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Généalogie et archéologie sous le signe de la complémentarité

En 1970, dans la leçon inaugurale qu’il a prononcée au Collège de France, L’ordre du discours, Foucault introduit un nouvel aspect au déploiement méthodologique de ses recherches. La généalogie en tant que dévoilement d’une contingence, dont les multiples issues de l’Herkunft et de l’Entstehung n’avaient rien d’inéluctable, intègre la notion de sujet par l’entremise des effets sur les corps. Cela vient pallier un manquement de l’archéologie dont les éléments se déployaient dans le strict champ de la discursivité. Dans ce discours d’ouverture, il n’est plus question d’archéologie, mais on en repère tout de même la piste sous le vocable d’ensemble critique. À cet

ensemble critique, Foucault ajoute l’ensemble généalogique. Ils ne jouent pas exactement la même

fonction dans la méthode, mais entretiennent une relation placée sous le signe de la complémentarité.

Le premier ensemble, l’ensemble critique, met en branle un principe de renversement qui, comme dans l’archéologie avec la règle de rareté de l’énoncé, mise sur une raréfaction du discours; « le jeu négatif d’une découpe » qui s’oppose aux figures positives de l’élaboration des discours « comme celle de l’auteur, de la discipline [entendu au sens de domaine de recherche], de la volonté de vérité » (1971 : 54). Les analyses menées selon cet ensemble essaient de « cerner les formes de l’exclusion, de la limitation, de l’appropriation » du discours (1971 : 62). Les préoccupations entourant ce type d’analyse touchent nécessairement la formation et la modification des discours : « comment ils se sont formés, pour répondre à quels besoins, […] quelle contrainte ils ont effectivement exercée » (1971 : 62). L’ensemble critique c’est l’archéologie qui s’assouvit enfin, ou disons qui se resserre à l’essentiel. Non pas que cet aspect des choses n’eut été pris en compte avant, car on apprend dans L’archéologie du savoir que les rapports des pratiques discursives ne prennent pas « leurs effets dans le seul discours », mais qu’ils ont un impact aussi dans la pratique non-discursive et entre les pratiques (1969 : 104), seulement la norme et le pouvoir y restent sous-jacents; la théorie de l’archéologie a voulu se montrer désintéressée du pouvoir, alors que les enquêtes archéologiques de Foucault ne le sont justement pas. Ce décalage, la généalogie le prend en compte.

L’ensemble généalogique se définit selon trois principes : la discontinuité, la spécificité et l’extériorité.

Le premier principe a déjà été abordé dans la section sur l’archéologie et c’est spécifiquement à cette même notion qu’il faut faire référence, soit à une acception du principe dans son opposition

à celui de continuité. Continuité qu’il nous suffirait de découvrir à travers le temps, telle une chaîne ininterrompue couvrant un impensé « qu’il s’agirait d’articuler ou de penser enfin », non : « les discours doivent être traités comme des pratiques discontinues » (1971 : 54). Le principe de spécificité affirme la possibilité d’une régularité discursive en tant qu’il ne préexiste rien à l’aspect discursif de la vie. Le monde ne tourne pas vers nous un « visage lisible que nous n’aurions plus qu’à déchiffrer; il n’est pas complice de notre connaissance; il n’y a pas de providence prédiscursive qui le dispose en notre faveur » (1971 : 55). Le discours est une pratique que nous imposons aux choses et c’est dans cet espace que « les événements » du discours se recoupent en régularité. Le principe de spécificité mis en œuvre dans la généalogie mise sur une construction du monde incarnée dans le langage. Le dernier principe véhiculé dans l’ensemble généalogique répond à une règle d’extériorité. Dans L’ordre du discours, l’explication de cette règle ne fait qu’un paragraphe et, contrairement à la place qu’il occupe dans la détermination énonciative de l’archéologie, il n’y a pas de désaveux du sujet. Mais l’état succinct de sa définition laisse croire qu’elle ne diffère pas vraiment de celle élaborée dans l’archéologie. Il n’en reste pas moins que, définie positivement, cette règle tente de comprendre les « conditions externes de possibilités » et la « série aléatoire de ces événements » qui composent et délimitent le discours (1971 : 55). L’aléa des événements dicte la conduite du champ d’analyse du discours. Dès lors, ce qu’une analyse mue par l’ensemble généalogique met de l’avant à travers les principes de sa constitution consiste dans le repérage des normes de séries de discours; comment elles sont formées « au travers, en dépit ou avec l’appui de ces systèmes de contraintes » (1971 : 62).

D’une certaine manière, on peut affirmer que la tâche de ces deux ensembles c’est de décortiquer et d’analyser « les instances du contrôle discursif » (1971 : 67). Qui contrôlent les discours, comment, pourquoi, sous quelle forme officielle d’autorité, selon quelle légitimité, etc. « La critique analyse les processus de raréfaction, mais aussi de regroupement et d’unification des discours; la généalogie étudie leur formation à la fois dispersée, discontinue et régulière. » (1971 : 67) Dès lors que l’élément dans lequel l’événement trouve la singularité de ses effets est bel et bien celui de la matérialité, soit la condition des discontinuités physiologiques, et que

l’énoncé possède cette même caractéristique afin que le discours soit justement énoncé dans la

matérialité du monde, alors l’ancrage commun qu’ils ont à la réalité s’institue dans le champ immanent de la matérialité. L’ensemble critique s’occuperait de la matérialité discursive alors que

l’ensemble généalogique du reste de la matérialité : « si bien que toute tâche critique, mettant en

question les instances du contrôle, doit bien analyser en même temps les régularités discursives à travers lesquelles elles se forment; et toute description généalogique doit prendre en compte

les limites qui jouent dans les formations réelles » (1971 : 68). Il est clair que par formations réelles Foucault entend toutes pratiques de nature non-discursive. Il est tout aussi clair que par l’expression « les instances du contrôle discursif » on traite de domaines et d’objets jouant dans un plan de clivage dénominatif de la réalité, soit de la vérité ou de ce qui doit être considéré comme vrai, et conséquemment, de ceux qui exercent une emprise sur cette vérité par le contrôle du discours. La généalogie autorise l’analyse à s’extirper du discursif – de côtoyer le pré-discursif, le supra-discursif, de faire jouer les marges comme dirait Foucault – seulement ce n’est que pour y revenir avec une plus grande acuité, toute liée qu’elle soit au langage par le principe de spécificité.

