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L’articulation du cadre théorique de la thèse : une vue d’ensemble

PARTIE I : LES CARACTERISTIQUES DE L’APPROCHE TERRITORIALE

2.1 L’articulation du cadre théorique de la thèse : une vue d’ensemble

La vue d’ensemble sur la manière dont les concepts et les domaines de littérature ont été reliés pour développer une approche territoriale de la financiarisation des régions, des villes et de la durabilité urbaine reflète les deux angles d’analyse (ou perspectives) adoptés dans les articles et les études de cas. La première étude de cas sur les placements des caisses de pension suisses a permis de développer une approche territoriale de la financiarisation au niveau du système financier (industrie financière) (2.1.1). La deuxième s’est déroulée au niveau du système urbain et a porté sur les impacts de la financiarisation dans le construit urbain et sous l’angle de la durabilité à partir de l’étude de cas sur de grands projets immobiliers commerciaux en Suisse (2.1.2).

2.1.1 Le fonctionnement du système financier : les relations entre finance et territoires

Résultant de l’interprétation de la première étude de cas sur les caisses de pension suisses, les trois premiers articles abordent les relations entre finance et territoires au niveau du

fonctionnement de l’industrie financière et dans le cadre de l’articulation entre les échelles

institutionnelles et spatio-temporelles regionale et nationale/internationale. Ce premier niveau de l’approche territoriale de la finance articule des théories sur les marchés financiers provenant de deux disciplines, qui ont été jusqu’à présent peu reliés (Engelen et al., 2010 ; Zeller, 2008a et b) : l’économie institutionnaliste d’une part et la géographie de la finance d’autre part.

Premièrement, les théories d’auteurs institutionnalistes affiliés à l’Ecole de la Régulation donnent une perspective macro-institutionnaliste de l’économie et constituent le socle des concepts et notions clés de la thèse. L’économie est ici inscrite dans des formes institutionnelles historiquement construites qui permettent d’assurer la croissance pour une certaine durée et qui prend la forme d’un régime d’accumulation. Pour nombre d’auteurs de cette école, la finance de marché représente le régime d’accumulation contemporain (régime d’accumulation financiarisé) étant donné que les marchés financiers se sont peu à peu autonomisés et que l’accumulation (ou la croissance économique) se déroule désormais davantage sur les marchés financiers que sur les marchés réels (de la production).

Deuxièmement, les travaux de la géographie de la finance ont été utilisés dans le but de dévoiler les spatialités de la finance, que ce soit dans l’orientation des investissements ou dans la géographie des places financières. La réintroduction de l’espace a permis également de montrer les interconnections et les hiérarchies multi-scalaires du régime d’accumulation financiarisée puisque le développement de la finance de marché à une échelle globale a bouleversé les systèmes financiers des différents pays, notamment européens, alors organisés de manière dominante aux échelles régionales et nationales.

La réunion de l’approche institutionnaliste/régulationniste des marchés financiers avec ce qui demeure une branche encore peu développée de la géographie économique (French et al., 2008) a ainsi permis de conceptualiser l’approche institutionnaliste et territoriale de l’industrie financière. C’est bien la modification des institutions qui a permis à la finance de marché de modifier la géographie, à savoir d’ouvrir les frontières et d’assurer une continuité pour permettre la circulation du capital (des titres financiers) entre et dans les pays et les régions.

Ainsi, l’approche territoriale de la finance de marché développée dans cette thèse repose sur une définition particulière de la financiarisation: il s’agit de la mise en place d’une industrie

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la titrisation des droits de propriété du capital réel (entreprises ou immeubles par ex.), ce qui donne la possibilité pour leurs détenteurs (actionnaires) de vendre/acheter aujourd’hui – au prix du marché – des droits envers des revenus futurs (nous revenons sur ce point ci-dessous : 2.1.1). En second lieu, le développement d’une logique d’opérateur sur les marchés financiers signifie le déploiement d’un dispositif socio-technique particulier à l’industrie financière. Celle-ci dispose de ses propres acteurs, de ses propres formes d’intermédiation et d’évaluation financière et développe une dynamique propre.

Abordant respectivement la question du développement et de l’expansion territoriale de la finance, des aspects institutionnels et géographiques du gouvernement d’entreprise et des changements fonctionnels, institutionnels et spatiaux de la financiarisation de l’immobilier, les trois premiers articles de la thèse ont en commun de rendre compte des transformations suivantes qui structurent et performent le développement des régions :

Premièrement, le passage de systèmes financiers organisés aux échelles régionales et nationales à des systèmes financiers nationaux et internationaux se traduit par un allongement de la distance physique entre les investisseurs et les lieux d'investissement. En effet, l'épargne des régions est collectée et centralisée dans les places financières respectives (Zurich, Londres, Paris, etc.) pour être ensuite redistribuée, aux échelles nationales et internationales. Il s'avère que cette redistribution profite aux entreprises cotées, notamment les plus grandes d'entre elles et par conséquent aux régions centres où sont localisés leurs sièges sociaux.

