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Dans son rapport annuel sur les besoins de l’éducation 2000-2001, le CSE s’est penché sur la question de la gouverne de l’éducation. Deux raisons, à l’échelle internationale, poussent le Conseil à étudier la situation : le désengagement de l’État et l’élargissement des zones de libre-échange. Comme le disait Ronald Reagan : « Government is not part of the solution, it’s part of the problem. ».72 La mondialisation impose, parce que c’est « inévitable » et que

c’est le souhait d’organismes internationaux comme la Banque mondiale, l’organisation du commerce international ou l’OCDE, un modèle de développement qui tend vers l’homogénéisation de la planète. C’est dans ce climat que la libéralisation du commerce va s’immiscer dans des domaines d’action strictement gouvernementale (du moins ici au Canada), soit l’éducation et la santé. Il s’agit de cette mondialisation « inévitable » qui fait entrer ce qui est du domaine du bien commun dans la sphère capitaliste.

71 Lucien Sfez, « Idéologie des nouvelles technologies : Internet et les ambassadeurs de la communication », Le

Monde diplomatique [En ligne], (mars 1999), p. 22-23, http://www.monde- diplomatique.fr/1999/03/SFEZ/11782 (Page consultée le 23 janvier 2003)

72 Conseil supérieur de l’éducation, La gouverne de l’éducation : logique marchande ou processus politique ? Sainte-Foy, Conseil supérieur de l’éducation, 2001, p. 2.

Pour Jean-Pierre Michiels et Dimitri Uzunidis, la mondialisation repose sur deux évolutions fondamentales : technologique, avec l’avènement d’Internet, et idéologique, avec la primauté des lois du marché et du libre-échange.73

Marc Lemire définit bien les enjeux de cette mondialisation dont les effets dépassent amplement la sphère strictement économique.

Le premier aspect est celui de la transnationalisation des activités des entreprises. Ces fusions d’entreprises qui deviennent supranationales sont possibles grâce aux TIC qui sont au cœur de l’économie du savoir. Devant la capitalisation et les profits mirobolants de ces firmes, « la mondialisation économique devient le fait d’un nombre restreint d’acteurs qui, entre eux, se disputent et se partagent les marchés du monde. »74

Le deuxième aspect porte sur le discours dominant qui renvoie à une philosophie de gestion où les trois mots martelés sont : libéralisation, dérégularisation et privatisation. «[…] l’État se désengage progressivement dans les secteurs publics comme la santé et l’éducation sous le couvert de la « complémentarité », de la « collaboration » et du « partenariat » avec l’entreprise privée ».75 L’État-providence disparaît au profit d’un État qui doit perdre ses

pouvoirs sur l’économie et jouer selon les mêmes règles que l’entreprise privée.

Le troisième aspect nous montre que la mondialisation économique, à l’instar des arguments de Ricardo Petrella, «[…] supplante complètement les considérations sociales et humaines à la base de toutes communautés. »76 Un autre auteur, J. Pierre, met l’accent sur

un glissement qui n’est pas seulement sémantique, qui va du citoyen au consommateur et au client. Ces nouveaux termes changent les rapports entre les individus et l’État. « Contrairement au citoyen, il [le client] ne s’agit pas d’un acteur ayant droit de regard dans les décisions, souligne Warin (1992), mais d’un acteur dont le degré de satisfaction sert à

73 Jean-Pierre Michiels et Dimitri Uzunidis, Mondialisation et citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 180. 74 Ibid, p. 412.

75 Ibid. 76 Ibid.

évaluer le succès des conduites managériales [qui renvoie à une conception] purement « hédoniste et instrumentale ».77

La mondialisation économique est le moteur de ce que nous pourrions nommer « l’agenda caché ». Ce mouvement est supranational et non étatique. En fait, il cherche à prendre la place de l’État en privatisant la plupart des domaines sociaux qui résistent encore. Ce phénomène est connu et d’actualité, ce qui l’est moins, c’est l’utilisation de la technologie par les entreprises afin de s’ingérer dans le domaine de l’éducation, ce qui a un effet pervers sur la finalité de l’utilisation des technologies, à la manière d’un détournement d’avion. L’éducation est remplacée par le profit. La technologie transforme le caractère intrinsèque de l’éducation en acte commercial. Il n’y a plus d’apprenants, mais seulement des clients.

Si le modèle capitaliste entre dans toutes les sphères humaines, ce qui fait de nous des sociétés, c’est-à-dire le bien commun, risque de nous échapper. Que serait le citoyen dans une telle société? Ignacio Ramonet y voit, à l’instar de Meilleur des mondes, l’emprise d’une dictature bienheureuse :

Il est donc urgent de se souvenir du cri lancé, dès 1931, par Aldous Huxley : « A une époque de technologie avancée, le plus grand danger pour les idées, la culture et l’esprit risque davantage de venir d’un ennemi au visage souriant que d’un adversaire inspirant la terreur et la haine. »78

