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Chapitre V. Refigurations de la référence

5.2. Illusions de l’autoréférence

5.2.2. L’autoréférence partielle

Bien souvent utilisée pour affirmer la littérarité d’un texte, la théorie de l’autoréférence fictionnelle ressemble donc paradoxalement à une illusion, qui repose sur l’idée chimérique d’une séparation absolue de la fiction et du monde, de la langue et de ses référents extralinguistiques, tout en n’utilisant pas de manière rigoureuse le concept de référence. Mais cela ne doit pas pour autant nous mener à défendre une thèse diamétralement opposée. La critique de la pure autoréférence littéraire ne vise pas nécessairement à affirmer que la fiction littéraire et le monde extralinguistique sont identiques, que la construction du réel serait corrélée à son énonciation. L’ordre du langage peut bien évidemment ne pas correspondre de manière totale avec le réel ou même avec monde tel qu’il est, par exemple, perçu par l’expérience. Loin de réduire le débat à un affrontement entre autoréférence et référentialité, il faut plutôt analyser les interactions entre le référent et le réel, afin de montrer les opérations de construction référentielle présentes dans la fiction. Dorrit Cohn essaie de tirer parti de cette critique de l’autoréférence afin de mieux définir le concept de référence. Selon elle, il faut redonner sa pertinence à l’adjectif « non référentiel », s’il n’implique pas que la fiction ne se rapporte pas au monde extérieur, mais uniquement s’il permet d’affirmer qu’elle « ne se rapporte pas obligatoirement à lui260 ». En effet, s’il est impossible d’être totalement dégagé des références au monde extérieur, si les fictions ne peuvent pas être entièrement indépendantes du monde que nous connaissons, cela ne veut pas dire pour autant qu’elles s’y rapportent totalement. Les fictions peuvent donc construire des espaces d’autoréférence partiels. Chez Danielewski, on pourrait facilement être amenés à décrire la maison de Navidson comme un espace

260 Cohn Dorrit. The Distinction of Fiction, The John Hopkins University Press, Baltimore, Etats-Unis: 1999, p.31.

156 autoréférentiel : plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur, elle s’ouvre sur divers espaces dont les dimensions, l’orientation et la disposition varient selon les explorations, ce qui en fait un lieu déroutant et angoissant pour les personnages qui le parcourent. Malgré ces changements, cet espace présente tout de même quelques constantes. Une fois entrés mystérieux grognement dans un couloir, qui s’agrandit et tourne à plusieurs reprises vers la gauche, les visiteurs débouchent dans une immense antichambre. Au cours de l’« Exploration A261  », menée par Navidson, puis de l’« Exploration #1262 », dirigée par Holloway qu’accompagnent Jed et Wax, les personnages s’arrêtent à l’antichambre, n’ayant pas assez de corde pour continuer leur avancée. Surtout, ils entendent un grognement indistinct qui les fait rebrousser chemin. À leur retour, les lieux semblent se modifier. Navidson, n’ayant pas préparé son exploration, se retrouve au milieu de l’antichambre, avec une lampe qui n’éclaire pas suffisamment pour qu’il puisse retrouver son chemin. C’est l’écho qui lui permet de retrouver le mur le plus proche. Ne sachant pas dans quelle direction se diriger, il dépose une pièce de monnaie au pied du mur, le long duquel il va se déplacer pour retrouver l’arche sous laquelle il était passé avant de rebrousser chemin. Il part d’abord vers la gauche puis, après un certain temps décide de revenir sur ses pas, dépasse la pièce qu’il avait déposée au sol et trouve enfin une porte sur la droite. Même si cette entrée est plus petite que celle qu’il avait empruntée pour arriver dans l’antichambre, il décide malgré tout de s’y engager. Cependant, après avoir parcouru quelques mètres, il se rend compte que le chemin ne ressemble pas du tout à celui qu’il avait parcouru à l’aller. Pour rajouter à l’inquiétude qui commence à poindre, il entend à nouveau le mystérieux grognement et choisit donc de revenir sur ses pas, avec une certaine précipitation. Arrivé à la porte, quelle n’est pas sa surprise quand il découvre en face de lui la pièce de monnaie ! De plus, la petite porte reprend la forme de l’arche qu’il avait premièrement empruntée. Finalement, Navidson constate « how drastically everything has changed263  » car le couloir qu’il retrouve se transforme en un véritable labyrinthe. Navidson retrouve son chemin seulement grâce à sa fille Daisy, qui le guide de sa voix depuis le salon. Ainsi, même si l’on peut dessiner une carte générale du lieu, la maison reste instable et étrange. Au cours des explorations suivantes, Holloway et ses acolytes découvriront un immense escalier, dont les dimensions se modifieront également au cours de l’exploration. Un tel espace n’a bien évidemment pas de référent dans le monde réel. Il relève de l’étrange, domaine qui possède ses

