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5.1 Agrégats purs de nucléobases

5.1.3 L’apport des coïncidences

La comparaison des spectres de fragmentation des nucléobases isolées avec ceux issus des agrégats a mis en évidence de nouvelles voies de fragmentation dans le cas des agrégats. La question est alors de savoir à partir de quelle taille d’agrégat se produit la transition entre la molécule isolée et celle prise dans un environnement chimique. L’apparition de ces nouveaux fragments est-elle due à certains agrégats en particulier ? Dans la partie précé- dente, nous avons montré que les espèces supplémentaires formées étaient aussi présentes dans les expériences en phase condensée [99,106]. À partir de quelle taille observe-t-on des fragments similaires à ceux de la phase condensée ? La source d’agrégation gazeuse ne per- met pas de sélectionner directement la taille des agrégats formés. La température du four ou la pression du gaz d’hélium ne permettent en réalité que de modifier légèrement la taille moyenne des agrégats de nucléobases. Il est donc nécessaire d’avoir recours à une méthode de détermination de la taille initiale a posteriori. Nous avons alors eu recours à la technique de la détection en coïncidence des fragments positifs, que nous avons largement décrite dans la partie 4.1.1 du chapitre 4. Précisément, nous avons utilisé le même dispositif de détection que celui qui est présent à KVI, à ceci près qu’il s’agit, à Caen, d’un spectromètre linéaire à temps de vol de type Wiley-McLaren [58] au lieu d’un reflectron. À partir des données expérimentales de temps de vol, nous avons extraits les évènements pour lesquels deux « stop » ont été enregistrés. Cela signifie que nous avons isolé les collisions ayant formé deux fragments positifs de rapport m/q différents. Ces deux espèces détectées proviennent d’une double ou d’une multiple ionisation ayant conduit à la fragmentation de l’agrégat parent.

III.5

0

2

4

6

8

10

0,1

1

thy

+n

ura

+n

ade

+ n

In

te

n

s

it

é

n

o

rm

a

lis

é

e

Taille de l'agrégat : n

Figure 5.14 – Intensités des agrégats de thymine, uracile et adénine en fonction de la taille de l’agrégat. Les données sont extraites des spectres des figures 5.5 5.9, 5.13 et sont normalisées à l’intensité du monomère.

L’émission de fragments neutres est également probable et la somme des rapports m/q des cations détectés est alors inférieure à celle de l’agrégat parent. Cependant, si l’on ne prend pas en compte la possibilité de phénomènes d’évaporation, on peut obtenir un ordre d’idée de la taille des agrégats parents. C’est sur cette base que le traitement des données a été effectué. Ainsi, même sans sélection en masse initiale, une estimation de la taille peut être déterminée à partir des données de détection en coïncidence.

La figure 5.16 représente 7 spectres issus de la détection corrélée de deux fragments positifs, où l’un des fragments est l’espèce thy+

n. L’autre fragment possède un rapport m/q

compris entre 30 et 120. Chacun des spectres de cette figure fait ressortir le type de cations qui est émis lorsque l’on détecte le monomère de thymine thy+ (n = 1), le dimère de

thymine thy+

2, le trimère de thymine thy +

3 et ainsi de suite. Une mise à l’échelle commune

a été réalisée de sorte que l’intensité de [thy-OH]+ (m/q = 109) soit identique sur tous

les spectres. Trois remarques essentielles peuvent être formulées à partir de ce graphique. D’abord, que l’espèce [thy-OH]+ (m/q = 109), fragment observé uniquement dans le cas

des agrégats, est la plus intense même lorsque l’agrégat parent3 est le dimère (c’est-à-dire

pour k = 1). Ensuite, parce que l’allure générale des spectres est indépendante de la taille 3. On le considère comme parent au bémol du phénomène d’évaporation, que l’on suppose identique pour tous les n.

