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L'analyse intersectionnelle appliquée aux résultats de la recherche

CHAPITRE 4 BOURJ EL BARAJNEH : UN ENVIRONNEMENT DIFFICILE Le présent chapitre décrit la vie dans le camp de Bourj El Barajneh Les témoignages des

8.4 L'analyse intersectionnelle appliquée aux résultats de la recherche

Au point de départ de cette recherche se trouve un intérêt pour le vécu des Palestiniennes du camp de réfugiés de Bourj El Barajneh au Liban. Afin de comprendre leur réalité, une approche féministe intersectionnelle a servi de toile de fond à la recherche. Cette approche considère que la réalité des femmes n'est pas universellement identique mais plutôt que les inégalités auxquelles sont confrontées les femmes varient selon leur groupe et leur communauté d'appartenance (Fieras et Elliot, 2003). De plus, selon cette perspective féministe, les oppressions sont à la fois multiples, simultanées et interreliées (Sokoloffet Dupont, 2005). Ainsi, dans la suite logique de l'approche féministe intersectionnelle, pour être en mesure de saisir la réalité des participantes de cette étude, il faut prendre en considération qu'elles sont à la fois des femmes mais aussi des Palestiniennes, des mères, des réfugiées, des Arabes, des musulmanes et, enfin, des personnes vivant dans une pauvreté extrême. Chacun de ces éléments construit à la fois la réalité des participantes mais aussi les oppressions qu'elles subissent. Pour les besoins de cette analyse les différentes formes d'oppression seront étudiées séparément. Cependant, pour saisir la réalité des femmes, il faut se rappeler que c'est l'interrelation entre ces différentes variables qui contribue à l'oppression et à la discrimination dont elles sont victimes.

Dans un premier temps, la majorité des femmes disent qu'elles ne se sentent pas chez elles au Liban; elles y restent dans l'attente de retourner dans leur pays. Ceci dit, comme le

Liban n'est pas leur patrie, plusieurs sont inquiètes par rapport à leur sécurité en territoire libanais. D'ailleurs, nombreuses sont celles qui ont rapporté des exemples où elles et leur famille étaient victimes de pratiques, de comportements et de propos racistes à cause de leur présence au Liban. Par surcroît, des politiques et des législations libanaises s'ajoutent à cette situation discriminatoire. En effet, bien que les Palestiniens soient considérés par les lois libanaises comme des étrangers, leur statut diffère de celui d'étrangers d'autres nationalités (Al-Natour, 1997). Ceci maintient donc les femmes de Bourj El Barajneh dans une catégorie à part puisqu'elles (et leur famille) sont traitées de façon différente parce qu'elles sont des Palestiniennes.

Les participantes sont aussi des réfugiées qui vivent essentiellement dans l'enclave qu'est un camp de réfugiés. Les témoignages de plusieurs femmes parlent d'ailleurs de division, de rejet et d'isolement. À ceci doivent être ajoutés les épisodes de violence qui sont, selon les propos des femmes, bien réels et présents dans le camp de Bourj El Barajneh. Ainsi, une telle situation implique pour les femmes qu'elles n'ont que très peu de recours si elles sont victimes de violence dans leur milieu.

L'isolement de la communauté palestinienne a d'autres implications pour certaines femmes. En effet, bien que des liens étroits unissent la communauté palestinienne, trois participantes mentionnent que ceux-ci peuvent toutefois devenir oppressants. En effet, la présence soutenue de la famille et les liens enchevêtrés entre les membres sont susceptibles de créer des tensions, voire des conflits entre les membres de certaines familles. Ainsi, afin de maintenir l'ordre, l'équilibre et la cohésion familiale, les trois participantes notent qu'elles se plient aux demandes de la famille élargie.

Les femmes rencontrées vivent aussi dans un contexte de pauvreté. D'ailleurs, plusieurs femmes ont identifié leur statut socioéconomique comme étant responsable de leur misère et de leurs inquiétudes quotidiennes. En effet, certaines femmes ont témoigné de la grande douleur et du sentiment d'impuissance qu'elles ont face à l'évolution possible de leur situation économique; quelques femmes manquent à ce point de ressources financières

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qu'elles ont de la difficulté à combler les besoins essentiels de leur famille. Des témoignages ont révélé qu'en temps de guerre, l'oppression économique prenait des proportions telles que certaines étaient obligées de trouver des moyens alternatifs pour nourrir leurs enfants et survivre. Cette oppression atteint son apogée lorsque plusieurs participantes mettent leur propre vie en danger et affrontent la mort pour se procurer des vivres.

