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Apprentissage implicite et attention visuelle sélective

Chapitre VII : Discussion générale

3. Apprentissage implicite et attention visuelle sélective

Le deuxième résultat majeur de nos travaux (Etude 2, Expérience 7) révèle que l’apprentissage implicite de régularités sémantiques peut émerger sans que l’attention sélective ne soit directement focalisée sur ces régularités. Au regard d’une littérature extrêmement controversée sur le rôle de l’attention dans l’apprentissage implicite (cf. Chapitre II.4), ce résultat est pour le moins surprenant, compte tenu du niveau de profondeur de traitement requis pour extraire des régularités sémantiques. En effet, de nombreuses recherches suggèrent que pour un matériel complexe, seuls les stimuli sélectivement attendus en liaison avec leur pertinence pour la tâche bénéficient d’un traitement suffisamment profond

pour être mémorisé de manière durable (e.g. Cohen et al., 1990). L’attention en tant que processus de sélection permettrait aux entrées visuelles attendues d’être traitées plus rapidement, plus profondément que les autres, de telle manière que ces dernières auront plus de chance d’influencer une réponse comportementale ou d’être mémorisées (Desimone & Duncan, 1995 ; Egeth & Yantis, 1997). Il est possible que les nombreuses expositions aux régularités sémantiques ignorées aient les mêmes conséquences que des expositions moins nombreuses sur des régularités sémantiques attendues. Cependant, de manière fort intriguente, le bénéfice observé dans la condition « prédictive ignorée puis attendue » de l’Expérience 7 était équivalent à celui observé dans la condition « prédictive attendue » de l’Expérience 6. Ce résultat est concordant avec le résultat observé par Jiang et Leung (2005) à partir de régularités spatiales (pour un résultat similaire, cf. Kim & Kim, 2006).

Si l’Expérience 7 suggère que des mécanismes d’apprentissage peuvent se mettre en place sur des stimuli ignorés, elle montre néanmoins que l’attention sélective est nécessaire à l’expression de la connaissance résultante. Il s’agit là du troisième résultat majeur de nos travaux. L’Expérience 7 montre clairement que l’indiçage contextuel ne se manifeste que sur des régularités sémantiques prédictives focalisées par l’attention. Un phénomène identique a déjà été rapporté dans la littérature avec le paradigme d’indiçage contextuel (Jiang & Leung, 2005 ; Kim & Kim, 2006) mais également avec le paradigme de SRT (e.g. Frensch, Lin, & Buchner, 1998). L’attention visuelle sélective pourrait ainsi être nécessaire, non pas pour l’encodage des régularités, mais pour la récupération ou pour l’expression de la connaissance résultante.

Peut-on pour autant parler d’apprentissage passif ? Les travaux de Kim et Kim (2006) suggèrent que l’indiçage contextuel sur les contextes antérieurement ignorés ne se manifestent que si la cible associée aux contextes répétés apparaît dans la couleur attendue au cours de l’apprentissage. De manière congruente, les travaux de Seitz et Watanabe (2003), conduits avec un paradigme de détection de mouvement cohérent, montrent que seules les directions de mouvement couplées temporellement avec les cibles conduisent à un apprentissage (pour une description de la tâche, cf. Annexe 9). Selon Seitz et Watanabe, la relation de co-occurence entre les traits non pertinents pour la tâche et la présentation de la cible est essentielle à l’apprentissage des traits ignorés. Le développement d’une sensibilité aux mouvements cohérents serait le résultat d’un couplage temporel entre ces mouvements ignorés et une cible pertinente pour la tâche. Sur la base de leurs résultats, Seitz et Watanabe (pour une revue,

Seitz & Watanabe, 2005), ont proposé une théorie selon laquelle un apprentissage perceptif peut se mettre en place sur un trait perceptif ignoré, si ce dernier coïncide temporellement avec un signal de renforcement relatif au traitement de la cible par exemple. Selon eux, les mêmes mécanismes d’apprentissage seraient déployés sur des traits perceptifs attendus et ignorés, si tant est que ces derniers coïncident temporellement avec les signaux de renforcement relatifs à la tâche en cours. Le modèle d’apprentissage unifié développé par Seitz et Watanabe (2005) vise à expliquer l’apprentissage perceptif. En intégrant les principes computationnels développés dans les théories connexionnistes, nos résultats offrent des perspectives pour étendre le modèle d’apprentissage unifié à la prise en compte de traits sémantiques. L’apprentissage des associations « catégorie sémantique – localisation de la cible » serait la conséquence d’un couplage temporel entre la présence de régularités sémantiques et la localisation de la cible. La facilitation de la recherche visuelle constituerait ici un renforcement positif à l’apprentissage. Des feedback sur le caractère adaptatif ou non adaptatif de la performance influenceraient les mécanismes de sélection attentionnelle. Dans ce cadre, des recherches montrent qu’une motivation, comme l’obtention d’une récompense constitue un renforcement à l’apprentissage, même dans des tâches plutôt « triviales ». Par exemple, les travaux de Libera et Chelazzi (2006) montrent qu’un renforcement positif, comme une récompense monétaire pour la simple identification d’une cible, module l’apprentissage perceptif. Libera et Chelazzi proposent que si aucun feedback exogène n’est fourni à l’individu, la performance elle-même pourrait constituer une sorte de « récompense endogène ». Les réponses correctes ou rapides par exemple, pourraient constituer un renforcement positif et favoriser l’apprentissage.