261 Danielewski, Mark Z. House of leaves. New York, Etats-Unis: Pantheon Books, 2000, p.63-64.

262 Ibid. p. 84

157 propres objets et modes de fonctionnement. Pourtant, la maison est constituée d’éléments appartenant au réel : couloir, antichambre et escalier sont des référents qui permettent de construire son sens. De même, la rupture de la règle d’inanité des objets et des éléments architecturaux retrouve une logique référentielle si on la compare à un labyrinthe dont les murs seraient mobiles. De manière générale, même si certains aspects de la maison contreviennent aux lois de la physique ou aux données observables par expérience, il est difficile d’affirmer pour autant que cela la rend autoréférentielle. Contredire une loi n’empêche pas d’y faire référence : si Navidson s’étonne de la présence de la pièce de monnaie en face de lui, c’est bien parce qu’il a en tête le modèle physique de référence qui voudrait que, sauf à être déplacé par un être animé, cet objet – et par extension, l’espace sur lequel il repose – soit immobile. Si l’artefact construit n’est pas nécessairement référentiel dans tous ses aspects, ce n’est pas pour autant qu’il ne fait pas référence.

Au-delà de cet argument général pour défendre l’idée d’une composition partiellement référentielle d’un ensemble fictionnel, Dorrit Cohn affirme également dans son essai que les fictions obéissent à une autre règle dans leurs rapports avec la référence : elles ne sont pas soumises au critère d’exactitude264. En effet, les relations de référence inexacte avec le monde réel ne doivent pas être qualifiées d’autoréférentielles. Cohn évoque l’exemple de Balbec chez Proust, nous pourrions évoquer les jeux de Senges avec la parodie des écoles littéraires du XXe siècle. Ces décalages avec le monde réel, ces inexactitudes, qui peuvent aller de la transformation fictionnelle à la parodie, ne menacent pas le régime fictionnel. Au contraire, Cohn montre que les références externes sont soumises à ce que Käte Hamburger appelle un procédé de « fictionnalisation265 » : introduites dans le monde fictionnel, les références externes cessent d’obéir aux règles du réel. Bolaño travaille amplement cet aspect référentiel, notamment par la multiplication des avatars du moi dans l’œuvre. Comme l’a montré Florence Olivier dans un article sur les métamorphoses du Je lyrique, Bolaño procède à une fictionnalisation de lui-même, à travers un « alter ego ficticio ideal y carnavalizado266  », le personnage d’Arturo Belano, qui apparaît comme le narrateur principal d’Estrella distante, le narrateur

264 Cohn Dorrit. The Distinction of Fiction, The John Hopkins University Press, Baltimore, Etats-Unis: 1999, p. 32.

265 Hamburger, Käte. Logique des genres littéraires. Traduit par Pierre Cadiot. Paris, France: Éditions du Seuil, 1986.

266 Olivier, Florence “Transmutaciones del lirismo en la obra de Roberto Bolaño” Mitologías hoy, Verano 2013, p. 131. “un alter ego fictif, idéal et carnavalesque”

158 « imperceptible y conjetural267 » de 2666 et qui joue le rôle de personnage principal dans Los

detectives salvajes. Potentiellement, le protagoniste désigné par la seule lettre B dans les

recueils de nouvelles Llamadas telefónicas y Putas asesinas, peut également être assimilé à une figure de l’auteur. Par conséquent, en s’appuyant sur la transformation du lyrisme dans les œuvres poétiques, ainsi que sur la multiplication des intrigues présentant des ressemblances avec la vie de l’auteur, Florence Olivier peut affirmer sans difficulté que Belano est une fictionnalisation de Bolaño.

Si Bolaño no llegó a crear heterónimos al modo de un Pessoa, sí declinó, en una como gramática generativa de la identidad propia, múltiples avatares del Yo, ensayando y ejercitando distintos grados y variantes de la autorrepresentación, multiplicando los autorretratos, metamorfoseando la autobiografía en autoficción268.

Cette fictionnalisation de l’auteur entraîne la dispersion de sa présence en tant que personne référentielle. En effet, la multiplication des images et des fonctions du moi provoque un lyrisme de la perte et de l’effacement, qui possède par moments des aspirations à l’autotélisme. Le narrateur-personnage Belano est souvent aussi discret qu’énigmatique. Il est vu à travers la focale d’autres protagonistes. Dans 2666, mis à part le relevé d’une note de Bolaño par l’éditeur posthume Ignacio Echevarría, affirmant que Belano est le narrateur de l’œuvre269, aucune indication du texte ne permet de soutenir cette affirmation. D’autre part, ce passage de la première à la troisième personne, cette fictionnalisation de l’autobiographie, permet, selon Käte Hamburger, de passer dans le domaine de la fiction, à rebours de la perspective référentielle de l’autobiographie à la première personne. En effet, selon elle, seul le récit à la troisième personne autorise l’omniscience psychique nécessaire à la structure de la fiction. Bien que cette affirmation puisse être contestée, si l’on songe par exemple au monologue intérieur, ou même au point de vue restreint d’un narrateur à la troisième personne, il faut tout de même remarquer que cette dissociation des personae de l’auteur chez Bolaño entraîne souvent une pluralité du récit. La multiplication des instances d’écriture et de lecture va à l’encontre d’un principe autoréférentiel surplombant et unificateur, fermé aux interprétations extérieures. Au regard des fictionnalisations du moi, l’autoréférence devient