Selon le discours de la mondialisation commerciale, nous entrons, avec les nouvelles technologies, dans l’ère de l’économie du savoir. Mais qu’est-ce que le savoir pour ces entreprises? « Une certaine hiérarchie des savoirs semble implicite dans ce discours : il y a des savoirs utiles, c’est-à-dire les savoirs producteurs de richesse, alors qu’on a tendance à

77 Ibid, p. 413.

78 Ignacio Ramonet, « Un délicieux despotisme », Le Monde diplomatique [En ligne], (mai 2000), p. 5,

ignorer les autres savoirs. En éducation comme en santé, on cherche à mesurer les résultats, parfois en terme de retour sur l’investissement. »79 Pour Ervin Laszlo, l’origine de

Ce rapport corrompu entre valeur humaine et valeur nette a été généré en toute conscience par le monde des affaires. Naguère, les entreprises n'hésitaient pas à déclarer qu'une consommation illimitée soit du domaine du possible et à vanter un idéal de consommation très visible. Victor Lebov, un analyste américain du commerce de détail qui écrivait peu après la Deuxième Guerre mondiale, a parlé de la philosophie consumériste en termes évocateurs de mythes. « Notre économie extrêmement productive », disait-il, « exige que nous transformions la consommation en mode de vie, que nous convertissions l'acquisition et l'utilisation de biens matériels en rituels, que nous recherchions une satisfaction spirituelle et personnelle dans la consommation ».80

Le résultat de cette conception de la connaissance et des valeurs humaines met en péril les disciplines non rentables économiquement à court terme, comme l’histoire, la sociologie, la science politique, l’ethnologie, etc. Ce qui est payant, pour les entreprises, ce sont les techno-sciences, et c’est le contrôle sur cette formation qui est intéressante pour eux. Déjà « L’alphabétisation informatique appartient à la sphère privée, »81

De même, avec l’émergence d’une offre alternative de formation variée et à tous les ordres d’enseignement que permettent dorénavant les nouvelles technologies de l’information et de la télécommunication, c’est la souveraineté même des États en matière d’éducation qui est remise en question.82

L’éducation, comme le soutient Normand Baillargeon, est perçue comme un nouveau Klondike auprès des investisseurs :

[…] on a pu assister à la naissance de la Global Alliance for Transnational Education (GATE) […] Son président, Glenn R. Jones, rappelle que « le

79 CSE, La gouverne de l’éducation, p. 23. Pour avoir une bonne idée de quoi il est question, vous pouvez consulter : GRAVES, William H. « New Educational Wealth as a Return on Investment in Technology »,

Educause Review. (july-august 2002), p. 38-48.

80 Ervin Laszlo, Virage global, Montréal, Les Éditions de l'Homme, 2002. p. 91. 81 CSE, La gouverne de l’éducation, p. 42.

82 Conseil supérieur de l’éducation, La gouverne de l’éducation : logique marchande ou processus politique ?- version abrégée, Sainte-Foy, Conseil supérieur de l’éducation, 2001, p. 2.

potentiel de l’éducation est renversant » et représente « une opportunité d’entrer sur un vaste et attrayant marché ». À ceux qui voudraient remettre en cause les prémisses selon lesquelles l’éducation doit intégralement être pensée et gérée comme une marchandise, il répond dans cette rhétorique fataliste : « Il n’y a pas d’autre choix viable. Il faut éviter de construire des mirages ou de semer l’illusion qu’on peut négocier le changement ».83

Il y aurait donc deux modèles de développement des lieux de savoirs. La mondialisation transformerait ce lieu d’apprentissage en lieu de production sur le modèle industriel. Pierre Lévy est enthousiaste face à ce modèle. Pour lui, les universités doivent se transformer en véritables entreprises avouées, et les entreprises doivent se transformer en institutions formatrices. Le résultat sera semblable à celui de l'industrie du disque il y a près de 100 ans où seuls les meilleurs chanteurs ont persisté favorisant la disparition des petits artistes locaux. Lévy espère le même phénomène dans le domaine de la compétition coopérative axée sur la production de connaissances objectives.

Cette vision de l’école n’est pas celle d’Ursula Franklin. En éducation, c’est le modèle de croissance qui est approprié, et non celui de la production, et pourtant… « S’il est un processus holistique de croissance impossible à découper en étapes rigidement prédéterminées, c’est bien l’éducation. »84

Ces différents problèmes ne sont pas nouveaux. Ils ont déjà été annoncés par Riccardo Petrella dans un célèbre article du Monde diplomatique intitulé L’enseignement pris en otage : Cinq pièges tendus à l’éducation. En résumé, voici ces cinq pièges :

1. Le premier de ces pièges est l’instrumentation croissante de l’éducation au service de la formation de la « ressource humaine ». […] (Il s’agit de) la substitution du « droit au travail » par une nouvelle obligation : démontrer son « employabilité ». 2. Le deuxième piège est le passage de l’éducation du champ du non-marchand à celui

du marchand. (Dans ce contexte), la logique marchande tente d’imposer la définition de ses finalités et de ses priorités.