III.5

Structure empilée d’ura

2

Structure empilée d’ade / thy

Structure planaire d’ura

2

Figure 5.15 – Deux types de structures sont en compétition pour les dimères de nucléobases : une structure planaire reposant sur des liaisons hydrogènes et une structure empilée faisant inter- venir des interactions dispersives. En haut à gauche, structure empilée d’ura2. En haut à droite

structure empilée de adénine / thymine. En bas, structure planaire d’ura2. Reproduit de la réfé-

rence [105].

de l’agrégat de thymine intial. On constate en effet peu de différences entre les 7 spectres. Enfin, s’il l’on regarde un peu plus en détail, on s’aperçoit que l’intensité de certains fragments est plus importante pour des tailles d’agrégats données. C’est en particulier le cas de l’espèce [thy-NH2CH]+à m/q = 97 (identifiée par une colonne grise sur le graphique)

dont la contribution au spectre est très faible pour k = 1, mais devient maximum pour k = 4 et k = 5.

Une autre représentation de l’intensité des fragments détectés en coïncidence avec les espèces thy+

n se trouve sur la figure 5.17. L’intégrale des pics des fragments [thy-OH]+,

[thy-NH2CH]+, [thy-OCNH2]+ et HCN3H+4 observés en coïncidence avec l’espèce thy+n a

été portée sur cette figure. Les symboles pleins correspondent aux fragments qui appa- raissent à la fois pour la molécule isolée et pour les agrégats ; les symboles creux sont ceux spécifiquement observés avec les agrégats. On constate que l’intensité des nouvelles espèces formées dans le cas des agrégats est supérieure à celle des fragments communs à la molécule isolée, même lorsque la taille de l’agrégat parent augmente.

Ainsi, les mesures indiquent que les nouvelles voies de fragmentation caractéristiques des agrégats apparaissent dès les plus petites tailles d’agrégats. De plus, lorsque la taille de l’agrégat augmente, l’intensité de ces canaux de fragmentation semble rester supérieure à celle des espèces produites également avec la molécule isolée. Par conséquent, ces voies

III.5

k

Figure 5.16 –Spectres de coïncidence mettant en évidence le type de cations émis en corrélation lors de la détection de l’espèce thy+k de taille k (variant entre 1 et 7). Ces données sont obtenues lors de la collision d’agrégats neutres de thymine avec des ions O5+ à 50 keV. Remarquons que des

espèces, comme [thy-NH2CH]+(colonne grise), sont plus présentes pour certaines tailles d’agrégats.

de dissociation, également observées dans la phase condensée, sont mises en évidence dès qu’une autre biomolécule est présente. La formation de l’espèce [thy-OH]+, par exemple,

est déjà présente avec les petites tailles d’agrégats4. Cette conclusion peut être rapprochée

des calculs de structures des dimères de nucléobases que nous avons évoqués précédemment. Kelly et Kantorovich [102] ont montré que les dimères les plus stables correspondaient à la formation de liaisons hydrogènes entre atomes d’oxygène accepteurs et atomes d’hydro- gène donneurs. La figure 5.18 présente la géométrie du dimère de thymine le plus stable. L’interaction qui a lieu entre deux thymines est essentiellement limitée aux régions des liaisons hydrogènes. En conséquence, la structure électronique est largement modifiée dans cette région. L’accroissement de la taille de l’agrégat conduit à affaiblir les liaisons intramo- léculaires dans la région de la liaison hydrogène. En effet, l’augmentation des interactions intermoléculaires au niveau des atomes d’oxygène et d’hydrogène tend à réduire l’éner- gie des liaisons intramoléculaires au niveau de ces atomes. Cette explication va dans le sens des observations que nous avons exposées puisque, lors de la dissociation des agrégats de thymine, les atomes d’oxygène et d’hydrogène seront particulièrement affectés par la 4. Remarquons qu’il faut rester prudent sur la détermination précise de la taille de l’agrégat parent, à partir de laquelle les nouvelles voies de fragmentation apparaissent, puisque des phénomènes d’évaporation sont possibles.

