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L’AMI, qui s’inspire de l’ALENA, a été négocié secrètement jusqu’en 1997 par un groupe très restreint de pays industrialisés membres de l’OCDE. Paradoxalement, ce projet négocié par un petit nombre d’États implique la planète. Selon la juriste américaine Lori Wallach, directrice de l’organisation Public Citizen : « Si, comme la plupart des traités internationaux, l’AMI établit une série de droits et d’obligations, il se différencie fondamentalement des autres accords : les droits y sont réservés aux entreprises et investisseurs internationaux, tandis que les gouvernements assument toutes les obligations ».134

Le texte des négociations secrètes de l’AMI dévoilé au grand jour sur Internet a créé une commotion dans l’opinion publique mondiale. La véritable opposition est venue des intellectuels, des Églises, des syndicats, des ONG et de la base, et elle attaquait directement la logique même de l’accord. Au Québec, l’attention médiatique a porté sur l’opération SalAMI qui a eu un appui populaire et un appui de certains politiciens. « La dimension

134 Marc Lemire, « La mondialisation économique et la société de l’information à travers l’analyse du mouvement social contre l’AMI », Citoyenneté et participation à l’ère de l’information, dir. par Manjunath Pendakur et Roma Harris. Montréal, Saint-Martin, 2002, p. 415.

internationale, la portée globale des revendications et la présence d’acteurs nouveaux sont des indices qui confirment le caractère particulier de la contestation. »135 En fait, l’opération

SalAMI est particulière pour deux raisons : elle a réussi, et cette réussite est tributaire de la virtualisation de ses communications.

L’organisation des groupes anti-mondialisation n’est jamais hiérarchique. SalAMI s’articule autour de groupes et fonctionne par consensus avec une dynamique qui favorise les initiatives provenant de la base.

Ce qui est véritablement nouveau, selon Marc Lemire, c’est que les TIC ont été un facteur important de mobilisation contre l’AMI en commençant par la publication du contenu des négociations sur Internet. Pour De Brie, « C’est Internet qui a rendu possible la mondialisation de l’information et de l’opposition à l’AMI ».136

Parmi les usages du réseau dans la lutte à l’AMI, il y a la diffusion des textes, et l’échange de connaissances, d’expertises, et d’analyses critiques. Marc Lemire révèle aussi cinq autres types d’usage :

Un militantisme plus concret que les usages précédents, à savoir l’utilisation des listes d’envoi pour diffuser et faire circuler des pétitions.

Le recours au courrier électronique comme outils de perturbation des activités des pouvoirs publics, en d’autres termes l’envoi massif de courriers par Internet pour provoquer la saturation et le blocage des communications de ce type.

Le blocage ou l’altération de sites Web officiels au moyen de différentes stratégies mises en œuvre grâce à l’expertise d’un « pirate informatique ». L’usage d’Internet pour la promotion d’idées grâce à la mise en service de pages Web, ce dont témoigne la prolifération de sites anti-mondialisation sur ce réseau depuis l’AMI.

L’utilisation d’Internet comme média alternatif, c.-à-d. comme support de diffusion de nouvelles et de reportages indépendants de ceux produits par les médias de masse. 137

135 Ibid, p. 417. 136 Ibid, p. 421. 137 Ibid.

Il faut cependant être conscient que ces possibilités techniques sont aussi à la portée des promoteurs d’une mondialisation économique drastique.

Sophia Huyer fait de ces deux derniers points deux aspects des TIC qui prouvent leur influence sur la culture et la société. Le premier stipule qu’il est impératif, pour les mouvements sociaux, de produire l’information et d’y donner le plus large accès possible. C’est dans cette mouvance que l’on retrouve les médias libres alternatifs comme Tao et Indy Media.138 Le deuxième aspect nous montre que les TIC « font de plus en plus partie de

la politique d’aide industrielle des États et qu’ils soutiennent le marché dans l’économie de l’information. »139 Malgré tout, ce n’est pas alarmant. Kelly M. O’Neill voit plutôt

l’avènement d’une forme de concurrence face aux multinationales sur le plan des problèmes à l’agenda de la planète :

Je soutiens ici que, dans le cadre de la mondialisation économique, l’Internet offre à la société civile les mêmes possibilités mondiales de garder les questions sociales et environnementales au cœur des enjeux du commerce et de développement international.140

Plusieurs études existent sur la diffusion du message des mouvements sociaux par des voies traditionnelles comme la presse, la radio et la télévision. Malgré l’importance de ces moyens, les TIC viennent révolutionner le fonctionnement de ces mouvements. Le rythme de la circulation des idées est accéléré, et des auteurs comme H. H. Frederick soutiennent que « les réseaux informatiques continentaux nord-américains favorisent l’émergence du public comme une force en relations internationales. Les élites ne contrôlent plus la circulation des communications. »141 Par exemple, la lutte au Chiapas et le débat sur

l’ALENA ont, grâce aux réseaux, développé des liens avec des ONG, ce qui a facilité l’échange d’informations et contribué à l’élaboration de stratégies communes. Selon A.

