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L’attachement au lieu et au paysage

3. ANALYSE DE DONNÉES

3.2. L A RELATION DES SCIENTIFIQUES À LA NATURE : PRATIQUES , TRANSMISSION ET AFFECTS

3.2.1 L’attachement au lieu et au paysage

3.2.1.1 le PMSSL, un lieu naturel ?

Même si le PMSSL est entièrement marin, la plupart des scientifiques, quand ils parlent du parc et de ce qu’ils y aiment, incluent la vue côtière dans leurs descriptions. Ainsi, ce que le parc offre à voir s’étend au-delà du milieu marin, et constitue un tout, un paysage dit « naturel » qui est tout aussi important, voir plus que les frontières du PMSSL déterminées et délimitées. Les lieux préférés incluent le plus souvent les baies, un endroit où le paysage prend plus de relief avec l’arrivée d’un courant d’eau dans un autre (Annexe 4).

Sur les cartes réalisées par les participants (Annexe 4), les lieux identifiés comme « moins naturel » ou pas naturels sont les lieux de passage des bateaux et les ports. Quand on parle des ports, celui de Tadoussac est considéré par tous comme très peu naturel, mais quand on discute de paysage, les participants s’entendent pour dire que le paysage de Tadoussac est quand même resté naturel. Les participant(e)s ont surtout identifié les lieux les moins naturels, en expliquant par exemple pour le/la participant(e) 2 que « l’ensemble du parc demeure très naturel ». (Annexe 4, Participant(e) 2). Pour le/la participant(e) 1, d’après sa légende, les lieux qu’il/elle préfère sont les lieux les plus naturels, et les lieux moins naturels sont ceux qu’il/elle aime le moins (Annexe 4, Participant(e) 1). Cela montre bien une gradation de l’amour du lieu en fonction de critères, du plus au moins naturel15. Les

entrevues, croisées avec l’exercice des cartes, ont fait ressortir une différence entre lieu et paysage. Considérer un paysage comme naturel se fait à partir de critères esthétiques, surtout. On jauge surtout le nombre d’infrastructures humaines et comment elles modifient le territoire. Mais quand on parle de lieux, il s’agit aussi de considérer la fréquentation, la pollution, le bruit, etc. C’est-à-dire que l’atmosphère générale est prise en compte par les répondants pour considérer un lieu comme plus ou moins naturel. De manière générale, l’idée d’un lieu naturel est mise en relation avec un paysage peu transformé, où les traces de la présence humaine se font discrètes ou en harmonie avec la nature. Les constructions humaines sont considérées comme en dehors de la nature, même si elles peuvent y être plus ou moins adaptées.

3.2.1.2 Un fort attachement au PMSSL

On constate un assez fort attachement au lieu du PMSSL chez la majorité des chercheurs. Ils parlent, entre autres, de « tomber amoureux » du lieu. Lors de la réalisation des cartes, les participants n'ont nommé aucun lieu qu'ils n'aimaient pas dans le parc. Lors de la première sortie en mer sur l’Alliance, une scientifique du parc m’a de son propre chef,

15 Bien sûr, la légende à compléter impliquait de faire une gradation des lieux, puisqu’elle proposait d’identifier

décrit la toponymie des lieux. Pointe-Noire est là où tout a commencé, elle a le souvenir de s'être assise avec une collègue sur les rochers et d’avoir observé les bélugas, et d’avoir ainsi eu l'idée de faire un suivi de la population des bélugas. De plus, plusieurs des scientifiques travaillant actuellement dans l'équipe ont commencé en faisant de l'observation de bélugas dans le cadre de ce suivi. Les scientifiques ont présenté au cours des entrevues, ainsi qu’au cours des observations lors de discussions quotidiennes pendant les pauses de travail, un intérêt pour certaines questions concernant Tadoussac, où la plupart habitent au moins la moitié de l’année. Ils ont notamment discuté de la question de la concession du Quai de Tadoussac, qui a été au cours de l’été 2017 accordée exclusivement à l’entreprise de croisières AML par une décision du conseil municipal, bien qu’ils n’aient pas eux-mêmes assisté au conseil16. Le parc n'est pas seulement leur terrain de recherche, ils y vivent y font

des activités extérieures, comme des baignades dans la région, etc. (Informations recueillies lors d’entrevues informelles). On voit ici que la notion de « place attachment » est bien indiquée pour parler de la relation des scientifiques au parc marin Saguenay-Saint Laurent :

Place attachment is the symbolic relationship formed by people giving culturally shared emotional affective meanings to particular space of piece of land that provides the basis for the individuals's group's understanding of and relation to the environment. Thus, place attachment is more than an emotional experience, and includes cultural beliefs and practices that link people to place (Low 1992).

