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Le circulatoire comme construit institutionnel et spatial multi-scalaire et comme base paradigmatique

PARTIE I : LES CARACTERISTIQUES DE L’APPROCHE TERRITORIALE

1.2 L’économie territoriale pratiquée à Neuchâtel: entre géographie (socio)économique et économie

1.2.3 Le circulatoire comme construit institutionnel et spatial multi-scalaire et comme base paradigmatique

Ce sous-chapitre spécifie le paradigme de recherche dans lequel la présente thèse s’inscrit, à savoir le circulatoire. Il prend la forme d’une d’une discussion par rapport aux débats exposés ci-dessus relatifs au « relational-institutional turn » dans lequel le GRET et le GREMI adoptent une posture institutionnaliste et tendent à rendre équivalentes les notions d’échelles institutionnelles et géographiques. Parallèlement, ce sous-chapitre permet de situer la manière dont la financiarisation a été définie dans les articles de thèse, avec les concepts clés de mobilité et ancrage du capital.

Ce que Crevoisier et Jeannerat (2011) qualifient d’approche circulatoire permet de mettre au centre la croissance de la mobilité des facteurs de production pour aborder les enjeux du développement régional contemporain. De manière générale, la mobilité est souvent une donnée de départ dans la littérature et est de ce fait peu problématisée, que ce soit dans les travaux sur le transnationalisme en sociologie avec la mobilité des personnes ou des connaissances ou dans les travaux sur le néolibéralisme en géographie (socio)économique avec la mobilité du capital. Or, pour Scheller et Urry (2006), l’accroissement de la mobilité des facteurs de production a des conséquences importantes sur la manière d’étudier l’espace et constitue un nouveau paradigme de recherche (mobility turn).

Tout d’abord, la mobilité et l’ancrage doivent être compris comme des éléments indissociables et fondamentalement liés à l’espace. En effet, la mobilité signifie un déplacement dans l’espace et l’ancrage se réfère au contexte de destination d’éléments

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mobiles. Par conséquent, la mobilité et l’ancrage questionnent à la fois les différentes dimensions de l’espace : les territoires et les lieux, les échelles et les relations entre régions (réseaux et flux)31. Selon moi, ce questionnement spatial doit être apprécié sous l’angle institutionnel. En effet, bien que les technologies de transports ou de télécommunication jouent un rôle indéniable dans la mobilité, c’est bien la modification des cadres institutionnels qui en ouvrant/fermant les frontières facilite ou pénalise la mobilité des facteurs de production et qui corollairement entraîne le développement de nouvelles relations entre les régions, c’est- à-dire de nouvelles géographies sur le plan relationnel. Parallèlement, le développement de ces nouvelles relations provoque des transformations institutionnelles à différents niveaux et engendre de nouvelles hiérarchies entre les régions, c’est-à-dire de nouvelles géographies sur

le plan institutionnel.

Deuxièmement, dans une perspective territoriale, le relationnel peut être défini comme la mise

en continuité de deux (ou plusieurs) lieux à plus ou moins grande distance. En d’autres termes, le relationnel se réfère au multi-local. Cette mise en continuité ne peut se comprendre sans la

mise en place d’institutions (de règles du jeu) à une échelle supérieure englobant les différents lieux (villes ou régions) (Figure 2). Le développement de relations économiques, et par conséquent de la mobilité des facteurs de production, entre Etats n’est en effet possible que par la mise en place d’accords internationaux, que ce soit à l’échelle mondiale (par ex. OMC), à l’échelle continentale (par ex. ALENA, UE) ou encore au niveau bilatéral. Dans le cadre à la fois ontologique et heuristique d’une certaine identité entre le jeu des échelles institutionnelles et géographiques, l’institutionnel peut être défini comme le jeu des échelles entre les différents

niveaux institutionnels, soit le multi-scalaire.

Figure 2: la mise en relation de lieux via des accords institutionnels « supra nationaux »

Source : élaboration propre

31 A travers les concepts de « Territories, Places, Scales et Networks », Jessop et al. (2008) font également une

réflexion sur les multiples dimensions de l’espace et la manière de théoriser les relations socio-spatiales. En établissant une typologie des entrées ou des ontologies de l’espace, les auteurs montrent que celles-ci sont souvent réalisées selon deux combinaisons (par ex. une perspective mêlant les réseaux et les échelles spatiales).