138http://www.tao.ca et http://indymedia.org

139 Sophia Huyer. « Les réseaux de connaissances sociales : le défi anti-ALÉNA » Citoyenneté et participation à

l’ère de l’information, dir. par Manjunath Pendakur et Roma Harris. Montréal, Saint-Martin, 2002, p. 395.

140 Kelly M. O’Neill, « Les sites Web de la résistance : interconnexion de réseaux et société civile », Citoyenneté

et participation à l’ère de l’information, dir. par Manjunath Pendakur et Roma Harris. Montréal, Saint-Martin,

2002, p. 426.

Escobar, Internet permet de coaliser des communautés d’intérêts afin de coordonner des actions efficaces pour contrer le néo-libéralisme ou protéger l’environnement.

Sophia Huyer se demande comment les TIC peuvent améliorer, ou non, la production de l’information. Elle regarde aussi si les cyber-mouvements sont plus durables et si les forums virtuels peuvent agir dans le réel. Elle en arrive au constat que l’utilisation d’Internet permet aussi de passer outre les tentatives de censure de l’information par le pouvoir central. Ainsi, « des groupes de femmes mexicaines qui publient sur Internet un rapport sur des viols commis par des soldats, rapport qui aurait autrement été caché. Or, on le diffuse à travers le pays par courriel et il crée un incident national. ».142

Le cas de l’initiative personnelle de Mujer a Mujer pour implanter Internet dans les communications mexicaines nous montre l’importance de l’innovation. Ici, on voit bien que le réseau est créé de toutes pièces pour répondre à un besoin. C’est une méthode qu’il faut valoriser, même en éducation où trop souvent les besoins sont créés par la technologie, alors que ce devrait être l’inverse. La création de besoins par un vecteur extérieur et éloigné de la finalité de l’éducation doit être suspectée comme perverse.

Le rapport au pouvoir

Solveig Godeluck, dans son ouvrage sur la géopolitique d’Internet, avance que les colons du cyberespace (c’est-à-dire les individus qui habitent la toile, par opposition aux compagnies) ont un pouvoir qu’ils n’ont jamais eu dans l’histoire, notamment à cause de la structure du Web qui n’est pas hiérarchique. Il y a justement un certain mythe autour de l’action individuelle qui peut changer le monde. Ce mythe est véhiculé et renforcé par la science-fiction, reflet profond des utopies, avec des œuvres comme Neuromancien où Case affronte seul l’intelligence artificielle suprême, et la Matrice où Neo, le messie, est le seul à pouvoir sauver la race humaine de son extinction programmée par le grand architecte. L’utopie et la science-fiction sont omniprésentes sur Internet. Elles sont maintenant plus efficaces que les sciences sociales pour définir l’évolution de la société. Bruce Sterling,

leader du mouvement cyberpunk, a déclaré lors d’un colloque qu’il était passé du métier d’écrivain à celui de designer sans changer de compétence.

Dans ce virtuel que nous tentons de comprendre, qui peut prétendre détenir un réel pouvoir? Solveig Godeluck explique longuement sa théorie sur le sujet :

Le logiciel libre est au cœur du technopouvoir des colons. Plus qu’un mouvement, il s’agit d’une exigence : que le code source soit ouvert, c’est- à-dire lisible par tous ceux qui le désirent, puis modifiable par les utilisateurs. C’est une nécessité pour faire participer la communauté à l’élaboration des lois de la société virtuelle – puisque le code y a force de loi. Un colon peut de la sorte surveiller les règles édictées par les développeurs, et donc former un contre-pouvoir. Il entrera dans le processus législatif s’il propose un amendement au code. Ce souci démocratique s’incarne idéalement dans une licence GPL (General Public License) interdisant de s’approprier une version modifiée du logiciel ouvert en masquant son code. Mais il transpire également dans la licence open source, qui l’autorise. […] Selon Eric Raymond, la nouvelle « culture du don » qui émerge au sein de l’élite internautes correspond à l’organisation humaine la plus rationnelle dans la société de l’information. L’« économie de l’échange » avait déjà supplanté la « hiérarchie de commandement » avec l’avènement de la production et de la consommation de masse, parce que la capacité à contrôler les biens pour les commercialiser était devenue plus stratégique que la capacité à les confisquer par la force. […] On n’accède plus à un statut social enviable par la force ou par l’argent, mais par la « réputation » : le vrai chef est celui qui donne le plus à la communauté […] on notera au passage que les hackers sont sans doute l’élite la plus éminente et légitime du technopouvoir. Pénétrés de sa culture du don, ils sont également capables de causer de graves dégâts dans le cyberespace, parce qu’ils ont à la fois la connaissance la plus intime et la plus générale de son code. Ce sont les gardiens de la salle des cartes et des plans.143

