvertes, et inter opérabilité. À l’heure où le pays doit faire un choix politique décisif, il n’est pas neutre de considérer ces questions comme un paramètre important de celui-ci.

L’

IMPASSE DE LA CONCURRENCE