83 Baillargeon, loc. cit., p. 41-44.

3. Troisième piège : l’éducation est présentée comme l’instrument-clé de la survie de chaque individu, en même temps que de chaque pays à l’ère de la compétitivité mondiale. Ainsi, la sphère éducative tend à se transformer en un « lieu » où l’on apprend une culture de guerre (chacun-pour-soi, réussir mieux que les autres et à leur place) plutôt qu’une culture de vie (vivre ensemble avec les autres, dans l’intérêt général).

4. Quatrième piège : la subordination de l’éducation à la technologie. […] Le rôle principal de l’éducation serait donc de donner aux nouvelles générations la capacité de comprendre les changements en cours et les outils pour s’y adapter.

5. Cinquième piège : l’utilisation du système éducatif comme moyen de légitimation de nouvelles formes de division sociale.85

Dans L’âge de l’accès : survivre à l’hypercapitalisme, Jeremy Rifkin sonne l’alarme sur le branchement des classes sur Internet. Si l'expérience éducative est de plus en plus cathodique, virtuelle et contrôlée par le privé, comme le souligne Riccardo Petrella, que deviennent les compétences sociales qui permettent de développer l'humain en tant que citoyen?

Malgré cela, depuis quelque temps, il y a un mouvement aux États-Unis (et au Canada également) pour l'enseignement à la citoyenneté. « L'éducation civique est un mélange sophistiqué d'apprentissage traditionnel, de savoir théorique, de formation à la résolution des problèmes pratiques et d'initiation à la pensée conceptuelle systématique. »86

L'éducation civique est donc, pour Jeremy Rifkin, un antidote aux côtés néfastes du réseau. L'éducation à la citoyenneté a pour objectif ultime l'idée première de l'enseignement qui est de préparer les humains à s'orienter dans leur culture en y participant, et à comprendre également les autres cultures. Les élèves doivent comprendre le rôle primordial de la culture dans la préservation de la civilisation.

85 Riccardo Petrella, « L’enseignement pris en otage : Cinq pièges tendus à l’éducation », Le Monde

diplomatique [En ligne], (Octobre 2000), p. 6-7, http://www.monde-

diplomatique.fr/2000/10/PETRELLA/14338 (Page consultée le 17 novembre 2002)

Ce mouvement civique en éducation n'est pas l'apanage de la majorité des institutions scolaires. Les enfants sont malheureusement formés à vendre leur force de travail. L'École « fabrique des adultes qui se perçoivent eux-mêmes davantage comme des produits consommables que comme des êtres humains accomplis et des citoyens responsables. »87 Cet état de fait n’est pas fortuit. Pour Philippe Perrenoud, l’éducation à la citoyenneté n’est peut-être pas utopique. Sans doute elle est possible, mais non sans lutte à mener car les obstacles, eux, sont bien réels :

Partout dans le monde, les classes dirigeantes attendent de l’école qu’elle reproduise l’ordre social et perpétue leur domination. Elles combattent donc aussi bien la démocratisation des études que l’introduction dans le curriculum de tout ce qui pourrait favoriser la pensée critique, l’autonomie, la construction d’acteurs collectifs.88

Cette affirmation n’est malheureusement pas gratuite. Naomi Klein en a fait la constatation lors d’une rencontre avec des élèves de 12e année en Ontario durant leur cours d’éducation aux médias. Ce cours, novateur, avait pour objectif d’aider les élèves à déconstruire les messages, à comprendre comment ceux-ci influencent leurs propres désirs. La lecture du Meilleur des mondes et de 1984 montre bien l’orientation de la matière. Malgré le bien fondé de ce cours, il a été enlevé possiblement à la suite de pressions :

Perhaps more than anything else, however, the decision to do away with media studies sums up the Tory vision for cut-to-the-bone school reform: Corporations are the saviours of education, not the subjects of it. At the same time as Education Minister David Johnson has decided that arming students with tools to dissect the spin and the sell is unnecessary, he is also working hard to erode the idea of the classroom as a commercial-free space.89

87 Ibid, p. 327.

88 Philippe Perrenoud, « Quels savoirs, quelles compétences mettre au service de la solidarité ? », Life –

Laboratoire innovation – Formation – Éducation [En ligne], (2002),

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2002/2002_26.rtf (Page consultée le 25 novembre 2002)

89 Naomi Klein, « Media Literacy too Dangerous to Survive », Toronto Star (Toronto), (5 nov. 1998), cité dans

Media Awareness Network [En ligne], http://www.education-

L’agenda « caché » n’est pas un concept qu’il faut prendre à la légère. Le terme « agenda » n’est pas innocent, il fait référence à la planification d’une action qui va aider à atteindre un objectif clair mais pas nécessairement avoué. Le terme « caché » signifie que le processus n’est pas transparent, qu’il est même insidieux pour les enseignants et les élèves. En fait, comme le montre l’apport des auteurs, ce que les acteurs économiques, chantres de la mondialisation, tentent de faire passer en douce comme étant normal, obligatoire, dans le sens du progrès et irréversible est un moyen d’atteindre leurs objectifs qui ne sont pas ceux de l’éducation. Si cet état de fait n’est pas rectifié par une culture numérique, ce qui inclut la critique des médias, il faut craindre l’épée de Damoclès qui tient au-dessus de la tête du citoyen que l’école doit et veut former.