Deuxièmement, cet allongement physique des circuits d'investissement signifie également une rupture qualitative. En effet, la liquidité/mobilité signifie avant tout la

dissociation entre les fonctions d'entrepreneur et d'investisseur. Dans un sens, la

nature (entreprises et immeubles) et les lieux d’investissements (Bâle ou Shenzhen) en devenant totalement distants, multiples et abstraits pour les investisseurs, ne comptent plus. Dans l’autre sens, les investisseurs/propriétaires deviennent également distants, multiples et abstraits pour les parties prenantes (employés, syndicats, collectivités publiques, etc.).

Troisièmement, l’allongement de la filière d’investissement signifie la mise en place d’un modèle de gestion particulier permettant de concentrer les caractéristiques d’un investissement selon deux critères uniques, ce qui aboutit à des exercices purement mathématiques de comparaison instantanée des risques et des rendements des différents actifs financiers (titres d'entreprises, titres de créances, valeurs monétaires, produits dérivés, etc.). L'intérêt de cette approche abstraite de l'économie, où la qualité n'intervient pas ou peu, réside dans ce qui se passe sur les marchés financiers (fluctuations des cours et comportements des autres acteurs) et moins dans le cadre des fondamentaux des activités économiques.

Quatrièmement, les choix des investisseurs portent sur des titres liés à des entreprises, mais ils portent aussi directement ou indirectement sur les contextes économiques, politiques, sociaux et environnementaux qui hébergent les entreprises. Les marchés financiers prennent ainsi en compte les politiques budgétaires et monétaires, les réglementations sociales et environnementales, etc. des différentes nations ou régions dont les entreprises sont financiarisées.

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2.1.2 La production urbaine : les relations entre finance et durabilité

Les deux autres articles résultent de la deuxième étude de cas qui a abordé les relations entre

finance et durabilité dans le cadre de la production urbaine. Ces relations sont comprises

comme un processus d’ancrage du capital financier dans la ville et découlent de la deuxième étude de cas portant sur des grands projets immobiliers commerciaux en Suisse achetés par des acteurs financiers.

L’interprétation territoriale de la « financiarisation de la ville » a été conceptuellement construite à partir de la réunion de trois domaines de littérature en géographie urbaine. Tout d’abord, plusieurs travaux récents d’économistes et de géographes traitant du renforcement des liens entre marchés immobiliers et finance constituent le premier domaine. Deux éléments particuliers ont été retenus. Essentiellement centrés sur les acteurs privés de la filière de la production urbaine (promoteurs, financiers et locataires/utilisateurs), ces travaux insistent premièrement sur la nécessité d’une intermédiation spécialisée dans les investissements (achats d’objets existants ou construction de nouveaux) des institutions financières. Deuxièmement, ce champ nous a permis de montrer les spatialités particulières des

investissements immobiliers des institutions financières : ceux-ci sont prioritairement ciblées

sur les principales métropoles et se réalisent de plus en plus à une échelle internationale. Ce premier domaine a été relié à deux autres en géographie urbaine traitant du développement et de la gouvernance urbaine. Le premier, qualifié de « actually existing neoliberalism » (Brenner et Theodore, 2002), qui regroupe des auteurs régulationnistes ou marxistes, porte sur les effets du régime institutionnel néolibéral sur la ville et soutient que les politiques urbaines donnent la priorité à la croissance et au développement économiques. Le deuxième, dit de la « ville durable », porte sur la déclinaison du développement durable dans la ville et regroupe des auteurs qui prônent la mise en place de politiques urbaines durables.

Ces deux domaines de littérature complémentaires permettent de caractériser le contexte

institutionnel urbain contemporain de l’ancrage du capital financier dans la ville. Cependant,

ces deux champs de littérature restent dans une approche normative. D’un côté, pour les géographes régulationnistes, la variété des formes de néolibéralisme selon les pays et les villes ne semble pas remettre en cause la force structurelle du régime institutionnel néolibéral actuel. De l’autre, pour les géographes « durabilistes », le développement durable constitue un principe d’action visant à modifier l’existant et, à partir de critères et d’indicateurs de durabilité, à agir sur les politiques publiques.

Afin de développer une approche territoriale de la déclination du régime d’accumulation financiarisée dans la ville sous l’angle de la durabilité, ces trois domaines de littérature ont été reliés en mobilisant la démarche à la fois conceptuelle et méthodologique du courant institutionnaliste américain (1.2.1). En considérant les institutions et les politiques publiques comme des éléments malléables et transformables par les acteurs, la démarche a consisté dans un premier temps à appréhender en situation les arrangements institutionnels entre acteurs et, dans un deuxième temps, à construire un cadre conceptuel et interprétatif des relations entre acteurs financiers et acteurs urbains, privés et publics.

