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L’avènement d’une pratique : Herkunft, Entstehung

La généalogie confère un sens à l’histoire qui s’inscrit résolument contre une acception « supra- historique ». Une histoire anti-platonicienne, écrit Foucault dans Nietzsche, la généalogie, l’histoire, rédigée en hommage à Jean Hyppolite. Tout comme l’archéologie, « la généalogie s’oppose à la recherche de l’origine » (2001 : 1005). Pour Foucault et pour Nietzsche, rechercher la compréhension des événements par-devers l’aplatissement de l’histoire, telle une longue continuité qui s’enlace dans la nécessité du devenir, relève de l’erreur. Le genre d’erreur qui se répète pendant des millénaires. À la recherche de l’origine (Ursprung) qui forme un essentialisme, il faut substituer la recherche de la provenance (Herkunft) et de l’émergence (Entstehung), qui marque du sceau de la contingence l’avènement d’une pratique. « “La main de fer de la nécessité secoue le cornet du hasard” », a écrit Nietzsche (2001 : 1016).

La provenance renseigne sur la pluralité des événements. Elle fait voir « l’aspect unique d’un caractère, ou d’un concept, » justement par « la prolifération des événements à travers lesquels (grâce auxquels, contre lesquels) ils se sont formés » (2001 : 1009). La causalité unique est inexistante et le réseau enchevêtré de l’histoire n’estime que la complexité de la provenance, où « il n’y a point la vérité de l’être, mais l’extériorité de l’accident » (2001 : 1009). La provenance c’est la dispersion d’une chose qui ne peut être une, « l’hétérogénéité de ce qu’on imaginait conforme à soi-même » (2001 : 1010). Le corps constitue certainement le terrain de prédilection de la généalogie.

Le corps – et tout ce qui tient au corps, l’alimentation, le climat, le sol –, c’est le lieu de la Herkunft : sur le corps, on trouve le stigmate des événements passés, tout comme de lui naissent les désirs, les défaillances, et les erreurs ; en lui aussi ils se nouent et soudain s’expriment, mais en lui aussi ils se dénouent, entrent en lutte, s’effacent les uns les autres et poursuivent leur insurmontable conflit. (2001 : 1010- 1011)

Autrement dit, le corps c’est « la surface d’inscription des événements » (2001 : 1011). Et bien que l’événement soit un élément déterminatif des corps, il n’est pas du même ordre qu’eux : « ni substance ni accident, ni qualité ni processus » (1971 : 59). Cela ne lui confère pas moins un statut matériel. « C’est toujours au niveau de la matérialité qu’il prend effet; il a son lieu et il consiste

dans la relation, la coexistence, la dispersion, le recoupement, l’accumulation, la sélection d’éléments matériels » (1971 : 59). Si l’archéologie se donnait comme objectif de rechercher les discontinuités dans la pratique discursive, on peut avancer que la généalogie recherche les discontinuités physiologiquement.

L’émergence, quant à elle, désigne le point de surgissement, c’est-à-dire « le principe et la loi singulière d’une apparition » (2001 : 1011). Ce point de surgissement correspond à la transparence ou l’opacité des actions qui définissent la nature d’une pratique, ses intentions, ses modalités, ses effets, mais révèle aussi tout ce qui en dessous d’elles tramaient avant leur venue : l’état des forces en jeu à un moment précis de l’histoire. « L’émergence, c’est donc l’entrée en scène des forces » (2001 : 1012). Autrement dit, l’Entstehung nous convie au théâtre des dominations. « Le grand jeu de l’histoire, c’est à qui s’emparera des règles, qui prendra la place de ceux qui les utilisent », écrit Foucault (2001 : 1013). La généalogie s’exécute dans l’adéquation de la provenance et de l’émergence pour diagnostiquer et dire la différence qui émerge à travers les temps. Elle institue le sens historique (wirkliche Historie) par cette « acuité d’un regard qui distingue, répartit, disperse, laisse jouer les écarts et les marges – une sorte de regard dissociant capable de se dissocier lui- même » (2001 : 1015). C’est à une véritable « théorie des systématicités discontinues » à laquelle Foucault nous convie (1971 : 60). Mais il y a plus.