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Comme mentionné ci-dessus, cette manière de concevoir l’institutionnel est de plus en plus explicitement utilisée par les géographes institutionnalistes ainsi que relationalistes (littérature sur les Global Production Network) ou encore par « l’Environmental Economic Geography » (Bulkeley, 2005 ; Bridge, 2008). L’idée centrale est de dire que les systèmes de gouvernance et de régulation combinent aujourd’hui de plus en plus les diverses échelles spatiales (régionale, nationale, supranationale), et que les règles du jeu deviennent ainsi de plus en plus multi-scalaires. Cette interpénétration du global dans le local ne signifie toutefois pas la disparition de l’échelle nationale. Pour Hudson (2004), les Etats-nations jouent toujours un rôle important dans le filtrage des relations multi-scalaires.

Troisièmement, la mobilité/ancrage implique d’avoir une vision dynamique consistant à comprendre la manière dont des facteurs mobiles s’ancrent dans un contexte local. Par rapport à la mobilité, qui peut être interprétée comme un processus de dé-territorialisation (dés- encastrement), l’ancrage est vu comme un processus de re-territorialisation (un ré- encastrement). Il s’ensuit un rôle nouveau pour le local qui peut être conceptualisé en termes de « milieu ancreur ». Cette intuition conceptuelle constitue aujourd’hui le point de départ du nouveau programme de recherche pour le GREMI-T (T pour territoire : Costa et al., 2009) : les recherches en cours partent du postulat que les villes et les régions constituent des milieux

ancreurs privilégiés dont les rôles consistent désormais à ancrer des ressources cognitives et financières aujourd’hui plus mobiles. D’une part, le développement urbain et régional passe

par la capacité du local à s’inscrire dans des réseaux et à développer des relations avec d’autres milieux et contextes institutionnels. D’autre part, le positionnement des villes et des régions dans la hiérarchie territoriale et la capacité d’ancrage doivent être pensés par le contexte institutionnel local, inscrit dans un jeu de relations multi-scalaires. Si par rapport aux TIMs, la recherche récente sur les « territorial knowledge dynamics » (TKD) (Crevoisier et Jeannerat, 2009) a permis de conceptualiser les relations interrégionales (le multi-local), ces relations restent encore à mieux situer institutionnellement et selon les interactions entre les différentes échelles institutionnelles32.

Définie comme la construction et l’exploitation de la mobilité/liqudité du capital et renvoyant à l’ancrage du capital, ici dans la ville, l’approche territoriale de la financiarisation sur les régions, les villes et la durabilité urbaine s’inscrit dans les réflexions actuelles de l’économie territoriale développées au sein du GREMI-T et en particulier dans le cadre du paradigme du circulatoire.

Les liens entre les échelles institutionnelles et géographiques ainsi qu’avec les aspects du « circulatoire » sont pour l’instant une hypothèse de recherche. Il s’agira de mieux les préciser et combiner. Les articles de thèse apportent toutefois un certain nombre d’éclairages, à différents degrés, sur la manière dont les marchés financiers sont des construits institutionnels et géographiques multiscalaires aboutissant à des configurations relationnelles particulières au sein et entre les territoires (ce point est développé ci-après, chapitre 2)33. D’une part, les marchés financiers se sont développés suite à des réformes institutionnelles permettant au capital de circuler dans et entre les pays, conduisant à la formation de systèmes financiers interconnectés à l’échelle globale (la Global City, Sassen, 1991). D’autre part, la circulation du capital aboutit à créer des relations inégales, entre les territoires de collecte de l’épargne et d’investissement avec au centre (ou en surplomb) du régime d’accumulation financiarisée les

32 Pour rappel, jusqu’à présent, les relations avec le contexte institutionnel ont été prioritairement centrées sur les

« micro-institutions » et moins sur les éléments « macro-institutionnels » de type régulationniste, et notamment sur le rôle de l’Etat et des politiques publiques. De plus, la problématique de l’institutionnel implique de tenir compte des acteurs non économiques (société civile, organisations du travail, ONG, etc.).

33 Les liens entre échelles géographiques et institutionnelles ont fait l’objet d’autres développements dans un

récent article qui est un approfondissement des « acquis » des cinq articles de thèse (Crevoisier et Theurillat, 2011).