Bien que dans le cas des scientifiques, le groupe soit trop faible pour parler d'une culture, la cueillette de données permet de constater un fort sentiment d'attachement à leur lieu de travail, qui dépasse le strict cadre professionnel.

16 Au cours de l’été, un vote des élus municipaux de Tadoussac a accordé l’usage exclusif du Quai de Tadoussac

à la compagnie d’excursion AML pour une durée de 10 ans. Cet usage exclusif empêche donc tout gros bateau de s’arrimer au port de Tadoussac, excepté la garde côtière, les navires de recherche scientifique et les croisières internationales. AML avait racheté l’autre compagnie d’excursion aux baleines l’année précédente, c’est donc la seule compagnie d’excursions en bateaux à moteur de Tadoussac. Les autres croisiéristes aux baleines du parc sont situées aux Bergeronnes ou aux Escoumins. La décision a par la suite été menée en justice par un groupe de citoyens ainsi que le propriétaire d'une goélette touristique qui a quitté le port de Tadoussac plus tôt que prévu dans la saison parce qu’il ne pouvait pas accéder au quai et devait utiliser une barque pour faire embarquer ses clients. (Radio-Canada 2017)

Le perceptif redonne de la culture à la nature (Ruiz Ballesteros : 164), et l'espace est défini géographiquement, mais on lui attribue des valeurs, des spécificités, un degré d'importance.

Passer mes journées, si je recule en arrière, dehors, à jamais savoir, même si je fais tout le temps la même affaire c’est-à-dire le même protocole d'observation, c'est le lieu, les bélugas qui ne sont jamais pareils d'une fois à l'autre, des moments où ce que t'sais j'étais toute seule sur le site d'observation le matin, devant un paysage magnifique, entendre les sons des bélugas t'sais les trucs de même" (Extrait d'entrevue 5)

Ici, le parc marin, de par sa beauté, mais aussi les informations scientifiques qui lui sont rattachées grâce aux récentes études, est qualifié d’espace en péril, mais aussi d’espace exceptionnel et particulier. La valeur accordée au lieu est augmentée par la recherche scientifique et crée un attachement encore plus fort au territoire et au parc.

L’amour du lieu est exprimé plus en détail et de manière très enthousiaste par certains répondant(e)s :

J'ai un amour viscéral pour l'endroit juste tantôt j'étais à la Pointe de l'Islet et j'étais là, j'étais comme à chaque fois que je vais à cet endroit-là, que je vois la confluence du Fjord et de la confluence du Saint-Laurent et qu’il y avait des petits rorquals en alimentation; tu voyais les gens sur les rochers qui observaient ça, je me dis ça c'est un endroit vraiment magique, il y a quelque chose là au niveau de.. Il y a une énergie, sans aller dans l'ésotérique, mais y'a vraiment une énergie particulière (…) je pense que c'est une énergie qui est due quand même à la puissance des masses d'eau pi au fait que ça foisonne vraiment de richesse et de biodiversité et que ça attire des migrateurs que ce soit des baleines ou que ce soit des humains, c'est comme un lieu de rassemblement (extrait d’entrevue 6).

Cet extrait est particulièrement intéressant parce qu’il montre combien la « magie du lieu » pour ce répondant dépasse la simple beauté, et les termes utilisés pour décrire le lieu englobent plus que l’esthétisme, l’utilisation de termes comme magie ou énergie exprime que cela va plus loin que ce que les yeux peuvent voir, ou même l’utilisation des cinq sens. On est dans le ressenti, dans quelque chose qui ne peut être simplement décrit dans des termes scientifiques. Ce petit « plus » qui crée une étincelle n’a rien d’anodin, c’est l’atmosphère du lieu, et la rencontre de ceux qui y vivent. On y voit aussi la temporalité, l’importance du

moment. Il s’agit quelque chose que j’ai aussi pu vivre et expérimenter lors de mes observations dans le parc. Le moment est très important lors d’observations de baleines, par exemple. C’est un instant de rencontre, et on se sent très chanceux de le vivre. On peut rapprocher cet extrait avec le concept d’atmosphère, dans la mesure où la description faite est bien représentative de quelque chose de difficile à saisir, qui ne s’explique pas par la simple beauté du lieu et qui touche les sentiments et l’humeur. De plus, dans l’article « Staging atmospheres: Materiality, culture, and the texture of the in-between », les auteurs ajoutent à propos de ce concept : « atmosphere is a connective factor, linking people, places and things together in often unpredictable ways » (Bille M., P. Bjerregaardet T.F. Sorensen 2015 : 33). Le répondant fait état dans cet extrait d’une « énergie particulière » qui fait du lieu un « lieu de rassemblement » autant pour les humains que pour les baleines. L’atmosphère telle que décrite est à Pointe de l’Islet décisive pour comprendre le lien entre le lieu et ceux qui le fréquentent, que ce soit des humains ou des animaux. Dans l’extrait n° 5 un peu plus haut, on comprend aussi l’importance d’autres éléments que ceux du visuel, avec les « sons des bélugas » et le milieu marin toujours mouvant, toujours changeant, « ce n’est jamais pareil », d’où l’importance du moment. Devant un même paysage, dans un même lieu, jour après jour, le/la scientifique en poste d’observation devant son protocole qui est toujours le même, perçoit des différences chaque jour et observe et entend des sons différents au cours du temps et des journées qui passent. Ce protocole d’observation est d’autant plus important dans la compréhension de la vision de la nature des scientifiques du parc marin qu’il fut le premier travail au parc pour deux d’entre eux, et qu’il est à la naissance de l’idée du PMSSL.

