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2. REVUE DE LA LITTÉRATURE

2.1. L E BIEN - ÊTRE DES AGRICULTEURS

Prise transversalement, la question du bien-être des agriculteurs commercialisant en circuits de proximité est complexe. Rappelons tout d’abord que le bien-être déborde la seule dimension économique. Il réfère aussi à la satisfaction générale que les agriculteurs retirent de leur système d’activités (Mundler, 2011). Cette dimension est d’autant plus importante que diverses études ont fait état, dans les années précédentes, du malaise des agriculteurs confrontés à la critique et aux attentes sociales multiformes. Au Québec, une étude commanditée par le mouvement coopératif (Lafleur &

Allard, 2006) mettait ainsi en évidence des éléments de détresse des agriculteurs liés au manque de reconnaissance sociale, à l’isolement, au regard négatif porté sur leur métier.

À notre connaissance, aucun travail comparatif entre agriculteurs en circuits longs et agriculteurs en circuits courts n’existe sur ces questions liées au bien-être. Le fait que de nombreux agriculteurs commercialisent simultanément dans différents circuits et la grande diversité interne de ceux qui commercialisent en circuits de proximité, rendraient probablement une telle recherche complexe. Cela dit, de nombreux travaux abordent néanmoins cette question en interrogeant les agriculteurs engagés dans divers modes de circuits de proximité.

2.1.1. LES REVENUS DES AGRICULTEURS EN CIRCUITS DE PROXIMITÉ

D’un point de vue économique, l’amélioration des revenus est l’un des objectifs affichés lorsque les agriculteurs sont interrogés sur leurs motivations vis-à-vis des circuits de proximité (Govindasamy et al., 1999 ; Barbieri & Mahoney, 2009). Aux É.-U., les données statistiques disponibles montrent que les revenus moyens y sont plus élevés que le revenu moyen des fermes américaines (Brown & Miller, 2008), mais il faut rappeler que plus de 90 % des fermes américaines sont qualifiées de « small farms » et que la majorité de celles-ci sont des fermes détenues par des retraités ou considérées comme des fermes de

loisir (Hoppe & MacDonald, 2013). Nous n’avons pas trouvé de données comparables à l’échelle européenne.

Diverses monographies complètent le tableau et affichent des résultats contrastés : un chiffre d’affaires amélioré, mais qui ne suffit pas à compenser le temps et les investissements supplémentaires (Tegtmeier & Duffy, 2005 ; Hardesty & Leff, 2010 ; Uematsu & Mishra, 2011 ; Aubert & Enjolras, 2013) ; des résultats variables au sein d’un même mode de commercialisation (Perez, 2004 ; Mundler et al., 2008) ; des résultats variables également selon le mode de commercialisation. Ainsi, Uematsu et Mishra (2011), estiment que la participation à un marché public a un impact négatif sur le revenu des exploitations, alors que la vente à la ferme, la vente à des distributeurs régionaux, les ventes directes à des épiceries, restaurants ou autres commerces ont un impact positif. Dans une étude de cas multiples approfondie, portant sur quatre exploitations (LeRoux et al., 2010), c’est la vente en CSA qui dégage le meilleur revenu, suivie de la vente à la ferme.

Une des rares études comparatives à une plus vaste échelle (celle de la viande bovine dans la région du Limousin en France), montre qu’à chiffres d’affaires équivalents les exploitations en circuits courts dégagent un revenu supérieur de 44 % à celui des exploitations commercialisant en filières longues (Richard et al., 2014). Mais les auteurs soulignent également la grande variété interne des résultats.

Même constat dans une étude au New Jersey : les agriculteurs en vente directe obtiennent des revenus de 31 % supérieurs à ceux qui commercialisent en circuits longs (Govindasamy et al., 1999).

Cela dit, les bénéfices économiques ne se mesurent pas seulement en termes de revenu. Divers autres aspects sont parfois cités, comme la réduction des risques de marché et la situation financière des entreprises. Sur ce dernier point, les agriculteurs peuvent choisir de favoriser la santé financière de la ferme, au détriment du revenu qu’ils prélèvent. Cela semble être le cas pour les agriculteurs rencontrés par Dufour et al. (2010).

La stabilité des prix permise par la commercialisation en circuits courts apparaît également comme un facteur de réduction des risques. Cela est particulièrement vrai en CSA ou en AMAP, où les consommateurs s’engagent sur une saison et sont (en principe) solidaires des risques de production (Hinrichs, 2000 ; Perez, 2004 ; Mundler, 2007). La diversification des productions (Aubert & Enjolras, 2013) et des débouchés (Hardesty & Leff, 2010 ; Uematsu & Mishra, 2011) sont aussi des facteurs de diminution des risques, indépendamment du travail supplémentaire que cela occasionne.

2.1.2. L’AUTONOMIE PAR RAPPORT AUX AUTRES ACTEURS DE LA FILIÈRE ET LES COMPÉTENCES NÉCESSAIRES

L’autonomie permise par la commercialisation en circuits de proximité apparaît comme un atout, particulièrement dans les travaux français (Maréchal, 2008 ; Chiffoleau et al., 2013). Au début des années 1980, les recherches conduites en France sur l’exploitation rurale (Muller, 1984 ; Muller et al., 1989) s’appuyaient sur une réflexion concernant le processus d’hétéronomisation à laquelle conduit la modernisation de l’agriculture du fait des diverses dépendances induites notamment par l’artificialisation de l’acte de production, la motorisation, la standardisation des techniques et des produits et la spécialisation. À cet égard, divers agriculteurs, dans les travaux consultés, expliquent que vendre en circuits de proximité leur permet d’être moins dépendants de la volatilité des prix. Le fait de

pouvoir déterminer soi-même ses prix de vente apparaît également comme un élément d’autonomie apprécié, une reconquête du pouvoir (Chiffoleau & Prevost, 2013).