III.5

Intensi

rel

ativ

e

Figure 5.17 –Représentation sur une échelle logarithmique de l’intégrale des pics des fragments [thy-OH]+, [thy-NH2CH]+, [thy-OCNH2]+et HCN3H+4 observés en coïncidence avec l’espèce thy

+ n.

Ces données sont obtenues lors de la collision d’agrégats neutres de thymine avec des ions O5+ à

50 keV. L’intensité des fragments produits lors de la détection du cation thy+ a été normalisée à

1.

présence d’une ou de plusieurs autres thymines. Il est légitime de penser que l’espèce [thy- OH]+ (m/q = 109) provient de la perte d’un hydrogène et d’un oxygène impliqués dans

ces liaisons.

Cette conclusion est d’autant plus intéressante, parce qu’elle tend à montrer, que même au delà du dimère de thymine, c’est une structure planaire qui est privilégiée pour ces agrégats. L’observation de la perte de OH pour tous les agrégats jusqu’à une taille n = 8 montre que leur cohésion est assurée par des liaisons hydrogènes (avec une structure planaire) au détriment de liaisons dues aux forces dispersives (avec une structure empilée dans ce cas). Pour confirmer ceci, l’équipe de Thomas Schlathölter, avec laquelle nous avons collaboré pour cette expérience, a réalisé des calculs de chimie quantique5 pour déterminer

les stuctures stables des agrégats de thymine jusqu’à une taille n = 5. Les géométries déterminées pour les trimères, tétramères et pentamères sont planaires et font intervenir des liaisons hydrogènes. Remarquons toutefois qu’une légère déviation à la planéité des structures est observée pour le pentamère. De la même façon que pour le dimère, les liaisons impliquées dans la structure des agrégats de thymine sont de type hydrogène. Il semble 5. L’optimisation de différentes géométries de départ a été conduite au niveau de théorie B3PW91/6- 31G(d). Le calcul de l’énergie de stabilisation a nécessité le recours à une base plus développée : B3PW91/6- 31+G(2df,2p).

III.5

Figure 5.18 – Géométrie du dimère neutre de thymine thy2 correspondant à une structure

plane faisant intervenir deux liaisons hydrogènes.

Figure 5.19 – Géométries des agrégats neutres de thymine thyn optimisée au niveau

B3PW91/6-31G(d). Les lignes en pointillés mettent en évidence les liaisons hydrogènes.

ainsi que les structures empilées ne jouent pas de rôle dans la formation des agrégats en phase gazeuse. Ces calculs viennent confirmer les observations expérimentales et montrent le rôle dominant que jouent ces liaisons à la fois en phase condensée et en phase gazeuse. Les expériences de fragmentation, qui résulte des collisions avec les ions multichargés, ont donc permis de mettre en évidence la structure particulière de ces agrégats de nucléobases. Concernant le calcul, il convient de préciser que la théorie de la fonctionnelle de la densité donne des prédictions relativement précises dans le cas des liaisons hydrogènes. Par contre, cette théorie n’est pas particulièrement adaptée à la détermination des minima de la surface d’énergie potentielle dans le cas des structures empilées, à cause de l’importance que jouent les forces dispersives dans ce cas. Les calculs des stuctures empilées nécessitent d’avoir recours à des niveaux de théorie élevés [107]. En particulier, il a été montré que le choix d’une base plus développée pour ce type de structures aboutit à une énergie de stabilisation plus élevée de 40 kJ/mol. Il faut donc rester prudent sur le rôle réel que peuvent jouer les structures empilées, même si les comparaisons avec l’expérience confirment les résultats des calculs.

Enfin, il est intéressant de noter que les structures empilées peuvent être produites expérimentalement en phase gazeuse en formant des agrégats de nucléobases méthylées, ce qui empêche la formation de liaisons hydrogènes [108,109].

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