Ainsi, Wade Rowland144 est dans cette mouvance quand il avance qu’Internet est un espace

public partagé par des millions de « citoyens » sans toutefois être chapeauté par un quelconque gouvernement ou, pire encore, par une multinationale illégitime. Il va sans dire, cependant, que ces « citoyens » ne sont pas tous des hackers aux connaissances techniques approfondies. Où est donc la solution pour qu’une grande majorité des cybercitoyens

143 Godeluck, op. cit., p. 77-79

144 Wade Rowland, Spirit of the Web : The Age of Information from Telegraph to Internet, Toronto, Key Porter, 1999, p. 331-332.

détiennent une part de pouvoir dans ce monde sans hiérarchie légitime? La réponse se trouve peut-être dans la proposition de David Brin :

Let me conclude with a little parable, borrowed from The Transparent Society. This ancient Greek myth tells of a farmer, Akademos, who once did a favor for the sun god. In return, the mortal was granted a garden wherein he could say anything he wished – even criticism of the mighty Olympians – without fear of retribution.

I have often mulled over that little story, wondering how Akademos could ever really trust Apollo’s promise. After all, the storied Greek deities were notoriously mercurial, petty, and vengeful. They could never be relied on to keep their words; they were a lot like human leaders.

I concluded there were only two ways Akademos could truly be protected. First, Apollo might set up impenetrable walls around the glade, so dense that even keen-eyed could not peek through or listen. Alas, the garden wouldn’t be very pleasant after that, and Akademos would have few visitors to talk to them.

The alternative was to empower Akademos so that somehow he could enforce the gods’ promise. Some equalizing factor must make them keep their word, even mortal and his friends started telling bad Zeus jokes. That equalizing factor could only be knowledge.145

Wade Rowland ajoute que les médias de masse unilatéraux (qui transmettent dans un seul sens, de l’émetteur au receveur, sans possibilité de rétroaction) sont par nature autoritaires, contrairement aux médias bilatéraux qui transmettent dans les deux sens et qui sont favorables à l’avancement de la démocratie.146

Il serait cependant illusoire de croire que la simple disponibilité technologique est suffisante pour ouvrir le monde au partage. À l’instar de ce que David Brin avance, la société en réseau doit être éduquée et ouverte au partage des connaissances, ce qui est la clé du pouvoir sur Internet. Il est alors légitime de se demander, à la lumière de ce que les auteurs avancent à propos du pouvoir sur le net, si ce n’est pas l’instauration d’une certaine

145 David Brin, « Getting our Priorities Straight », Crypto Anarchy, Cyberstates, and Pirate Utopias, éd. par Peter Ludlow, Cambridge/London, MIT Press, p. 34-35.

forme d’anarchie, au sens où tout est permis… Wade Rowland a une réponse à cette question :

My dictionary has two definitions for the word anarchy, one negative and one positive: “a state of lawlessness or political disorder due to the absence of governmental authority,” and “a Utopian society having no government and made up of individuals who enjoy complete freedom.” But the sense in which anarchy applies to the Net is tied up in history of anarchism as a vision of an alternative libertarian society based on cooperation as opposed to coercion. Reader old enough to remember the “flower power” era of the late 1960s and 1970s will recall that wherever hippies congregated in any number, there were sure to be “Diggers” who specialized in supplying free food, clothing and lodging. The Whole Earth Catalogue (with its motto “access to tools”) grew out of the Digger phenomenon, and it is no surprise to find Stuart Brand and others who were prominent in the movement involved in today’s Electronic Frontier Foundation , which attempts to ensure universal access and freedom of expression on the Net. The Foundation can credibly claim to speak for the dominant attitudes among Net users when it becomes to the politics of control and authority or the “Net ethic”.147