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Chapitre II : Lectures marginales

2.1. De la recherche savante à la quête existentielle

2.1.1. Autorité et faillite de l’érudit

Avec leurs protagonistes présentés comme de doctes savants, qu’ils soient compilateurs lettrés ou spécialistes universitaires, nos romans jouent avec la tradition de la glose littéraire. Dans L’Erudition imaginaire82 , Nathalie Piegay-Gros a brossé un panorama élargi de cette veine littéraire, traditionnellement représentée de manière négative. Mode de lecture stérile et réifié, l’érudition impliquerait l’absence d’imagination, la destruction de la part d’invention et de création propre à la fiction. L’érudit négligerait l’expérience du monde en étant limité à l’univers du discours, sans connaître la réalité des choses. L’exhaustivité de sa démarche

55 empêcherait la perception théorique de l’ensemble, la myopie du compilateur préviendrait la conceptualisation et le développement d’idées générales. Malgré toutes ces critiques, plusieurs tentatives de réhabilitation de l’érudition existent dans la littérature et la pensée contemporaine. En effet, la refiguration du lecteur savant accompagne souvent une transformation des rapports entre fiction, savoir et réalité.

Zampanò, l’auteur du manuscrit de House of Leaves est le prototype du lecteur savant, qui truffe son texte « d’archives », que ce soit des annotations et citations réelles ou des discours inventés. En effet, il cite et commente les travaux critiques consacrés au film de Navidson, il ajoute des sources complémentaires, propose des pistes de lecture. Le spectre de son érudition paraît extrêmement étendu, allant des classiques gréco-latins aux critiques contemporains en passant par la French Theory, sans compter les percées dans les domaines de l’architecture, de la photographie, du cinéma, voire vers les traités sur la psychologie familiale ou sur les météorites83. Ses chapitres sont introduits par des épigraphes, destinées à orienter et à éclairer la lecture. L’ensemble de ces références bibliographiques relève d’une aspiration encyclopédique, nécessaire pour appréhender la maison de Navidson. Face à ce labyrinthe qui défie toute interprétation, il faut convoquer tous les domaines du savoir, rapporter tous les discours critiques qui pourraient l’appréhender. Pourtant, loin de proposer une organisation hiérarchisée ou alphabétique qui ordonnerait ce monde, la description de la maison fonctionne plutôt selon une poétique de la liste, qui voudrait énoncer la totalité de ses éléments. Elle appartient davantage à l’érudition qu’à l’encyclopédie, elle relève de l’expansion de la minutie plus que de la visée exhaustive et systématique, selon les catégories proposées par Laurent Demanze dans Les fictions Encyclopédiques84 . Les Fragments de Lichtenberg possèdent également une tonalité érudite. Cependant, au lieu de s’incarner dans un personnage savant, le roman propose plutôt une constellation de figures. Dans le chapitre évoquant la naissance de la société lichtenbergienne, Pierre Senges décrit en abyme le projet de son livre :

Supposons qu’il existe un récit (épopée, saga ou feuilleton, comment dire ?) de la reconstitution de l’œuvre de Georg Christoph Lichtenberg, par quatre ou cinq générations d’amoureux de la chose écrite, entre 1899 et 1999. On y verrait s’agiter des enthousiastes, des collectionneurs, des libraires, des archivistes de toutes sortes, des bibliophiles et même bibliophages ; on y verrait des pionniers, des perdants, des accidentés, des paresseux, des tricheurs, des érudits, des connaisseurs et des profanes, des rats d’archive voués à devenir graphomanes, des dandys qui monteraient Shakespeare en bague et aussi la jeunesse bohème de Dublin,

83 Danielewski, Mark Z. House of leaves. New York, Etats-Unis: Pantheon Books, 2000, voir respectivement p.109 ; p.182 ; p.112 ; p.146 ; p152 ; p.170 ; p. 143 ; . p. 315-316 ; p. 375.

84 Demanze, Laurent. Les fictions encyclopédiques: de Gustave Flaubert à Pierre Senges. Paris, France: Éditions Corti, 2015, p.44.

