• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2. La lettre : un cas particulier d’apprentissage multimodal

2.2 Les modèles de la lecture experte et de son apprentissage

2.2.2 L’apprentissage de la lecture

2.2.2.1 Les modèles à « étapes »

Les premiers modèles de l’apprentissage de la lecture n’étaient pas aussi élaborés que ceux proposés pour la lecture experte et consistaient principalement à décrire les grandes étapes du développement de la lecture. Parmi ces modèles développementaux, le plus connus est celui de Frith (1985) qui propose trois stades : le stade logographique, le stade alphabétique et le stade orthographique. Pour chacun d’entre eux, le lecteur débutant adopterait une procédure spécifique de traitement des mots. Dans ce modèle, les étapes, toutes obligatoires, se succèderaient dans un ordre imposé. La procédure logographique permet la reconnaissance immédiate de mots familiers. Pour ce faire, l’enfant aurait recours aux traits visuels saillants des mots. Le traitement ne serait pas de nature linguistique, les lettres seraient largement ignorées et les indices phonologiques entièrement secondaires. La procédure alphabétique permet aux enfants de prononcer (pas forcement de manière correcte) des mots nouveaux et pseudo-mots. Cette procédure repose sur la connaissance et l’utilisation des correspondances graphème-phonème et implique un décodage systématique graphème par graphème. Pendant la phase alphabétique, l’enfant se sert de sa connaissance des lettres et de ses habiletés de manipulation des sons de la parole pour commencer à traiter les relations entre les lettres et les sons. Ainsi, il acquière progressivement les correspondances entre les unités phonologiques et orthographiques et pourraient commencer à lire les mots (Ehri, 1995). Enfin, la procédure orthographique, permet une reconnaissance directe des mots, sans recours à la conversion grapho-phonologique. L’enfant utiliserait des informations orthographiques spécifiques, les morphèmes, qui seraient traitées séquentiellement et systématiquement.

Une des limites importantes de ces modèles provient du fait que des procédures de traitements particulières des mots écrits doivent se succéder séquentiellement au cours du développement. Or, les résultats expérimentaux ne permettent pas de mettre en évidence une

Chapitre 2 – La lettre : un cas particulier d’apprentissage multimodal

stricte succession entre les étapes développementales (Sprenger-Charolles & Bonnet, 1996). De plus, l’étape logographique ne serait pas obligatoire. Son utilisation dépendrait de l’opacité de la langue (Sprenger-Charolles & Bonnet, 1996) ou encore du type de mots. On peut également se demander si l’étape logographique doit être considérée comme un stade de développement de la lecture en raison de sa nature extralinguistique. Enfin, ces modèles restent imprécis quant à la cause du passage d’une stratégie à une autre et sur leur coexistence possible.

Toutefois, le principal avantage du modèle de Frith (1985) est de considérer l'apprentissage de la lecture et de l'écriture comme des acquisitions qui s'effectueraient en parallèle et s'influenceraient mutuellement en provoquant alternativement l’adoption de nouvelles stratégies (Figure 18). Frith propose donc que des transferts de procédures existent entre les deux habiletés. Par exemple, l’enfant adopterait en premier la procédure alphabétique en écriture à cause du traitement séquentiel des mots lors de la production écrite avant de pouvoir l’utiliser en lecture. Inversement, le niveau orthographique est d’abord utilisé en lecture avant de pouvoir guider l’écriture. Il faut également noter que c’est seulement lorsqu’un certain niveau d’expertise (au nombre de 3) est atteint, pour l’une ou l’autre des habiletés, que la stratégie peut être utilisée par la seconde habileté.

Figure 18. Schématisation du modèle de l’acquisition des habiletés de lecture et d’écriture. Chacun des trois stades (logographique, alphabétique et orthographique) est divisé en deux étapes (a et b) avec l'une ou l’autre habileté qui « arbitre » la stratégie (cf. flèches). Les nombres en indices représentent le niveau de l'habileté [adapté de Frith, 1985].