En outre, la familiarité des ensembles critique et généalogique, la cohérence de leur complémentarité tient au fait que la conception de l’histoire dont elles sont fonction est la même. Dans son hommage à Jean Hyppolite, Foucault considère que le sens historique doit échapper à la vue supra-historique d’une continuité fondée dans l’origine. Cela caractérise l’unité substantielle d’une communauté d’appartenance méthodique, où les objets et les éléments y sont qualifiés par leur application respective : l’archéologie révèle la discontinuité discursive et la généalogie le point de surgissement. La correspondance entre les méthodes archéologique et généalogique est bi-univoque (l’explication du point soulevé ci-dessus est imminente). Et le sens historique nietzschéen (wirkliche Historie), que s’approprie d’ailleurs Foucault, acquiert une spécificité de découpe sur le matériau de la fabrication anthropologique du sens, entre les pratiques et les discours d’une époque à l’autre. Un travail aussi ardu que prodigieux.

La discontinuité consiste dans le remplacement d’un ensemble d’énoncés par un autre, selon la réalité de la positivité et de l’archive qui est la leur au sein d’une épistémè à un moment donné de l’histoire. Elle s’opère à même les formations discursives, mais s’offre aussi dans l’interstice qui s’ouvre entre elles, d’une formation à l’autre. L’utilisation d’une description archéologique permet de repérer le fondement épistémique des pratiques qu’elles soient pré-scientifiques ou non. Si des régularités énonciatives se repèrent entre toutes les formations discursives à l’étude, et si ces régularités diffèrent des modalités principielles de celles préalablement identifiées, c’est que déjà l’archive est en mutation. Il y a césure et changement d’épistémè. Cependant, si la discontinuité peut survenir au sein d’une formation discursive sans pour autant provoquer un changement d’épistémè, l’inverse n’est pas vrai.

À ce stade, il est possible de voir clairement le lien entre archéologie et généalogie, la première est discursive et la seconde à la fois discursive et pré-discursive. Dès lors, le point de surgissement

comme émergence d’une pratique, comme émergence des forces sur la scène de l’histoire, précède la discontinuité discursive. Toutefois, celle-ci s’arrime immédiatement à lui ; la pratique non-discursive et le discours s’unissent sans se fondre. Le problème avec une telle conception, c’est que le pré-discursif qui émerge était lui-même déjà tributaire d’un discours (qui pour une raison ou une autre ne pouvait émerger) et qu’à partir de son émergence l’état du discours se modifie par le lieu de son émergence dans la pratique. Foucault en était conscient :

On peut bien les qualifier de « prédiscursive » [les relations multiples d’une formation], mais à condition d’admettre que ce prédiscursif est encore du discursif, c’est-à-dire qu’elles ne spécifient pas une pensée, ou une conscience ou un ensemble de représentations qui serait, après coup et d’une façon jamais tout à fait nécessaire, transcrits dans un discours, mais qu’elles définissent des règles qu’il actualise en tant que pratique singulière. (1969 : 105-106)

En outre, l’aspect bi-univoque évoqué tout à l’heure pourrait s’énoncer ainsi : la discontinuité archéologique c’est le point de surgissement discursif et le point de surgissement généalogique c’est la discontinuité dans la pratique. Foucault fait d’ailleurs un usage préfiguratif de la généalogie dans L’archéologie du savoir lorsqu’il écrit :

En fait on pose la question au niveau du discours lui-même qui n’est plus traduction extérieure, mais lieu d’émergence des concepts […] on ne soumet pas la multiplicité des énonciations à la cohérence des concepts, et celle-ci au recueillement silencieux d’une idéalité méta-historique […]. (1969 : 86-87)

L’idéalité méta-historique dont il est question ici a certainement à voir avec la conception supra- historique qui sera décrite deux ans plus tard dans Nietzsche, la généalogie, l’histoire ; comment ne pas voir dans l’expression « émergence des concepts » le point de surgissement discursif mentionné ci-haut. Même son de cloche du côté du texte Nietzsche, la généalogie, l’histoire où l’usage de l’archéologie est post-figurative : « L’histoire sera “effective” dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même » (2001 : 1015). Cette fois-ci c’est à la discontinuité dans la pratique dont il faut rendre compte; la discontinuité physiologique. L’archéologie et la généalogie s’opposent à la vue altière qui pénètre dans le commencement d’une idéalité, d’une origine et de la subjectivité qui l’accompagne, tout comme à la continuité de cette origine dans une espèce d’indéfini reproductible par lequel l’histoire ne serait qu’une longue suite déroulée dans un ordre bien cohérent, bien poli. Le caractère bi-univoque de ces concepts au sein des deux approches ne fait plus aucun doute. Alors que les assises méthodologiques du pouvoir sont établies, que la nature de l’interaction entre la vérité et le pouvoir se précise, et que la relation entre l’archéologie et la généalogie a été élucidée, il s’agit maintenant de prendre de front la question du pouvoir.