56 fougueuse aux heures des grasses matinées, des cénacles de Paris, du meilleur chic, à col cassé, le pantalon en tuyau de poêle ; on y verrait des professeurs d’université, timides à divers degrés, myopes en proportion de leur réserve, et dans ces timides myopes des lueurs de génie ; on y verrait des kabbalistes venus de campagnes lointaines, et disparus dans des fumées qu’ils prenaient pour des frondaisons ou pour la bienveillance divine[...]85

Même tronquée, cette citation donne à voir la recherche d’exhaustivité de la liste, qui s’étend sur plusieurs pages afin de passer en revue le personnel érudit des Fragments. Proche de l’hypothèse théorique, mathématique, elle développe un imaginaire à la fois topique et parodique du savant, déclinant des catégories de lecteurs, jouant sur les signifiants – « bibliophiles et même bibliophages » – dans une syntaxe elle-même cumulative et asyndétique. Malgré la boursouflure, qui semble vouer la lecture érudite à l’inanité, cette liste possède tout de même un caractère programmatique : toutes les figures évoquées ab initio seront d’une manière ou d’une autre incarnées par des personnages du livre. D’ailleurs l’anaphore des « on y verrait » avec son conditionnel ludique, se transforme peu à peu en un futur programmatique : « on y trouvera des solitaires, des excentriques […]86 ». Le livre passe du jeu, de la potentialité, à la réalisation. Le récit de Senges se greffe sur cette liste, en proposant une archéologie parodique, en faisant vivre successivement toutes ces figures de lecteurs. L’écriture trouve donc son élan, son origine, dans cette mécanique qui dégénère tellement qu’elle finit par être prise au mot, par accomplir ce qui n’était au départ qu’une boutade. Les Fragments de Lichtenberg possèdent en eux-mêmes le caractère contourné, poussiéreux, timide et compulsif du collectionneur avide. La fiction accomplit un travail d’archiviste érudit. Il s’agit d’abord de retrouver l’ensemble des fragments du philosophe Lichtenberg et de les compiler, principe originel de la lecture érudite qui se défait de l’interprétation pour favoriser l’exhaustivité et la micro-lecture, pour conforter la posture érudite consacrée par la tradition littéraire. Ces recherches possèdent également une veine bibliophile : selon « la conjecture de Sax », les fragments de Lichtenberg ne seraient que les morceaux éparpillés d’un roman-fleuve, œuvre maîtresse « qu’il s’agirait de remettre dans le bon ordre87 ». Il ne s’agit donc plus seulement d’empiler et de conserver les fragments, mais aussi de restaurer le livre originel. Cette quête de l’objet livre et de sa reconstitution infléchit la posture érudite. Les savants outrepassent leur position. Alors qu’ils se contentaient d’une collecte passive, ils ont maintenant l’objectif positif de la reconstruction du livre.

85 Senges, Pierre. Fragments de Lichtenberg. Paris, France: Verticales-Phase deux, 2008, p. 19-20.

86 Ibid. p. 21.

57 Les lecteurs érudits de Bolaño consacrent davantage la faillite que l’accomplissement de la posture savante. Dans 2666, « la partie des critiques » met en scène quatre spécialistes de l’écrivain Benno Von Archimboldi, qui correspondent au cliché du critique savant. Tout en appartenant à de grandes universités européennes, ils sont aussi les premiers à avoir découvert et étudié leur auteur. Dans les colloques internationaux auxquels ils participent, ils n’hésitent pas à étouffer toute tentative de dissidence et à attaquer leurs adversaires « comme Napoléon à Iena88 », tout en menant par ailleurs des polémiques byzantines. Cette position centrale leur confère une assurance qui frise l’arrogance, voire le ridicule. Quand ils rencontrent pour la première fois Amalfitano au Mexique, leur réaction oscille entre le mépris et la curiosité, une impression

perfectamente acorde con la mediocridad del lugar, solo que el lugar, la extensa ciudad en el desierto, podía ser vista como algo típico, algo lleno de color local, una prueba más de la riqueza a menudo atroz del paisaje humano89.