2.2.2.2 Les modèles analogiques

Les modèles développementaux plus récents sont davantage interactifs et supposent que l’enfant dispose des différentes procédures dès le début de l’apprentissage. En particulier, l’accent a été mis sur l’interaction précoce des compétences phonologiques et orthographiques

Chapitre 2 – La lettre : un cas particulier d’apprentissage multimodal

même si elles ne sont pas totalement développées. Parmi ces modèles, les modèles analogiques proposent l’utilisation d’une seule procédure de traitement (analogique) pour identifier tous les types de mots. Le traitement analogique correspond au fait que l’enfant peut utiliser ses connaissances orthographiques et phonologiques sur un mot connu afin d’identifier un mot nouveau. Dans ces modèles, c’est le type de connaissances sur les liens

orthographe-phonologie qui évoluerait qualitativement et quantitativement avec

l’apprentissage. Dans le modèle interactif analogique de Goswami (1993), avant l’apprentissage formel de la lecture, l’enfant peut établir des correspondances entre les rimes à l’oral et des séquences orthographiques à l’écrit. Cette procédure de lecture par analogie, développée précocement par l’enfant, pourrait être utilisée uniquement si l’enfant est capable de segmenter ces unités intrasyllabiques. Le rôle de la capacité à segmenter les phonèmes interviendrait plus tard. L’enfant va ainsi se constituer un petit lexique orthographique composé de mots dont il peut identifier les rimes ; en retour, ce lexique facilite la lecture de mots qui n’ont jamais été rencontrés mais qui sont orthographiquement proches des mots connus. Puis, sous l’influence de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, l’enfant développe ses compétences phonologiques et prend notamment conscience de l’existence des phonèmes. L’enfant peut alors établir de nouvelles correspondances entre les graphèmes et les phonèmes et multiplier le nombre d’analogies possibles pour identifier les mots nouveaux. La procédure de lecture qui découle de cette habileté de segmentation phonémique consiste en l’application des règles de conversion grapho-phonémique.

Toutefois, plusieurs recherches concluent en faveur d’une évolution inverse des stratégies de lecture. L’utilisation de la procédure de lecture par analogie serait tardive alors que l’utilisation de la procédure de lecture par conversion grapho-phonémique serait précoce (Wimmer, Landerl, Linortner, & Hummer, 1991; Wimmer, Landerl, & Schneider, 1994). Cependant, selon Ziegler et Goswami (2005), la difficulté majeure de l’apprentissage de la lecture réside dans le fait que la phonologie favorise des unités larges (rimes et syllabes) alors que l’orthographe favorise de petites unités (graphèmes). Il existerait alors des différences d’utilisation des stratégies de lecture en fonction de la nature des systèmes orthographiques. Dans les systèmes orthographiques consistants, les enfants utiliseraient les correspondances graphème-phonème comme stratégie de lecture puisque le lien entre les deux types d’unité est consistant. Dans les systèmes orthographiques inconsistants, les enfants utiliseraient des stratégies de recodage phonologique variées (sur les phonèmes et les rimes) et développeraient donc ces stratégies en parallèle.

Chapitre 2 – La lettre : un cas particulier d’apprentissage multimodal

Enfin, Goswami et Bryant (1990) proposent également l’existence d’un lien entre apprentissage de la lecture et de l’écriture. Les activités d’écriture développeraient des habiletés qui influenceraient l’apprentissage de la lecture, et inversement.