267 Ibid. p. 131 « imperceptible et hypothétique »

268 Ibid. p.132 : « Si Bolaño ne crée pas des hétéronymes, à la manière d’un Pessoa, s’il décline, comme une grammaire générative de sa propre identité, de multiples avatars du Moi, c’est pour répéter et éprouver divers degrés et variantes de l’autoreprésentation, multiplier les autoportraits et métamorphoser l’autobiographie en autofiction. »

159 presque impossible, puisque la fiction appelle la réinvention et la recréation par composition, en construisant d’autres figures par emprunt et ajout à des éléments préexistants. Mais nos romans ne proposent pas seulement une critique des présupposés de l’autoréférence, elles la thématisent parfois directement de manière parodique. Dans le livre de Mario Bellatin, intitulé

Dans la penderie de Monsieur Bernard il manque le costume qu’il déteste le plus270, le narrateur rencontre un certain « Monsieur Bernard » – fictionnalisation d’Alain Robbe-Grillet – qui va lui raconter des éléments de sa vie et de son œuvre, ainsi que son rôle dans le « Mouvement Littéraire Extrêmement Innovateur », dont il fut le chef de file. Ce récit contamine le narrateur, qui finit par reprendre certains procédés « autoréférentiels » du Nouveau Roman. Il s’adresse ainsi directement à l’auteur « Mario Bellatin, mon autre moi, le double de moi-même serait plus juste à dire271 », et se distancie à de nombreuses reprises de tout rapport à la vérité : « l’homme n’est pas l’être de la vérité, c’est l’entité de l’invention, il s’invente de lui-même en permanence272 ». Il en vient même à proposer des assertions qui confinent au comique, par exemple quand il prend l’intrigue de La Jalousie au pied de la lettre : « Aujourd’hui nous savons qu’un homme jaloux n’étrangle pas sa femme. C’est complètement absurde. Un homme jaloux fait le décompte des platanes de sa plantation et guette l’ombre d’une colonne sur la terrasse de sa maison273 . » Ainsi, par le redoublement du cercle tautologique de l’intransitivité, ces « pilotis » référentiels déconstruisent les présupposés autotéliques de la littérature sur le mode de la parodie. La fiction joue de la topique de l’autoréférence portée par ce « Mouvement Littéraire Extrêmement Innovateur », tout en déconstruisant les principes. En effet, Bellatin fait bien référence au Nouveau Roman, il évoque implicitement Robbe-Grillet, Sarraute, Duras et Butor, des personnes réelles. Par conséquent, le redoublement des strates de la fiction et de la

mimèsis ne signifie pas que nos romans récusent l’existence de tout univers référentiel. Au

contraire, ils montrent l’impossibilité d’une autoréférentialité totale, illusion qui se construit paradoxalement sur des leurres. En s’écartant de ces principes, qui ont entretenu la relative mise à l’écart de la référence et renforcé les quelques malentendus entourant le concept, certaines pratiques contemporaines de la fiction tentent de repenser le « rôle du contexte », bien souvent à partir de l’emprunt et d’insertions de « références », entendues comme « matériaux » prélevés au réel.

270 Bellatin, Mario. Dans la penderie de monsieur Bernard il manque le costume qu’il déteste le plus. Traduit par Christophe Lucquin et Andrés Felipe. Paris, France: LC.C. Lucquin, 2012.

271 Ibid. p. 42.

272 Ibid. p.44.

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5.3. Matériaux référentiels

La fondamentale dualité du concept de référence empêche de le penser seulement dans sa dimension mimétique. Ses rapports au réel extralinguistique ne fonctionnent pas seulement sur le mode du substrat, elle ne relève pas uniquement du « cadre », monde à la fois représentatif et linguistique sur lequel s’appuierait la fiction, mais elle provoque également des opérations d’emprunt à un fonds de références, qu’il s’agisse de citations, mentions, ou allusions à des documents réels. Cette insertion du fait dans les œuvres littéraires est amplement travaillée dans le roman contemporain, de la non-fiction novel à la narrative nonfiction dans le domaine anglo-saxon, parfois rassemblées par le néologisme « faction » en France. Dans un numéro récent de la revue Devenir du roman intitulé « écriture et matériaux274  », quelques écrivains et compagnons de route du collectif Inculte ont montré la manière dont ils identifient dans le roman contemporain une aspiration vers le document, vers l’emprunt à un matériau extérieur, qu’il prenne la forme de collages, de citations savantes ou d’un attrait pour l’encyclopédie.