Cependant ce pressentiment contenu dans le paysage de Santa Teresa, ce « lieu » commun, possède en germe les conditions de la destruction des critiques qui le méprisent. L’assèchement métaphorique de l’espace du désert, « la richesse souvent atroce du paysage humain », va gagner les universitaires en effritant leur morgue hautaine. Le roman montre d’abord la décomposition de leur univers sentimental. Ces célibataires aguerris forment une communauté quasiment autarcique et endogène que perturbe l’arrivée de la jeune Norton, nouvelle recrue des études archimboldiennes. Une sexualité incertaine et trouble apparaît au sein du groupe et les deux amis, Espinoza et Pelletier, partagés entre leur estime réciproque et leur désir envers Norton en viennent à développer puis à accomplir le fantasme de relations polysexuelles. Sexualité et érudition littéraire deviennent même un point de comparaison pour Norton, qui estime que Pelletier avait « plus de bibliographie » quand Espinoza « avait l’habitude de se fier dans ses combats, plus à l’instinct qu’à l’intellect90 ». La métaphore savante sert ainsi à évaluer les mérites érotiques de chacun de ses amants. Or c’est finalement l’impotent Morini qu’elle choisit, dans l’évidence d’un amour dont la « maladresse » avait jusque-là empêché la formulation. Ces personnages transforment ainsi la figure réifiée de l’érudit compilateur, l’associant davantage au désir, qu’il soit d’ordre sexuel ou intellectuel. Cette alliance mène souvent au constat mélancolique de l’éternelle absence d’achèvement de ces

88 Roberto Bolaño, 2666, Editorial Anagrama, Barcelona, p. 26. « como Napoleon en Jena »

89 Ibid. p. 152 « parfaitement en accord avec la médiocrité du lieu, sauf que le lieu, la vaste ville dans le désert, pouvait être vu comme quelque chose de typique, plein de couleur locale, une preuve de plus de la richesse souvent atroce du paysage humain ».

58 appétits, qu’ils soient biologiques ou bibliographiques. La démarche érudite mène souvent à l’échec, voire à la fraude, à la falsification et au plagiat. Malgré son apparence particulièrement radicale, le glacis érudit d’House of Leaves présente également des failles remarquables. Au début du chapitre IX, Johnny Truand découvre que Zampanò utilise en épigraphes des citations tirées d’une lecture de seconde main :

In fact all of this was quoted directly from Penelope Reed Doob’s The Idea of the Labyrinth: From Classical Antiquity through the Middle Ages (Ithaca: Cornell University Press, 1990) p.21, 97, 145 and 227. A perfect example of how Zampanò likes to obscure the secondary sources he’s using in order to appear more versed in primary documents91.

Alors qu’un érudit accompli irait chercher les citations à la source afin de les rassembler, Zampanò emprunte ses remarques à une anthologie – que l’on peut d’ailleurs consulter dans nos bibliothèques. Au lieu de faire œuvre d’érudit, il en fait plutôt montre. Ainsi, le principe de sérieux et de rigueur de l’érudition littéraire est détourné par la supercherie. Le savant est en réalité un imposteur, un affabulateur qui crée des simulacres, des références inventées de toutes pièces.

Ces inventions érudites s’appuient nécessairement sur des références précises, que les lecteurs manient et recomposent. Leurs créations savantes se rapprochent ainsi plus souvent de l’écho, de la répétition à l’infini de principes déjà énoncés dans les œuvres qu’ils étudient. Le principe de l’écho est utilisé chez Danielewski pour mimer la forme du livre, qui se construit comme une réverbération du vide qu’est la maison de Navidson92. En filant cette métaphore, Zampanò ne peut s’empêcher de retracer l’histoire de l’écho, d’un point de vue mythologique et scientifique. Après ce résumé de la littérature existante sur la notion, il évoque dans une note le livre d’un certain David Eric Katz, qui développe une vision « épistémologique » de l’écho :

Of course, the implication that the current categories of myth and science ignore the reverberation of knowledge itself is not true. Katz’s treatment of repetition however, is still highly rewarding. His list of examples in Table iii is particularly impressive. See The Third Beside You: An analysis of the Epistemological Echo by David Eric Katz (Oxford: oxford University Press, 1982)93.