2.2.2.3 Les modèles double-voie

Bien que les modèles double-voie, abordés précédemment, reflètent l’état final d’un système ayant appris à lire, ils offrent toutefois un cadre intéressant pour expliquer l’apprentissage de la lecture et ses déficits (Sprenger-Charolles, 2005; Sprenger-Charolles, et al., 2005). Pour parvenir à développer les procédures de lecture décrites dans ces modèles de lecture experte (non lexicale et lexicale), l’apprenti-lecteur doit d’abord comprendre le principe alphabétique et développer sa connaissance des correspondances graphème-phonème. Au début de l’apprentissage, l’apprenti lecteur a recours à la procédure non lexicale où il applique les correspondances qu’il a appris. L’utilisation répétée de la voie non lexicale permet de créer des correspondances fortes entre unités orthographiques et phonologiques puis de les renforcer en fonction de la fréquence des ces correspondances et de la fréquence des mots à l’écrit. Progressivement, la procédure lexicale se met en place. Son établissement est lié à l’élaboration d’un lexique orthographique mais ce dernier dépendrait, au moins en partie, du fonctionnement de la procédure non lexicale. Plusieurs études font apparaître que la procédure phonologique facilite la mise en place du lexique orthographique. En effet, certains auteurs montrent que les performances en décodage phonologique sont prédictives des capacités ultérieures en lecture, y compris pour les mots irréguliers. En revanche, les performances en lecture de mots irréguliers ne permettent pas de prédire les capacités de lecture des mots irréguliers et des pseudo-mots (Sprenger-Charolles, Siegel, & Bonnet, 1998). Share (1999) montre que le décodage (et donc la procédure non lexicale) de mots nouveaux agit comme un mécanisme d’auto-apprentissage pour l’élaboration des représentations orthographiques de ces mots et donc à l’établissement de la procédure lexicale qui les utilise.

2.2.2.4 Les modèles connexionnistes

La conception dynamique de l’apprentissage est particulièrement bien représentée dans les modèles connexionnistes. Le réseau apprend à « lire » en mettant en relation l’orthographe des mots et leur phonologie à partir d’un corpus d’entraînement de mots. Les connexions du réseau sont modifiées (algorithme de rétro-propagation de l’erreur) afin de diminuer en cas d’erreur, l’écart entre la réponse donnée par le réseau et la réponse attendue. Le modèle connexionniste de Harm et Seidenberg (1999), qui constitue une extension des

Chapitre 2 – La lettre : un cas particulier d’apprentissage multimodal

modèles de Seidenberg et McClelland (1989) et Plaut, McClelland, Seidenberg, et Patterson (1996), permet de rendre plus particulièrement compte des débuts de l’apprentissage de la lecture de mots monosyllabique. Dans ce nouveau modèle, les auteurs ont accordé une place particulière aux compétences phonologiques des enfants. Ils ont intégré au réseau, un modèle représentant l'acquisition des compétences phonologiques antérieures à l’apprentissage de la lecture. Le réseau utilisé pour simuler l’apprentissage de la lecture se compose classiquement d’une couche d’unités orthographiques et d’une couche d’unités phonologiques reliées par une couche d’unités cachées. La couche phonologique est également reliée à une seconde

couche d’unités cachées, appelées « clean-up », avec laquelle elle forme le composant

phonologique. Quand le système est exposé à des formes phonologiques, il génère des attracteurs phonologiques qui prennent en considération les principales sources de variation de la structure phonologique des mots, comme la position des phonèmes dans les mots et le contexte vocalique. Cet apprentissage permet au composant phonologique d’acquérir une certaine connaissance des caractéristiques phonologiques de la langue.

Dans un second temps, les auteurs ont simulé l'apprentissage de la lecture. Les résultats montrent que le réseau entraîné est capable de lire 98% des mots présentés et que les erreurs portent sur des mots irréguliers de très basse fréquence ou des mots dont l’orthographe est peu fréquente. Le réseau est également capable de lire 79% des pseudo-mots. Cependant, les performances se sont révélées similaires à celles obtenues par un réseau identique n’ayant pas reçu d’apprentissage phonologique préalable ; même si le réseau non entraîné met plus de temps pour y parvenir. Les auteurs concluent que pour apprendre à lire, la capacité du réseau à extraire les connaissances phonologiques est plus importante que l’existence préalable de ces connaissances puisque celles-ci peuvent être rapidement apprises au moment de l’apprentissage de la lecture. Toutefois, il faut noter qu’une condition où le réseau n’est pas entraîné ne correspond pas à une situation réelle d’apprentissage de la lecture puisqu’il correspond à une situation où l’enfant ne serait jamais exposé à des informations phonologiques avant l’apprentissage de la lecture.