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places financières, et, à un niveau plus micro-institutionnel entre les détenteurs de capitaux (actionnaires et gérants de fonds) et les entreprises.

Les deux derniers articles de thèse mettent plus particulièrement en évidence les nouvelles formes de relations entre financiers et acteurs urbains découlant de la financiarisation de la ville. Ces relations sont à apprécier sous l’angle institutionnel et les négociations relatives à l’ancrage du capital dans la ville et à la durabilité urbaine et sont révélatrices de l’imbrication des échelles. D’un côté, les financiers (les opérateurs sur les marchés financiers) en jouant sur les différentes échelles (multi-scalaires) parviennent également à les combiner et à les transcender (le transcalaire ; Crevoisier et Theurillat, 2011) au sein d’un espace financiarisé : on peut par exemple jouer l’immobilier d’une ville (Shanghai) contre les activités économiques d’un pays ou d’une région (Swatchgroup) dans le cadre d’une comparaison au niveau international. De l’autre, l’organisation urbaine se déroule concrètement à une échelle locale, avec des acteurs urbains liés plus ou moins fortement au territoire.

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2 Les théories et concepts mobilisés

Les relations entre « finance, ville et durabilité » ont été jusqu’à présent sous-étudiées et demeurent ainsi un objet d’étude original. Seuls quelques travaux en géographie de la finance ont porté sur des investissements dans le construit urbain aux Etats-Unis sous l’angle du développement durable (Hebb 2005a et 2005b ; Hagerman et al. 2005, 2006 et 2007) 34. Cependant, si ces derniers inscrivent le regain d’intérêts des investisseurs institutionnels pour l’immobilier à partir des années 2000, et plus particulièrement des grandes caisses de pension publiques, dans le processus de financiarisation de ces vingt dernières années, ils n’abordent pas concrètement la manière dont le capital financier s’investit concrètement dans la ville. Plus largement, la « géographie de la finance » reste une branche encore peu développée de la géographie économique. En effet, que ce soit en économie régionale ou en géographie économique, les recherches intégrant les questions monétaires (Corpataux, 2003) ou les questions liées à la transformation des systèmes financiers et aux spatialités de la financiarisation sont peu nombreuses (Engelen et al., 2010 ; Pike et Pollard, 2010 ; French et al. 2011). La question de la « financiarisation de la ville » reste d’autant moins abordée. Parallèlement, la question de la durabilité a été de manière générale peu traitée, tant au niveau théorique qu’empirique, par les approches économiques hétérodoxes, conventionnaliste et institutionnaliste (Boidin et Zuindeau, 2006), ou encore par la géographie économique environnementale qui s’est récemment développée (Gibbs, 2006 ; Bridge, 2008). C’est notamment pour cette raison que Rousseau et Zuindeau (2007) ou encore Gibbs (2006) envisagent un rapprochement entre la théorie de la régulation et le référentiel du développement durable afin de mieux comprendre l’évolution des rapports entre les systèmes socioéconomiques et l’environnement.

Le concept de financiarisation constitue la pierre angulaire du cadre théorique de l’approche territoriale qui a été progressivement développée. L’objectif a été d’aborder le fonctionnement de la finance et son articulation à l’économie réelle en tenant compte à la fois des institutions, de la géographie et des temporalités. Basée sur une définition particulière de l’industrie financière permettant de combiner deux des thématiques actuelles de l’économie territoriale développée à Neuchâtel – à savoir la financiarisation (ou l’impact des marchés financiers sur les activités économiques et les régions) et le circulatoire – la triangulation des perspectives théoriques (Given, 2008) a abouti à développer une approche territoriale de la déclinaision du régime d’accumulation financiarisée sur les régions, les villes et sur la durabilité urbaine.

