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PARTIE 2 : LA MEMOIRE PHOTOGRAPHIQUE DU NOUVEAU CENTRE

1. L’anonymat du photographe

La reconnaissance tardive du photographe au début du XXème siècle

« A l’apparition de la photographie et jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’attitude traditionnaliste, celle de la majorité des critiques (de Charles Baudelaire à Octave Mirabeau), était de dénier à la photographie tout pouvoir de création, tant cette mythologie de la main, source de toute forme d’art depuis la nuit des temps, était ancrée dans les esprits. Et, en effet, la main n’intervient là que pour réaliser un certain nombre d’opérations de caractère plus ou moins mécanique, au moment de la prise de vue, au développement du négatif et à la réalisation de l’épreuve. »112

Par ces quelques mots, on comprend pourquoi la figure du photographe a été reconnue très tardivement. C e retard va de pair avec la manière dont la photographie s’est fait connaitre : elle a au départ été présentée en 1839 comme un objet utile à la science, de par la vérité de son contenu. Ainsi, on remarque que la photographie industrielle, qui découle directement de cette fonction utilitaire, n’est que rarement signée au cours du XIXème siècle. Souvent, plusieurs opérateurs peuvent travailler sur une même commande : l’un prenant les clichés, d’autres exécutant les tirages, les retouches… De plus, comme le rappelle Gérard

111 On sait que la maison Sylvestre a réalisé plusieurs commandes municipales comme ???? 112

HEILBRUN Françoise (dir.), L’invention d’un regard (1839-1918) : cent cinquantenaire de la photographie , exposition, Paris, Musée d’Orsay, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 1989, p.34.

Monnier, la génération de photographes qui a participé à la diffusion de la modernité architecturale n’est généralement pas reconnue à sa juste valeur par les architectes, comme le montre les propos de Le Corbusier, rapportés par Monnier dans son article :

Quand je vous demande deux, quatre, dix ou trente photographies de mes œuvres (et non des vôtres), je ne requiers de vous qu’un service de nature industrielle.113

L’identité du photographe : une quête impossible

Cette reconnaissance tardive est étroitement liée au fait qu’il est impossible de poser un nom sur les photographies Sylvestre de notre corpus. D’ailleurs, l’identité des employés de ce studio photographique n’apparait nulle part. Aux yeux de la clientèle, la marque « photographie Sylvestre » devait d’ailleurs suffire. En fait, on peut expliquer cela par le fait que la photographie industrielle est particulièrement perçue comme un objet fabriqué selon un savoir-faire. En allant au studio Sylvestre, le client vient profiter de ce savoir-faire, il désire que soient appliquées les « normes » de la photographie qui commencent à se dessiner à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, surtout dans le domaine du portrait. Ainsi, on ne sait qui s’est rendu au Nouveau Centre urbain de Villeurbanne pour le photographier. Les clichés ne sont en effet jamais signés. Et s’il l’avait été, on peut aisément pensé que c’est le nom de Sylvestre qui aurait été inscrit.

En réalité, il se peut qu’ils soient plusieurs, étant donné que la réalisation de la commande s’est échelonnée sur plusieurs années, au moins depuis 1927 (date du commencement de la construction) jusqu’en 1936 (date à laquelle on a une photographie d’une manifestation ouvrière sur la place Albert Thomas).

Néanmoins, si l’opérateur, autrement dit, l’auteur de la photographie n’est pas clairement identifiable en raison de l’absence de toutes informations le concernant, la Maison Sylvestre est quant à elle reconnue comme l’entreprise ayant fourni les photographies. En fait, la manière dont cette reconnaissance a lieu est ambiguë, et partielle.

Il est à mentionner une lettre du Maire dans laquelle il rappelle à un éditeur qu’il a oublié d’inscrire le nom de la Maison Sylvestre comme auteur des photographies envoyées gracieusement par la Mairie à la maison d’édition. En même temps, la plupart des lettres de la municipalité montrent que la Mairie considère ses photographies comme les siennes. D’un autre côté, dans le « Livre d’or »114, il est fait mention de la provenance des photographies reproduites.

