• Aucun résultat trouvé

En 1962, la première PAC put être mise en place sans que les responsa-bles de l’époque aient eu à se préoccuper vraiment de leur environnement extérieur. Il fallut simplement négocier avec les États-Unis au GATT, dans le cadre du Kennedy Round, le régime particulier adopté pour les oléagi-neux afin de laisser entrer librement le soja américain.

Importatrice, l’Europe pouvait aussi se permettre de fixer ses prix intéri-eurs agricoles à des niveaux politiques totalement déconnectés de la réalité des marchés mondiaux. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. L’Europe est pré-sente sur de très nombreux marchés agricoles et il ne peut être question de

revenir à une utopie autarcique « à la Suisse ». Les négociations internatio-nales ont progressé du GATT à l’OMC et ne se réduisent plus seulement au traditionnel affrontement entre l’Europe et les États-Unis. Aucune réflexion sur l’avenir des politiques agricoles ne peut faire l’économie d’une analyse des contraintes qui pèsent sur l’environnement des politiques agricoles euro-péennes qu’il s’agisse des marchés, du contexte géopolitique, des pressions intérieures et internationales.

2.1. Des marchés internationaux porteurs mais instables

À l’automne 2006, les prix mondiaux du blé se sont spectaculairement redressés dépassant les 160 euros la tonne (Fob Rouen) et les 200 dollars la tonne sur le Golfe du Mexique. Cette appréciation brutale – due en partie et liée à la sécheresse en Australie – a relancé le débat sur les perspectives des marchés agricoles internationaux et plus largement sur l’orientation à attendre des prix mondiaux dans les prochaines décennies.

Après les fortes tensions des années soixante-dix (le temps de l’arme alimentaire), la plupart des marchés agricoles avaient retrouvé des situa-tions plutôt déprimées marquées par la montée des excédents, l’apparition de nouvelles zones agro-exportatrices (Mer noire et Mercosur) et la stagna-tion des débouchés solvables. L’équilibre de nombre de marchés était as-suré par le recours à l’aide alimentaire et aux mesures plus ou moins tolé-rées de soutien aux exportations. Même un épisode climatique majeur comme « El Niño » en 1995-1997 ne provoqua de véritables tensions que durant quelques trimestres. Au début du XXIe siècle, alors que le monde était con-fronté à un véritable choc sur les marchés des commodités (énergies, mé-taux), les produits agricoles ne bougeaient guère du fait notamment d’une exceptionnelle récolte mondiale en 2004. La phase de hausse qui a débuté en 2006, et qui se poursuit en 2007, est encore bien récente pour que l’on puisse voir là une véritable tendance de fond.

Pourtant, la scène mondiale a changé : à côté des nouveaux agro-exportateurs, sont apparus de nouveaux consommateurs dans les pays émer-gents, en Asie et surtout en Chine. Ainsi, la Chine est devenue le premier importateur mondial de graines de soja, l’a été de blé en 2003. En 2006, c’est l’Inde qui a pesé fortement par ses achats sur le marché du blé. La croissance économique se traduit par une amélioration des régimes alimen-taires et surtout par un passage plus marqué des protéines végétales aux protéines animales. Comme en Europe après la guerre, la transformation par « l’usine animale » induit une demande végétale accrue.

Il y a encore dans le monde un peu moins d’un milliard de mal nourris, du fait de leur pauvreté (curieusement, il y aurait aussi un milliard de « gros », une autre forme de malnutrition). Mais avec la croissance et le décollage économique d’une bonne partie de la planète, les besoins sont bien là. On peut estimer que la production agricole destinée aux utilisations alimentaires devra doubler d’ici 2050 pour répondre à la demande. Et ceci devra se faire

sans augmentation très sensible de la SAU avec des problèmes de disponi-bilité d’eau et d’appauvrissement des sols. À cela, on devrait ajouter théori-quement la montée en puissance des besoins non alimentaires et notamment de l’énergie.

Le débat est largement ouvert de savoir si notre planète pourra effecti-vement relever ce défi agricole majeur. Une chose est claire en tout cas : ceci nécessitera un effort de productivité sans précédent et celui-ci ne pourra être effectif que s’il est entretenu par des prix suffisamment élevés. Au-delà des aléas climatiques, il semble évident que les prix agricoles mondiaux (pour les grandes productions végétales) seront orientés à la hausse sur les prochaines décennies : la rechute des prix – comme cela fut le cas dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix – paraît exclue sur longue période du fait de la dynamique de la demande alors même que les obstacles au développement harmonieux des biotechnologies sont loin d’être tous levés.