Nous verrons dans la partie 3.2.2. comment les scientifiques interagissent avec leur environnement, ce qui les lie au territoire d'une manière particulière.

La culture occidentale qui pousse les individus à considérer la nature comme extérieure à la culture (Descola 2001) n'est pas toujours tangible chez les scientifiques interrogées, les frontières entre nature et culture sont plus floues que cela, et bien qu’une distinction soit faite entre nature et culture des rapprochements sont possibles.

« Pour moi la nature c'est large, c'est tout ce qui nous entoure, pour moi la nature n’exclut pas la présence de l'homme, j'pense qu'on en fait partie, donc pour moi la nature c'est

pas seulement ce qui est à l'extérieur des villes pour moi la nature c'est un tout. » (extrait d’entrevue 7)

Dans une autre entrevue avec un(e) autre répondant(e) la définition de la nature semble claire, c’est « l’environnement sans la présence de l'homme » (extrait d’entrevue 8), mais une fois la question posée d’où se situe l’homme par rapport à la nature les nuances apparaissent :

Nous c'est sûr qu'on est en plein dedans et c'est juste que des fois on est complètement déconnectés et on ne s’en rend pas compte, mais on est en plein dedans et après parfois on l'enterre, on construit plein d'affaires dessus, on la détruit, parfois on la savoure, on va se balader dans le bois et on est comme wow et on se connecte, mais on est comme toujours au milieu du cercle de la nature et c'est pour ça qu'on a un impact sur la nature (extrait d’entrevue 9).

On constate alors que selon ce répondant la nature est bien extérieure à l’homme, mais que l’homme est censé y être connecté, et c’est le manque de connexion qui crée la dichotomie. La vision d’un cercle de la nature dont on fait partie est cohérente avec les notions scientifiques d’écosystème et crée une vision de la nature qui y incorpore l’humain. Cependant, les comportements culturels récents seraient les raisons de notre aveuglement et notre détachement du cercle de la nature. Bien que nous nous sentions extérieurs et déconnectés, nous avons toujours un impact puisque nous faisons partie du cercle. Ainsi selon ce/cette répondant(e) nos actions confirment nos liens avec la nature, qu’elles soient destructrices ou productrices. Un autre extrait d’entrevue (10) d’un(e) autre répondant(e) permet d’explorer cette importance du comportement des humains afin qu’ils fassent partie de la nature. En essayant de définir ce qu’est la nature, la réponse apportée fut la suivante :

Un endroit qui n’a pas été trop influencé par l’existence humaine démesurée, genre les villes et tout ça. C’est sûr que l’humain fait partie de la nature, mais à une certaine limite on ne peut pas être comme en harmonie avec la nature. Admettons des humains qui comprennent qu’il faut faire attention, qui utilisent des choses écoresponsables. Mais c’est sûr que j’ai quand même dans ma tête de jeune enfant, ça a toujours été ça encore, la nature comme on la voit dénuée d’humains. Mais de plus en plus ce n’est pas possible d’avoir ce genre de chose parce que l’humain est partout et on ne peut pas en faire abstraction, je pense que c’est plus ça, d’inculquer à ses enfants des pratiques écoresponsables. Des grands espaces, ça fait partie un peu pour moi de ça la nature des grands espaces (extrait d’entrevue 10).