La généalogie, en tant que concept emprunté à Nietzsche, endosse une certaine fonction du savoir qui relève en soi du sens historique. « C’est que le savoir n’est pas fait pour comprendre, il est fait pour trancher. » (2001 : 1016) Et de ce savoir qui tranche recèle la notion de force. La généalogie s’oppose à la téléologie et aux continuités idéales, mais attribue à la notion de force une application historique fondamentale. « Les forces qui sont en jeu dans l’histoire n’obéissent ni à une destination ni à une mécanique, mais bien au hasard de la lutte » (2001 : 1016). Ces forces sont justement ce qui, dans la matérialité de l’événement, se manifeste dans l’élément du hasard : la volonté de puissance. « Encore ne faut-il pas comprendre ce hasard comme simple tirage au sort, mais comme le risque toujours relancé de la volonté de puissance qui à toute issue du hasard oppose pour la maîtriser le risque d’un plus grand hasard encore. » (2001 : 1016) Rien dans l’histoire n’est désintéressé et c’est à cette lucidité que commande la généalogie. « Le sens historique, tel que Nietzsche l’entend, se sait perspective, et ne refuse pas le système de sa propre injustice. » (2001 : 1018)

Dès lors, la description généalogique applique ses propres règles aux occurrences historiques et aux domaines d’objets, en s’opposant « terme à terme aux trois modalités platoniciennes de l’histoire ». Premièrement, à l’histoire-reconnaissance elle oppose l’histoire destructrice de réalité. Il s’agit de montrer que derrière les choses se cache tout autre chose, que la reconnaissance officielle des images de l’histoire n’est qu’une bouffonnerie qui cherche toujours à « restituer les grands sommets du devenir »; « plutôt que d’identifier notre pâle individualité aux identités fortement réelles du passé, il s’agit de nous irréaliser dans tant d’identités réapparues » (2001 : 1021). Deuxièmement, à l’histoire-continuité, la généalogie substitue l’histoire destructrice d’identité, c’est-à-dire l’affirmation des discontinuités qui nous habitent. Ce n’est pas dans la recherche d’une origine unique ou dans la recherche des « racines de notre identité » qu’il faut questionner l’histoire, mais dans la multiplicité des avenues qui forment les événements selon la qualité plurielle qui est la leur. « Si la généalogie pose à son tour la question du sol qui nous a vu naître, de la langue que nous parlons ou des lois qui nous régissent, c’est pour mettre au jour les systèmes hétérogènes qui, sous le masque de notre moi, nous interdisent toute identité » (2001 : 1022). Finalement, à l’histoire-connaissance, elle substitue l’histoire destructrice de vérité. Ici c’est à la notion de vérité comme principe neutre et désintéressé auquel Foucault (tout comme Nietzsche) s’en prend. La vérité n’est pas dépouillée de passion. À travers la généalogie, c’est la transformation de la volonté de savoir qui est dépeinte dans toute sa cruauté.

L’analyse historique de ce grand vouloir-savoir qui parcourt l’humanité fait donc apparaître à la fois qu’il n’y a pas de connaissance qui ne repose sur l’injustice (qu’il n’y a donc pas, dans la connaissance même, un droit à la vérité ou un fondement du vrai) et que l’instinct de connaissance est mauvais (qu’il y a en lui quelque chose de meurtrier, et qu’il ne peut, qu’il ne veut rien pour le bonheur des hommes). […] le vouloir-savoir n’approche pas d’une vérité universelle […] il ne cesse de multiplier les risques; partout il fait croître les dangers. (2001 : 1023)

Une analyse généalogique pose donc, comme grille de décodage énonciatif, la provenance, en tant que pluralité et dispersion s’opposant à l’origine, et l’émergence des forces, comme à chaque fois l’imposition par la lutte, lesquels confèrent à l’histoire, à travers un schème destructeur, une valeur dissipatrice d’illusions, mettant le pouvoir et la volonté au cœur de son développement. La vérité établie à travers des régularités discursives, des positivités et ultimement à travers des épistémès ne peut se substituer à un processus historique tel que la wirkliche Historie; si le pouvoir traverse la vérité de part en part et qu’il s’incarne dans l’émergence des forces sur la scène de l’histoire, tout laisse croire que la modification de l’épistémè ne peut se produire autrement qu’à travers la confrontation des forces, qu’à travers des relations de pouvoir. Mais si l’inscription des

événements marque les corps et que les forces en puissance se livrent dans l’émergence des pratiques, quels rapports entretiennent entre-elles la généalogie et l’archéologie?