Tendance en hausse donc à moyen et long terme, mais dans un climat de forte instabilité qui continuera à caractériser les marchés mondiaux au quo-tidien. Il est en effet peu imaginable que l’on parvienne pour les produits agricoles à ce qui n’est possible ni pour les marchés financiers ni pour l’éner-gie, c’est-à-dire le retour à la stabilité. Ainsi, on a pu voir en 2006, les prix du sucre diminuer presque de moitié, de 19 à 11 cents la livre depuis leurs sommets de janvier 2006. À l’inverse, le blé à Chicago a pu passer en quel-ques mois de 3 à plus de 6 dollars le boisseau et le maïs de 2 à 4 dollars le boisseau. Pareilles fluctuations font partie du quotidien des marchés au-delà de toute tendance de moyen terme. La fin possible des mécanismes euro-péens de gestion des marchés qui ont jusque-là isolé les producteurs de la scène mondiale entraînera leur exposition directe à cette instabilité, ce qui ne manquera pas de susciter des réactions de rejet et d’incompréhension en particulier en France où la logique du marché n’a pas que des admirateurs. Remarquons toutefois que c’est déjà le cas pour les oléagineux et que même les marchés céréaliers ont fait preuve ces derniers mois en Europe d’une forte instabilité. Sur le court terme, c’est-à-dire les deux ou trois années à venir, on peut anticiper de fortes tensions à la hausse qui pourraient être encore amplifiées si les menaces d’un nouveau « El Niño » venaient à se concrétiser. Ceci pourrait signifier que les négociations agricoles européen-nes se dérouleraient dans un contexte de marché favorable ce qui n’est pas neutre pour l’adoption de certaines réformes (on se souvient du Freedom to

Farm Act américain de 1995-1996 au moment du précédent « El Niño »).

Enfin, il faut souligner que le raisonnement précédent est surtout valable pour les productions végétales et notamment pour les grandes matières pre-mières que sont les céréales, les oléoprotéagineux, le sucre… Pour les produc-tions végétales plus spécialisées comme les fruits et légumes ou le vin, la notion de marché mondial est plus difficile à appréhender. Des notions comme celles des indications d’origine ou des coûts de main d’œuvre interviennent d’autant plus qu’il est difficile de parler pour ces produits de prix mondial. Il en est de même – mais pour d’autres raisons – pour les productions ani-males dont les marchés demeurent étroits et relativement cloisonnés.

Au fond, il y a bien en ce qui concerne les marchés mondiaux, les gran-des commodités végétales et les autres produits, ces derniers étant parado-xalement plus sensibles que les premières aux politiques d’ouverture aux échanges qui ont caractérisé ces trente dernières années

2.2. Des négociations internationales pour un temps en panne

Le cycle des négociations de Doha de l’OMC aurait dû se terminer à la fin de 2006. Du fait du dossier agricole mais aussi de différences persistan-tes en matière de services et d’industrie, il est fort probable que les négocia-teurs ne pourront parvenir à un accord pour 2007. Or, la « Trade Promotion

Authority » permettant à l’administration américaine de négocier et de

si-gner des accords commerciaux internationaux, bilatéraux ou multilatéraux arrive à expiration. À un peu plus d’un an des élections présidentielles amé-ricaines (novembre 2008), il est fort peu probable que la Maison blanche risque l’ouverture au Congrès d’un débat sur le thème « politique commer-ciale et emploi » qui ferait le jeu des démocrates qui ont repris le contrôle total des deux chambres en novembre 2006. Il faudra donc attendre l’élec-tion du nouveau président américain et le vote par le Congrès dans les pre-miers mois de 2009 d’une nouvelle « TPA » pour que les États-Unis puis-sent revenir à la table des négociations et donc pour que le cycle de Doha puisse reprendre pour une conclusion que l’on ne peut – en tout état de cause – anticiper avant 2011.