Les scientifiques interrogés reprennent selon moi une idée exprimée par Georges Gille Escuret qui explique que le plus souvent, dans nos catégorisations, « l’homme ne rentre dans l’écosystème qu’à condition de ne rien déranger, et de se tenir sagement à la place qui lui a été assignée » (Cadoret : 105). En effet, leurs propos révèlent qu’ils ne souhaitent pas faire disparaître l’homme de la nature, mais que celui-ci ne sait plus où est sa place, et quelle place il doit prendre. Les recherches scientifiques des chercheurs permettent d’ailleurs de mieux comprendre les espèces et les écosystèmes afin d’améliorer les comportements des humains, et donc leur apprendre quelle est leur place dans cet écosystème fragile. La légitimité de ces propos, ou plutôt leur cohérence est plus pertinente dans un milieu marin que dans un milieu terrestre. Dans un milieu marin, les hommes ne sont pas résidents. Ils ne résident que sur les côtes et donc il est plus facile d’estimer que l’homme n’a pas sa place dans l’écosystème marin, qu’il ne doit rien y déranger. Mais le parc marin est entouré de côte et de vie côtière, et la présence des bateaux sur l’eau est très importante. Elle est d’ailleurs considérée par les chercheurs comme une des nuisances et l’un des dérangements les plus importants pour les espèces marines dans le parc. À partir de l’extrait d’entrevue 10, on peut aussi noter l’utilisation du terme « grands espaces » comme représentatif de la nature, qui rappelle l’idéal de la wilderness américaine.

Cependant, l’idée de wilderness modèle en partie leur vision du parc, les idéaux et l'objectif qu'ils cherchent à atteindre. En effet, un amour pour le lieu et pour les animaux qui l'habitent pousse et motive les scientifiques à vouloir les protéger, le garder comme ils l'aiment dans leur souvenir. La science devient alors un moyen objectif de déterminer qui met en danger leur lieu de prédilection et de quelle manière remédier à la situation, comme on peut le constater avec l’implantation de nouveaux règlements expliqués aux capitaines de bateau grâce à la vulgarisation de résultats des recherches scientifiques. Le projet d’observation de bélugas dans la Baie Sainte-Marguerite, par exemple, a permis d’introduire une zone de protection totale pour les bélugas dans la baie en été, puisque le résultat des recherches montrait l’importance cruciale du lieu pour les bélugas et le dérangement occasionné par les bateaux. En revanche, ils ne sont pas les seuls à y vivre et leur point de vue doit s'ajuster à celui des autres. Leur position d'autorité dans le parc leur sert et les dessert

à la fois. D’un côté ils ont le pouvoir d’instaurer des règlements, mais de l’autre les capitaines des bateaux sont pour certains plus réticents à leur présence sur l’eau et à leurs recherches et voient les scientifiques comme les responsables des limites et contraintes imposées à leur travail. Un des scientifiques m'a confié qu’une de leur recherche était plus complexe (naturaliste sur le bateau) et les relations avec la compagnie de croisière plus délicates depuis que c'était Parcs Canada qui s'en occupait parce que ce sont eux qui donnent les permis contrairement au GREMM qui n'est pas la « police ».

3.2.1.3. Des souvenirs liés au paysage et à ceux qui l’habitent

Lors des entrevues, plusieurs des scientifiques évoquent avec ardeur les souvenirs liés aux moments passés sur le terrain. L’évocation de leurs liens avec le PMSSL commence par exemple par : « si je retourne en arrière ».

Au moins au cours de la moitié de l’année, les chercheurs habitent à Tadoussac et font donc partie des habitants du village, le paysage qui les entoure n’est donc pas qu’un lieu de travail, mais aussi un lieu de vie. Ils y rencontrent d’autres habitants, créent des liens, y associent des souvenirs. Lors de la réception des cartes, j’ai pu constater que leur amour pour le paysage et le parc était fort et dans les entrevues souvent, les raisons pour lesquelles ils aiment un endroit en particulier sont rattachées non seulement à l’esthétique de celui-ci, mais aussi aux souvenirs de l’émerveillement que procurent ceux-ci et des journées passées sur le terrain.

Comme l’explique Appleton, « The attitude people have to their physical surroundings exerts a deep influence on them. Self and surroundings are intimately tied together » (Appleton 1975 in Ryan 2012 : 244). Ce lien entre leur milieu de vie et leur terrain scientifique, leur attachement au paysage influencent leur vision du parc et par extension leur vision de la nature et de l’importance de la conservation de celle-ci. D’ailleurs, pour un(e) des répondant(e)s, le choix des mots est fort: « ce que vraiment j'ai fait en tant que travail dans la nature comme ça c'est vraiment le parc, j'ai vraiment été forgée ici » (extrait d’entrevue 11). Ces souvenirs, associés aux moments présents, permettent de comprendre le

comment les scientifiques voient et imaginent le futur du PMSSL, ainsi que la façon dont ils aimeraient voir le PMSSL évoluer.

3.2.1.4 Le futur du PMSSL

La vision du futur du PMSSL reste ancrée dans les objectifs présents, et si une vision future existe il est difficile de comprendre la vision à long terme : il existe une certaine contradiction entre une envie de faire connaître le parc, et celle de l’idéal d’un parc sans personne dedans. Idéalement, certains des scientifiques préféreraient une réserve totale; d’autres voudraient améliorer la qualité des expériences vécues dans le parc et diversifier les

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