113

MONNIER, Gérard, « La photographie d’architecture » dans GERVEREAU, Laurent, ed. Nouveau monde, 2010.

114

Partie 2 : La mémoire photographique du Nouveau Centre Urbain : entre témoignage et promotion Tout ce qu’on peut affirmer sur cet opérateur, c’est qu’il devait déjà être reconnu pour la qualité de son travail par ses employeurs pour qu’on lui ait confié cette importante tâche. Autrement dit, il avait sûrement de l’expérience au moment de cette commande, d’autant que les opérateurs en extérieur faisaient généralement partie des meilleurs employés d’un studio.

La photographie, seule expression de sa présence

Si l’identité du photographe de la commande villeurbannaise n’est pas connue, le cliché nous révèle pour autant sa présence.

Dans une photographie du beffroi de l’Hôtel de ville, l’illustration n°41 un objet a attiré notre attention : il s’agit d’une sacoche de photographe, qui lui permet de transporter son appareil. Oubli volontaire ou simple mégarde, la présence de cet objet peut avoir différentes causes. Quoi qu’il en soit, dans les différentes publications qui utilisent ces photographies Sylvestre, et que nous avons eu entre les mains, nous n’avons jamais croisé ce cliché.

Illustration 41 : Pergola sur la place de l'Hôtel de ville (après 1934)

Illustration 42 : Détail de la photographie N°42, marque du photographe Sylvestre

De plus, la marque de fabrication de la maison Sylvestre nous est apparue dans le coin d’une ou deux photographies, celles qui ont été utilisées par la Municipalité pour illustrer le Livre d’or115

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Mais c’est surtout à travers le regard des personnes photographiées que nous décelons le plus la présence du photographe, lorsque celles-ci posent. La photographie n°36 (page 85) est la plus remarquable à cet égard : certainement que le photographe était en train d’effectuer son travail, et qu’un groupe d’amis est venu lui demander s’il pouvait les photographier. Parfois, ce sont des gens dans qui, apercevant le photographe au travail, se retournent vers l’objectif. Néanmoins, on sait qu’il faut un long temps de pose, on peut donc penser que lorsque les silhouettes sont très nettes, c’est que l’opérateur a peut-être demandé à ces personnes de fixer l’objectif.

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Partie 2 : La mémoire photographique du Nouveau Centre Urbain : entre témoignage et promotion Enfin, ce qui trahit encore plus le photographe est la technique photographique. On devine le rôle qu’il a joué dans la réalisation du cliché, à partir des « empreintes » que laissent sur les photographies le procédé photographique, et sa mise en œuvre par l’opérateur. Par exemple, ce peut être le « vignettage » des angles, qui correspond à des zones d’ombre en forme d’arcs de cercle. Ces marques apparaissent sur le tirage lorsque l’objectif choisi est « trop court » : il ne couvre pas entièrement la plaque. On peut en voir un exemple dans le cliché n°22116. D’autre part, les « fantômes » de la photographie font référence au long temps de pose nécessaire à la prise photographique : il s’agit des silhouettes imparfaites des personnes ou objets en mouvement. La photographie n°25 (p.79) illustre parfaitement ce phénomène. Il semble que son propriétaire a récupéré son automobile garée devant l’Hôtel de ville, pendant la prise de vue, c’est pourquoi on aperçoit les traces de lumière des phares. Toutes les déformations des objets, produites par un réglage de la technique photographique nous invitent au fond à imaginer le photographe au travail. Ainsi, le flou et les lignes obliques dus au choix d’un grand angle, effectué pour d’une part avoir tout le bâtiment dans son champ de vision, et pour d’autre part créer un effet de monumentalité, ou encore les nombreuses déformations des lignes dues à l’impossibilité pour le photographe de se reculer assez sont révélatrices en ce sens de la présence, du rôle du photographe.