Nos résultats signifient-t-ils qu’aucune forme d’attention n’est requise à un apprentissage conceptuel ? Selon Posner et Petersen (1990), le rôle de l’attention dans l’apprentissage peut être évalué de manière différente selon le type de sous-système attentionnel considéré. L’alerte, l’orientation et la fonction exécutive sont des systèmes attentionnels dissociables ayant des effets différents sur le traitement d’un stimulus. Dans le modèle d’apprentissage unifié, l’activation du sous-système d’alerte par un indice temporel, tel l’occurrence de la cible pour la tâche, serait nécessaire pour rehausser le traitement d’une partie étendue de la scène, incluant les traits attendus et ignorés présents dans le champ visuel. Mais l’activation du sous-système d’orientation, orientant les ressources attentionnelles vers les cibles potentielles (dans notre tâche, les mots écrits dans la couleur attendue), ne serait pas nécessaire pour qu’un apprentissage émerge sur les items ignorés. En accord avec ce point de

vue, l’apprentissage catégoriel mis en évidence sur les mots ignorés ne signifie pas qu’aucune forme d’attention n’est engagée dans cet apprentissage, mais qu’un apprentissage latent peut néanmoins se mettre en place sur des régularités conceptuelles présentes en dehors du focus attentionel.

Nos résultats suggèrent-ils que l’apprentissage de régularités sémantiques était ici automatique ? Si l’on s’en tient à la définition la plus admise de l’automaticité, on peut supposer que les participants ont encodé de manière automatique les régularités sémantiques manipulées dans l’Etude 2. Néanmoins, la récupération de la connaissance ou l’expression de cette connaissance sur le comportement semble être le fruit d’un processus qui requiert une attention sélective. En outre, on peut envisager que l’expression de la connaissance sur le comportement implique de nombreux processus. De manière non exhaustive, elle met en œuvre un processus de catégorisation sémantique, un processus de couplage « catégorie- localisation de la cible » et un processus qui oriente les ressources attentionnelles vers la localisation de la cible. Compte tenu des résultats observés dans la condition « prédictive ignorée puis attendue » (Etude 2, Expérience 7), on peut spéculer que l’attention sélective est requise, soit pour le processus de couplage « catégorie-localisation de la cible », soit au niveau des conséquences de ce couplage sur les processus de sélection attentionnelle.

Pour conclure sur ces deux sections, nos résultats amènent à défendre l’existence d’un inconscient cognitif capable d’encoder des régularités sémantiques et d’agir de manière non- intentionnelle sur les comportements. Sans tomber dans une conception assimilant l’individu à un « zombie » (Cf. Cleeremans & Jiménez, 2002), on peut reconnaître que de nombreuses données rapportées dans la littérature, offrent des arguments convaincants en faveur de l’existence de traitements cognitifs non conscients. Nos résultats ne peuvent être interprétés en termes d’apprentissage intentionnel, conduisant à l’émergence d’une connaissance accessible à la conscience. Il ne s’agit pas d’affirmer que nos conduites sont guidées par des traitements échappant à toute expérience sensible, mais de reconnaître que certains traitements élémentaires inscrits dans des comportements « plus finalisés » (e.g. un mouvement de l’œil dans une tâche de recherche visuelle) peuvent être guidés par des connaissances échappant à toute expérience subjective, aussi bien lors de leur encodage que lors de leur récupération. Nous insistons néanmoins sur le fait que nos résultats ne mettent pas en évidence de processus d’abstraction de concepts inexistants en mémoire. Ces derniers

montrent des effets d’apprentissage associatif relativement simples et non des effets d’apprentissage implicite de règles complexes, comme cela à pu être suggéré dans les travaux sur les grammaires artificielles. Aussi nos résultats ne sont-ils pas incompatibles avec un point de vue selon lequel la déduction, le raisonnement et l’abstraction véritables relèvent de traitements impliquant et conduisant à une expérience phénoménale.