Il faut toutefois souligner que divers auteurs interrogent la réalité de cette autonomie en montrant, d’une part, que les relations entretenues dans les systèmes rapprochant consommateurs et producteurs ne sont pas exemptes de rapports de force et, d’autre part, que tous les agriculteurs ne sont pas égaux devant des consommateurs souvent bien formés et issus des classes moyennes (Hinrichs, 2000 ; Mundler, 2007). Ces marchés s’ouvrent plus aisément à des producteurs maîtrisant la communication attendue par les consommateurs et partageant avec eux diverses valeurs sociales, économiques et environnementales (Jarosz, 2011).

Par ailleurs, on ne peut pas détacher la question de l’autonomie de celle, plus économique, des revenus tirés des activités. Si les agriculteurs commercialisant en circuits de proximité ont le pouvoir de décider leurs prix de vente, divers travaux montrent que les agriculteurs les déterminent souvent en fonction de ce qu’ils estiment être le consentement à payer des consommateurs (Cooley & Lass, 1998 ; Tegtmeier &

Duffy, 2005 ; Brown & Miller, 2008 ; Mundler, 2013). Plusieurs auteurs évoquent même le terme de

« self exploitation » pour souligner que les prix pratiqués compensent mal les efforts fournis par les agriculteurs pour produire, transformer et vendre (Hinrichs, 2000 ; Galt, 2013). De fait, Chiffoleau et Ollagnon (2008) notent que ces systèmes ont besoin d’agriculteurs acceptant plus de contraintes que d’autres. En Île-de-France, Petit et al. (2010) ont noté que les exploitations maraîchères en circuits de proximité éprouvent de grosses difficultés à assumer le travail nécessaire, ce qui peut même remettre en question la transmission de ces exploitations.

Transformer, vendre et accueillir nécessite également des compétences différentes de celles liées uniquement à la production. Blouin et al. (2009) soulignent notamment l’accroissement des compétences des agriculteurs en termes de marketing et de gestion de la relation aux clients. Cette nécessaire diversification des compétences est tantôt vue comme une contrainte, tantôt comme une façon de s’épanouir au travail (Uematsu & Mishra, 2011). Deux éléments additionnels méritent ici d’être évoqués. D’une part, les agriculteurs vendant en circuits de proximité ont des niveaux de formation moyens plus élevés (Brown & Miller, 2008 ; Martinez et al., 2010 ; Capt & Wawresky, 2011 ; Aubert &

Enjolras, 2013). D’autre part, les compétences associées au contact direct avec la clientèle sont fréquemment associées à des qualités rencontrées chez les femmes. Ces qualités sont généralement liées à la notion de « Care » (Wells & Gradwell, 2001 ; Jarosz, 2008 ; Trauger et al., 2010) ; à la sensibilité plus grande que les femmes porteraient à l’agriculture durable et à la protection de l’environnement (Garcia-Ramon et al., 1995) ; à la proximité entre activités de transformation ou de relations avec la clientèle et activités domestiques (Giraud, 2004 ; Barthez, 2005). En France, cette présence marquée des femmes dans les activités liées à la mise en marché de proximité a pu être validée par une analyse statistique du recensement agricole (Giraud & Rémy, 2013).

2.1.3. LA RECONNAISSANCE SOCIALE ET PROFESSIONNELLE

Nous avons souligné en introduction de cette section, l’importance de la reconnaissance sociale comme composante du bien-être. Cette dimension, qui prend racine dans les relations directes établies avec les consommateurs, est très présente dans la littérature. En France, les enquêtes conduites par Mundler et

al. (2008) ainsi que celles réalisées dans le cadre du projet de recherche appliquée « Références Circuits Courts » (Chiffoleau et al., 2013) montrent clairement que les retours positifs que les agriculteurs reçoivent de la part de leurs clients ont un fort impact sur leur niveau de satisfaction. Dans leur recherche portant sur des entretiens approfondis avec 11 agriculteurs livrant dans des systèmes de paniers, Dufour et al. (2010), en reprenant une catégorisation proposée par Paugam (2000), organisent cette reconnaissance autour de trois formes liées à l’estime de soi et la satisfaction trouvée dans la réalisation du travail (homo faber), à la reconnaissance sociale du travail fourni (homo sociologicus) et à la reconnaissance financière du travail (homo oeconomicus). Les résultats de cette recherche confirment que la reconnaissance sociale du travail fourni est forte, d’une part du fait des retours directs des clients, d’autre part du fait de la fierté ressentie d’être en phase avec ce qui est perçu des attentes sociales en matière de qualité des produits et de protection de l’environnement. Ce terme de fierté est d’ailleurs utilisé à plusieurs reprises (Chiffoleau, 2008 ; Gauthier, 2013).

Les résultats sont moins tranchés en ce qui concerne la satisfaction au travail. Celui-ci, s’il est réalisé en accord avec les valeurs des agriculteurs, reste astreignant et physiquement dur et la charge mentale en face de la complexité de l’organisation à mettre en place est bien présente (Dedieu et al., 1999). Quant à la reconnaissance financière, elle est beaucoup affaire de perception quant à ce qui est considéré comme une rémunération suffisante. Si les revenus semblent, comme dans le reste de l’agriculture, se caractériser par leur très grande hétérogénéité, nous avons vu que plusieurs auteurs montrent qu’ils restent faibles compte tenu des efforts déployés.