91 Danielewski, Mark Z. House of leaves. New York, Etats-Unis: Pantheon Books, 2000, p. 107. “En fait tout cela est tiré directement du livre de Pénélope Reed Doob, L’idée de labyrinthe : de l’Antiquité classique au Moyen Age. (Ithaca : Cornell University Presse, 1990) p. 21, 97, 145 et 227. Un exemple parfait de la façon dont Zampanò aime obscurcir les sources secondaires dont il se sert afin de paraître plus versé dans les documents de première main. »

92 Voir chapitre I, « L’édition fictive de House of Leaves »

93 Ibid. p. 41. « Bien sûr, impliquer que les catégories courantes du mythe et de la science ignorent les répercussions du savoir lui-même est une erreur. Le traitement que fait Katz de la répétition, toutefois, n’en

59 La supercherie intellectuelle ne se dissimule même plus quand Zampanò affirme littéralement que ce n’est pas vrai. Cette falsification est mise en avant pour montrer que l’enjeu épistémique n’est pas le plus important. La dimension savante de cette note est déjouée par sa valeur fictionnelle : inventée par Zampanò, elle contredit en effet la prétendue absence d’imagination de l’érudition. David Eric Katz n’a jamais existé et son livre est même répertorié dans la « list of fictional books » de Wikipédia. Grâce à cette supercherie, Zampanò livre plutôt le sens profond de son utilisation de la métaphore de l’écho. Cette image ne vaut rien à elle seule, si elle ne s’incarne dans la « répétition » et les « exemples », dans l’égrenage de la liste des éléments du monde. Autrement dit, l’écho ne vaut pas pour son degré de vérité, pour l’exactitude dans le traitement des faits, valeurs assez fondamentales dans les recherches scientifiques. L’écho montre au contraire qu’au bout de la falsification et du mensonge, l’érudit devient facteur de sens, sa lecture acquiert une portée symbolique. Zampanò est à la mesure de la « maison des feuilles », cet espace infini potentiellement destiné à engloutir la totalité du monde. Autrement dit, la maison de papier n’est pas seulement une réplique de la maison de Navidson : celle-ci est toujours déjà House of Leaves, une œuvre en cours de réalisation.

Les lichtenbergiens proposent un renversement assez similaire. En effet, leur méthode repose sur la combinaison de fragments retrouvés. La lecture se transforme en relevé de tous les possibles puisque l’association de fragments provoque la création de nouvelles fictions. Par exemple, le rapprochement des fragments « [D 111] Pauvre Diable, là où tu te trouves

maintenant j’y suis resté longuement » et « [J 415] Le lieu le plus sûr pour une mouche qui ne veut pas mourir écrasée est la tapette elle-même », permet la reconstitution d’une œuvre

supposée de Lichtenberg, l’Ovide à Rome, soi-disant écrite par le rabbin de Katowice, le talmudiste de Kurylówka et l’étudiant de Szczecin. Outre la comparaison ludique de Rome avec une tapette à mouches, cette nouvelle fiction montre qu’après avoir été des compilateurs, les lichtenbergiens deviennent des continuateurs. Senges explore tout le spectre et les potentialités de la lecture érudite pour en révéler la portée créative, relevant bien chez « ces timides myopes des lueurs de génie94  ». Ainsi, par divers truchements, les universitaires, savants et autres critiques érudits se détachent progressivement de la figure du compilateur. Pourtant, ce déplacement est plutôt un effondrement. Après avoir cru en leur posture d’autorité, les savants ne peuvent qu’en constater la faillite, réduisant par là même le travail critique en oppositions

demeure pas moins hautement gratifiant. Sa liste d’exemples dans la table iii est particulièrement impressionnante. Cf. The Third Beside You : An Analysis of the Epistemological Echo, par David Eric Katz (Oxford :Oxford University Press, 1982).”

60 binaires. L’érudition devient un obscurantisme littéraire, personnifié par ce critique Serbe de

2666, « rat de bibliothèque, subalterne d’un subordonné95  », qui ne compile plus que des éléments accessoires :

Ejemplo de literatura crítica ultraconcreta, una literatura no especulativa, sin ideas, sin afirmaciones, ni negaciones, sin dudas, sin pretensiones de guía, ni a favor ni en contra, sólo un ojo que busca los elementos tangibles y no los juzga sino que los expone fríamente, arqueología del facsímil y por lo mismo arqueología de la fotocopiadora96.

Caractériser l’érudition par son absence d’imagination ne conduit pourtant pas nos critiques à un travail herméneutique qui se distinguerait de cette exhaustivité objective. En effet, l’article envoyé par le professeur Serbe à la revue de Pelletier propose des pistes pour retrouver Archimboldi. En passant du statut de chercheur universitaire à celui d’enquêteur, en délaissant l’interprétation spéculative pour se lancer dans la recherche de la vérité biographique, ils dépassent l’opposition entre érudition savante et critique herméneutique pour en faire une quête existentielle.