Le genre demeure une variable importante dans une analyse féministe intersectionnellc. Certaines participantes ont évoqué des discriminations liées au genre. En effet, nombreuses sont les participantes qui ont dû mettre fin à des études parce qu'elles étaient « femmes »; certaines ont rapporté des pratiques restrictives pour les « femmes » à l'égard de leurs déplacements dans et à l'extérieur du camp; une femme a aussi mentionné qu'un travail rémunéré lui était impossible à cause de son statut de « femme ». L'analyse intersectionnelle expliquerait sûrement ces discriminations de genre par la nature patriarcale des rapports hommes-femmes qui prive la femme de son autonomie et de son indépendance. Les femmes subissent aussi de l'oppression liée à la fois à leur rôle de femme et de mère. Pendant les années de guerre, cette oppression prend des proportions importantes puisque plusieurs sont dans l'obligation de subvenir aux besoins de leurs enfants, de leur famille et parfois même de la communauté. Cette oppression liée au rôle de femme et de mère est aussi présente dans le quotidien de plusieurs femmes. Malgré la douleur, la misère et les épreuves, plusieurs vont refuser de reconnaître leur souffrance en prétextant qu'elles doivent être fortes et persévérantes. Pour les mères qui occupent un travail rémunéré, la pression est doublement présente : elles doivent à la fois contribuer au revenu familial mais aussi remplir les tâches et les responsabilités qui incombent à leur rôle de femme et de mère. Toutefois, bien que les féministes intersectionnelles puissent percevoir la maternité comme un système d'oppression, les femmes rencontrées dans le cadre de cette étude n'ont pas présenté leur rôle de mère et la maternité comme tel. Ainsi, il est permis de se questionner ici sur la possibilité que cette vision soit issue du point de vue occidental.

L'oppression de genre s'exprime aussi à travers les violences sexuelles et fait ainsi partie des témoignages de certaines femmes Palestiniennes. En effet, malgré le fait que la violence ait été un sujet difficile à aborder, et cela, pour toutes les participantes, certaines ont brisé le silence et dévoilé sa présence dans leur quotidien et en temps de guerre. Plus spécifiquement, la violence sexuelle et le viol en temps de guerre ont été évoqués par une participante. Comme l'explique certaines féministes, le viol est une arme de guerre pour apeurer et affaiblir la communauté adverse mais aussi pour prouver à l'ennemi qu'il est incapable de protéger « ses femmes ». Bien que certains hommes puissent également être victimes de violence sexuelle, ce sont particulièrement les femmes qui sont visées par ce type de violence et qui doivent souvent porter la honte du geste. De plus, Latte Abdallah (2006) et Treiner (2006) mentionnent que, dans bien des communautés musulmanes, le dévoilement de la violence par la victime jette le déshonneur sur sa famille et sa communauté. Donc, non seulement une femme musulmane peut porter la douleur de la violence mais, si elle rompt le silence, elle porte par surcroît le poids du déshonneur familial. Cela peut d'ailleurs expliquer le tabou qui entoure le sujet de la violence et le fait que plusieurs femmes restent silencieuses.

Bref, les Palestiniennes de Bourj El Barajneh sont à risque d'avoir subi ou de subir différentes formes d'oppression. Afin de bien comprendre leur réalité, il faut donc reconnaître l'interaction de ces diverses formes d'oppression. Aussi, il est possible que l'accumulation de plusieurs types de victimisations empêche certaines femmes de reconnaître les différentes oppressions dont elles sont victimes. Soulignons enfin que la majorité des femmes ont parlé de la place de la religion dans leur vie, mais sans toutefois traduire cet aspect en termes d'oppression.

En terminant, il est important de rappeler que les femmes de cette recherche ne sont pas uniquement des « victimes ». En effet, plusieurs ne restent pas silencieuses devant les oppressions dont elles sont victimes et les dénoncent. D'ailleurs, certaines femmes se sont révélées engagées et instruites de leurs droits. Les aînées expliquent cela par les apprentissages qu'elles ont faits depuis la fuite de la Palestine mais aussi par l'importance qui est désormais mise sur l'éducation et la connaissance. D'autres parlent du rôle majeur

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des ONG locaux dans l'enseignement des droits humains. Toutefois, comme le rapporte Hamid (2006), il n'en demeure pas moins que chacun a le devoir de dénoncer : « People of conscience, no matter what their ethnie or religious background, hâve a duty to speak out against oppression when they see it. To turn one's cheek in the name of relativism is morally irresponsible. » (p. 88)