Ceci veut dire que la contrainte OMC pèsera peu directement sur les débats agricoles européens qui devraient les précéder. Ceci n’a pas que des avantages : d’une part, il y a déjà certains « acquis » des propositions euro-péennes qui ne sont plus négociables (comme la fin des restitutions) ; d’autre part, l’expiration de la clause de paix pourrait se traduire par le recours accru à des plaintes devant l’ORD de l’OMC portant notamment sur le statut de certaines aides européennes (boîte verte, boîte bleue…) ce qui amènerait à la mise en place d’une jurisprudence internationale en dehors de toute négociation. Enfin, toute réforme de la PAC préalable à la conclu-sion d’un accord OMC serait plus difficile à inclure dans un « paquet » de négociations. Mais au moins, le calendrier européen ne dépendra-t-il pas des avatars de l’OMC et il sera possible de s’affranchir un peu du véritable « diktat » de la boîte verte que brandissent à chaque instant ceux qui veulent réduire la PAC à la portion la plus congrue possible.

Par contre le débat américain du Farm Bill (le renouvellement de la législation agricole américaine) programmé pour 2007 et qui précédera donc de quelques mois le « bilan de santé » de la PAC pourrait avoir une assez forte influence dans la mesure où dans ses précédentes réformes, l’Europe s’est toujours inspirée, avec quelques années de retard, des évolutions amé-ricaines. Mais de ce point de vue, à un an des élections présidentielles, avec un Congrès relativement équilibré et dont les tendances agricoles seront

plutôt isolationnistes, il faut s’attendre à un exercice coûteux, calqué sur le

Farm Bill de 2002 avec encore plus d’argent pour l’éthanol et l’assurance.

En tout état de cause, ce ne sera guère un modèle si ce n’est pour relativiser les « contraintes » de l’OMC. De ce point de vue, le premier projet présenté par l’Administration fin janvier 2007 ne brille ni par son originalité concep-tuelle, ni par ses avancées même si les nouveaux dirigeants agricoles du Congrès l’ont trouvé trop tiède vis-à-vis des intérêts agricoles.

2.3. Accélérations européennes

Normalement, la réforme de la PAC en 2003, suivie des décisions prises en 2005, prévoit une stabilité à la fois réglementaire et financière jusqu’en 2013, année qui apparaît comme devoir être – au moins sur le papier – la grande charnière de l’agriculture européenne en ce début de XXIe siècle. Entre-temps, certaines OCM (organisations communes de marchés) ont été modifiées ou sont en voie de l’être : les produits méditerranéens en 2004, le sucre en 2005, les fruits et légumes en 2006, le vin, probablement en 2007. À partir de 2008, certaines OCM viendront à expiration et devront être renégociées (comme l’amidon de pomme de terre, quand même assez secondaire ! …). Mais sur le fond, rien ne pourrait bouger d’ici 2013 si ce n’est quand même chaque année à partir de 2007 la renégociation de la « discipline financière » liée à l’élargissement de l’Europe aux PECO et dernièrement à la Roumanie et à la Bulgarie ainsi qu’aux 20 % de modulation volontaire en partie liés au « chèque britannique ».

Tel ne sera manifestement pas le cas : la Commission prépare en effet un certain nombre d’exercices d’évaluation. Le « bilan de santé » (healthcheck) devrait intervenir en 2008 et il y a quelques chances qu’il aille plus loin qu’une sorte de « revue à mi-parcours ». La réforme de 2003 n’était-elle pas sortie à la surprise générale, d’un exercice de ce type ?

Or, les pressions internes à la réforme de la PAC se font de plus en plus fortes, bien au-delà des seules propositions britanniques de 2005. La contes-tation de la PAC sur son principe même se fait chaque jour plus violente et il est plus que probable que les débats de 2007-2008 déboucheront sur des projets de réformes beaucoup plus radicaux que tout ce qui a été fait jusqu’à présent.

En tout état de cause, 2013 doit être prise comme une sorte de date butoir, le moment où entrera en vigueur une nouvelle politique agricole euro-péenne dans un cadre à la fois idéologique et conceptuel bien différent des fondements de 1962, 1993 et même 2003. Ce n’est plus de réforme mais de mutation radicale qu’il faut parler alors même que certains en Europe s’in-terrogent quant à la logique de maintenir un effort particulier pour l’agricul-ture, que chez les économistes en particulier, on pense qu’il est temps de solder une fois pour toutes la dette vis-à-vis de l’agriculture afin de repartir ensuite sur des bases « normales » d’économie de marché. Ce n’est pas

l’axe des réflexions que nous avons menées ici mais le lecteur – et surtout l’agriculteur – doit être conscient d’une situation de force tant dans les mi-lieux politiques, économiques qu’intellectuels qui évolue au détriment de ce que l’on peut encore qualifier d’exception agricole.