Ainsi, les deux derniers articles de la thèse rendent compte de cette approche territoriale

située et s’inscrivent dans le cadre de la littérature émergente en géographie urbaine, dit de

« actually existing sustainabilities » (Evans et Jones, 2008 ; Krueger et Agyeman, 2005). Celui-ci consiste à examiner empiriquement la manière dont la durabilité se décline dans les villes et fait partie de la gouvernance et des arrangements institutionnels dans différents contextes sociaux, politiques et économiques (Krueger et Gibbs, 2008).

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En donnant une vue globale des acteurs de la filière de la « financiarisation de la ville », les deux articles reposent sur une approche endogène particulière de la durabilité urbaine produite par la finance de marché. La durabilité est vue comme une construction socio-institutionnelle où il s’agissait d’observer la manière dont celle-ci a été thématisée et négociée par les acteurs eux-mêmes et non de confronter les pratiques et les discours à une norme de durabilité préalablement établie, par ex. au travers d’une grille de critères durables35. Finalement, les deux derniers articles en particulier, et plus globalement les cinq articles de thèse, aboutissent à un cadre conceptuel, analytique et interprétatif des impacts de la financiarisation sur la

durabilité urbaine en fonction du contexte institutionnel et territorial. Ce cadre peut être

résumé ainsi :

La financiarisation de la ville conduit à une saisie très sélective et partielle de l’espace urbain avec comme priorité les quartiers centraux des grands métropoles et signifie par là même la construction d’une comparabilité « décontextualisée » entre villes sur la base des critères de rendement, de risque et de liquidité. Ce drainage des capitaux vers les métropoles change les modalités de la production urbaine et questionne la manière dont le capital financier, rendu aujourd’hui plus mobile avec la financiarisation, s’investit concrètement dans la ville ainsi que la nature des enjeux territoriaux liés à l’urbanisme et à la durabilité urbaine (Figure 4). Dans ce cadre, le rôle des intermédiaires spécialisés s’avère fondamental puisqu’ils ont pour fonction de transmettre et de traduire les multiples caractéristiques concrètes et territorialisées des objets et des marchés en données financières centralisées, comparables et hiérarchisables par des investisseurs globaux. Cette géographie en « surplomb » interroge également le rôle, la capacité et le cercle des acteurs urbains locaux, tels que la municipalité, les partis politiques, les organisations environnementales ou plus largement les habitants, qui interviennent dans la gouvernance des projets urbains.

Inscrit dans le paradigme du circulatoire et étant la symétrie de la mobilité du capital, l’ancrage est défini ici comme un processus de négociations portant à la fois sur la (re)territorialisation et la matérialisation du capital financier dans un contexte urbain et sur la durabilité des projets urbains. Ces relations générales entre financiarisation et durabilité prennent différentes formes selon les contextes urbains. Ces formes sont les arrangements institutionnels négociés par les acteurs impliqués et qui débouchent (ou non) sur la concrétisation des projets et leur achat par des financiers.

Les acteurs ancreurs sont les coalitions qui ont un intérêt direct à ce que le projet se réalise

à un endroit précis. Elles prennent des formes variables (acteurs privés et/ou publics,

promoteurs, futurs utilisateurs) selon les projets et les contextes urbains. Parmi les métiers du construit, les sociétés de développement-construction jouent un rôle central puisqu’elles interviennent dans la coordination avec les propriétaires fonciers et les différentes professions spécialisées dans le construit urbain (architectes/ingénieurs pour le design ; sociétés d’expertise et de conseils immobiliers ; etc.). Afin que les projets puissent se matérialiser, les acteurs économiques privés doivent également s’appuyer sur ou négocier avec les acteurs urbains locaux, publics (municipalité, partis politiques) et privés (organisations non gouvernementales, habitants).

35Cette vision qui peut paraître étroite de la durabilité urbaine s’est avérée être une manière opératoire pertinente

pour approcher le développement durable sur le terrain et par les représentations des acteurs sur des enjeux de durabilité. De ce fait, cette définition écartait certains critères et mesures de durabilité qui ne posaient pas problème dans les projets urbains (par ex. pose de toits naturalisés ou création d’espaces verts et de détentes autour des bâtiments).

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Les négociations portent en particulier sur l’évaluation et la traduction des projets et de la durabilité en données financières ainsi que sur la répartition des coûts. Ces traductions financières portent sur des dimensions techniques, économiques et juridiques (type d’affectations, qualité de la construction, infrastructures d’accès, propriété et financement, utilisation ou exploitation commerciale, etc.) et correspondent également à des exercices politiques et institutionnels. Les politiques urbaines liées à la transformation du paysage urbain (urbanisme, mobilité, protection de l’environnement et du patrimoine, etc.) ainsi que les « attitudes » locales vis-à-vis des questions environnementales ou de durabilité (par ex. Agenda21) sont des éléments incontournables de la gouvernance urbaine « durable ».

Figure 4 : le processus d’ancrage du capital et de négociation de la durabilité urbaine

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