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L’apprentissage implicite de règles abstraites

Chapitre II : L’apprentissage implicite de régularités de l’environnement

5. L’apprentissage implicite peut-il conduire à des connaissances abstraites ?

5.1. L’apprentissage implicite de règles abstraites

La question concernant le degré d’abstraction des connaissances résultant d’un apprentissage implicite a fait l’objet d’une littérature extrêmement controversée. C’est certainement à travers les travaux sur l’AGL que cette question a été la plus discutée. Selon Reber (1989), les résultats observés dans les tâches d’AGL signent l’existence d’un système d’abstraction non conscient pouvant enregistrer passivement une information. Par conséquent, ce qui est acquis serait une connaissance tacite relative à une représentation abstraite et inconsciente de la structure contenue dans l’information présentée. Mais cette lecture des résultats a rapidement fait l’objet d’une polémique. Pour de nombreux auteurs, les résultats obtenus dans les tâches d’AGL ne fournissent pas de preuve convaincante quant à l’existence d’une abstraction inconsciente de règles, ou d’une représentation inconsciente et abstraite des connaissances (pour des revues cf. Didierjean, 2001 ; Nicolas, 1996 ; Pothos, 2007). La position abstractionniste de Reber a été rapidement ébranlée par des explications alternatives basées, non sur l’abstraction implicite de règles, mais sur le stockage et sur la récupération d’exemplaires particuliers (e.g. Brooks & Vokey, 1991 ; Perruchet & Pacteau, 1990). Brooks (1978) a été le premier à souligner que la grammaticalité et la similarité entre les items de la phase d’étude et ceux de la phase test, sont systématiquement confondues dans les procédures classiques. Aussi les jugements de transfert pourraient-ils simplement tenir à la ressemblance analogique et à la similarité perceptive qui existe entre les exemplaires d’étude et de test. Pour tester cette hypothèse, Vokey et Brooks (1992) ont manipulé lors de la phase test, de manière orthogonale, la similarité et la grammaticalité des suites de lettres utilisées dans la phase d’étude. Leurs résultats ont montré une supériorité dans le classement des suites grammaticales sur les suites non grammaticales, mais également une supériorité dans le classement des suites similaires sur les suites dissimilaires. Vokey et Brooks ont dans un premier temps conclu à un modèle mixte, accordant encore un rôle aux processus d’abstraction en plus des mécanismes mnésiques. Mais parallèlement, Perruchet et Pacteau (Perruchet, 1994 ; Perruchet & Pacteau, 1990) ont avancé l’hypothèse selon laquelle les sujets pourraient mémoriser, non pas des exemplaires dans leur globalité (encodage holistique), mais des fragments d’exemplaires, c’est-à-dire des bigrammes ou trigrammes présentés avec une fréquence plus ou moins importante lors de la phase d’étude. Leurs travaux ont alors montré qu’une hypothèse en termes de fragments d’exemplaires comme unités perceptives de la connaissance, pouvait à elle seule rendre compte des performances observées dans les travaux de Vokey et Brooks (1992) et dans la plupart des recherches sur l’AGL (cf. Perruchet, 1994).

Mais plus encore, selon Perruchet et Pacteau, si l’on se place dans un cadre « mnémocentriste », le recours aux mécanismes d’apprentissage inconscient ne présente plus aucune utilité pour expliquer les données. Le taux de reconnaissance explicite des unités perceptives apparait suffisant pour rendre compte des jugements de grammaticalité. De ce fait, selon Perruchet et Pacteau, la connaissance acquise durant la phase d’étude serait entièrement disponible à la conscience, rendant possible l’utilisation intentionnelle de cette connaissance lors de la phase test.

Le domaine de l’apprentissage implicite a alors été scindé en deux écoles, l’une prêchant une conception « abstractionniste » de l’apprentissage implicite, et l’autre prêchant une conception « mnémocentriste » ou « non abstractionniste ». Selon la conception abstractionniste, l’apprentissage implicite observé reposerait principalement sur l’extraction de propriétés abstraites générales (e.g. Reber, 1989), alors que selon la conception mnémocentriste, l’apprentissage reposerait exclusivement sur l’extraction de propriétés spécifiques du matériel d’étude. Pour les partisans de l’école « mnémocentriste », dans la phase d’étude, les participants ne feraient aucune induction mais « mémoriseraient » simplement des exemplaires d’items entiers (point de vue « exemplariste ») (Brooks, 1978 ; Brooks & Vokey, 1991) ou des fragments d’items (point de vue « fragmentariste », Perruchet, 1994 ; Perruchet & Pacteau, 1990). Lors de la deuxième phase expérimentale, les sujets porteraient un jugement de catégorisation en termes de ressemblances globales ou partielles entre les cas stockés en mémoire épisodique et les nouveaux cas à juger. Dans ce débat, l’une des principales difficultés pour dissocier l’utilisation de règles et l’utilisation d’exemplaires spécifiques tient au rôle des traits de surface dans la construction du matériel utilisé. Il est en effet difficile de savoir si la généralisation d’une solution provient de la projection des traits de surface ou si elle provient de la projection d’une structure abstraite (pour une revue, Didierjean, 2001).

Après des années de recherche et de débats houleux autour de l’AGL, et même si certains travaux suggèrent des effets de transfert positifs d’un groupe d’éléments à un autre (e.g. Altman, Dienes, & Goode, 199510 ; Mathews, Buss, Stanley, & Blanchard-Fields, 198911 ;

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Les auteurs ont montré un transfert intermodal et interdomaines dans des situations où les sujets ne semblaient pas avoir conscience des correspondances structurales.

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Reber, 196912), on ne peut nier aujourd’hui que des mécanismes d’apprentissage associatif élémentaire ou de « chunking » sont suffisants pour rendre compte des performances observées dans la plupart des recherches d’AGL. Il est peu probable que les sujets aient acquis une connaissance qui s’apparente à la structure abstraite établie par l’expérimentateur.

Mais quand bien même les performances obtenues dans les tâches d’AGL reposeraient exclusivement sur l’apprentissage explicite de propriétés spécifiques, elles ne démontreraient en rien qu’aucun mécanisme d’apprentissage implicite sur des propriétés abstraites ne soit mis en œuvre dans d’autres types d’activités cognitives. Toutefois, à ce jour, peu de recherches ont rapporté des données mettant en évidence des effets d’apprentissage implicite de règles abstraites qui ne soient par la suite remis en question. Ainsi par exemple, les travaux conduits par Lewicki et collaborateurs (pour une revue, cf. Lewicki, Hill, & Czyzewska, 1992), suggérant des effets d’apprentissage de co-variations dans un contexte de jugements sociaux ont été soumis au même scepticisme (pour une revue, cf. Perruchet & Vinter, 2002).