34 Ces travaux montrent qu’aux Etats-Unis, de grandes caisses de pension publiques ont récemment décidé

d’investir dans l’immobilier et plus particulièrement dans des opérations de revitalisation urbaine. Alors que l’immobilier n’a représenté qu’une très faible part des investissements des caisses de pension américaines, certaines caisses ont ainsi créés des programmes d’investissement immobilier (par ex. le Californian Urban Real Estate Program – CURE – de la plus grande caisse de pension publique américaine, CalPERS) et utilisent toutes les possibilités d’investissement du marché, en prenant des parts dans des sociétés d’investissement cotées (REIT) ou non cotées (Real estate private equity ou venture capital). Les études menées relèvent l’aspect doublement bénéfique des investissements immobiliers. Premièrement, d’investir de manière alternative puisque ces placements permettent de diversifier les portefeuilles et d’avoir des rendements fixes et réguliers (à l’instar des obligations). Deuxièmement, ces investissements sont un moyen d’investir en favorisant le développement durable tout en assurant une certaine rentabilité puisque ces investissements reposent sur des critères sociaux (infrastructures publiques, quartiers sociaux, etc.) et, de plus en plus, environnementaux (certification LEED : Leadership in Energy and Environmental Design). Dans ce cadre, ces travaux soulignent le rôle de l’intermédiation financière dans la prise en compte des contextes locaux, notamment dans les contacts avec les agences locales de développement urbain, lors d’opérations de revitalisation avec des critères de durabilité.

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Dès lors, répondant aux objectifs et questions de recherche présentés dans la partie introductive, ce chapitre apporte un éclairage sur la manière dont les impacts de la

financiarisation sur la production urbaine et sous l’angle du développement durable ont été conceptuellement traités et intégrés (Figure 3 ci-dessous). Le premier sous-chapitre présente

une vue d’ensemble de la manière dont le cadre conceptuel des relations entre les sphères réelle et financière a été délimité et construit de façon à développer une approche territoriale des relations, premièrement entre « finance et territoires », puis entre « finance, ville et durabilité » (2.1). Puis, le deuxième sous-chapitre détaille les perspectives de recherche et les concepts clés des principaux courants théoriques et domaines de littérature utilisés de manière à expliciter mon cheminement et ma contribution théoriques (2.2).

Figure 3 : l’articulation de la littérature et des concepts pour aborder les effets du régime d’accumulation financiarisée sur les régions et les villes, puis sur la durabilité urbaine

Source : propre élaboration

1ère étude de cas: investissements des caisses de pension

Ecole de la Régulation Géographie de la finance Caractéristiques

clés

Prise en compte du temps et des institutions Prise en compte des spatialités de la finance de marché

Principaux éléments pour la thèse

Régime d'accumulation financiarisée et notion de liquidité

Géographies des places financières, des investissements et des investisseurs

Grandes limites Pas de prise en compte de l'espace, ni du rôle de l'immobilier dans le régime d'accumulation financiarisé

Si le rôle des institutions est diversément souligné, il n'y pas d'approche qui inscrit le système financier dans le régime d'accumulation financiarisée

2ème étude de cas: grands projets immobiliers

Géographie de la financiarisation du construit urbain

Géographie urbaine

"actually existing neoliberalism" et "ville durable" Caractéristiques

clés

Prise en compte des transformations fonctionnelles, institutionnells et spatiales engendrées par la finance sur les marchés du construit urbain

Prise en compte des politiques urbaines et de la gouvernance urbaine

Principaux éléments pour la thèse

Travaux d'économistes et de géographes sur le rapprochement entre finance et marchés immobiliers

Littérature sur la ville néolibérale: priorité à la croissance économique et

Littérature sur le développement urbain durable: priorité des politiques urbaines à la réalisation de la durabilité

Grandes limites Pas de prise en compte des impacts de la finance sur les politiques urbaines et acteurs locaux

Pas de prise en compte de l'impact de la finance sur le développement urbain

Réunion de deux domaines de littérature issus de deux disciplines :relations "finance et territoires" au niveau de l'industrie financière et interactions entre les échelles régionale et nationale/internationale

Déclinaison du régime d'accumulation financiarisée dans la ville sous l'angle de la durabilité par la réunion de trois domaines en géographie urbaine:relations "finance, ville et durabilité" au niveau du système urbain et interactions entre

les échelles urbaines et nationale/internationale

Basée sur le courant néo institutionnaliste américain et la littérature de "l'actually existing sustainabilities", développement d'une approche territoriale située :négociations de l'ancrage du capital financier dans la ville et de la

durabilité urbaine Ap p ro ch e te rr it o ri al e de la fi nanc ia ri sat io n de s gi o n s et de s vi ll e s et de la du ra bi li

Développement d'une approche territoriale de la finance et du régime d'accumulation financiarisée : exploitation et construction de la mobilité/liquidité du capital

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