• Aucun résultat trouvé

L’affirmation du modèle familial homoparental

Chapitre 6 : Le rapport à la norme hétérosexuelle

6.1 Résistance à l’hétéronormativité

6.1.1 L’affirmation du modèle familial homoparental

Dans leur quotidien, les participantes doivent se heurter à des normes profondément ancrées, et il peut être difficile de s’en défaire ou de les contester. On remarque toutefois chez ces mères un désir de faire bouger les choses, de rendre l’homoparentalité plus visible et d’obtenir une reconnaissance sociale plus complète. Pour Honneth, une attitude de résistance ou d’engagement dans un mouvement de lutte sociale témoigne d’une reconnaissance qui n’est pas complète. Les exemples qui suivront pourront donc nous informer à la fois sur des stratégies de résistance à l’ordre hétéronormatif et sur le degré de reconnaissance sociale perçu par ces homoparents. Penchons-nous d’abord sur la volonté des participantes de fournir une plus grande visibilité aux familles homoparentales.

À titre d’exemple, Annick et Catherine me parlent de l’importance pour elles de rectifier les documents officiels :

A : « On est arrivées à l’école, pis là quand j’ai rempli les formulaires c’était marqué "mère/père". »

C : « Pis là tu le barres avec un gros X. Pis une tête de mort. (rires) »

A : « Mais j’ai dit à la madame : "Ben probablement qu’on est la première famille homoparentale, mais moi j’aimerais ça que les formulaires soient adaptés, qu’il soit marqué "parent 1/parent 2". Pis t’sais même affaire, les documents de la sage-femme c’est marqué "mère/père" t’sais. C’est comme... (soupir). »

C : « Moi en fait ça me dérange pas là. Ça me dérange pas mais c’est important. [...] Dans le sens que ça m’affecte pas émotionnellement là, mais c’est important. Pour... Surtout pour Antoine. »

89

Il s’agit donc de quelque chose d’important pour elles, mais qui n’est pas non plus incompréhensible :

C : « C’est normal dans le fond. Moi je me dis, tout est long. C’est de la paperasse, c’est tellement long au Québec là, c’est effrayant. »

A : « Mais t’sais faut être compréhensif, parce qu’on est quand même des pionniers là. [...] Y’a une belle ouverture. Je pense que y’a déjà eu beaucoup de travail qui a été fait, même s’il est pas tout complet, ben nous autres, si on a juste à pousser un peu plus, ben la porte, elle s’ouvre. On est rendus là fait que c’est pas grave. »

D’un côté, la visibilité qui est offerte aux familles homoparentales n’est pas complète. De l’autre, cependant, elle semble proche de l’être, ou du moins elle est en mouvement sur une voie ouverte, libre d’obstacles. Annick et Catherine semblent importunées par ce genre de formulaire hétérocentré, mais également compréhensives et optimistes puisque la majorité du travail a déjà été fait, et que les signes de ce travail sont visibles dans la région habitée par les participantes. D’ailleurs, aucune d’entre elles ne m’a fait part de difficultés ou de réactions négatives lorsqu’elles demandent une correction auprès d’une institution. Les efforts pour demander une plus grande visibilité semblent donc être une stratégie de résistance à l’hétéronormativité qui porte ses fruits, du moins à un niveau institutionnel.

Par ailleurs, Élyse discute d’une intervention possible auprès des futur-e-s enseignant-e-s de l’enfant, au besoin. Elle mentionne que sa conjointe a décidé d’aborder le sujet de l’homoparentalité avec l’enseignante de maternelle en début d’année scolaire, de lui demander si c’était quelque chose qui la « tracassait », ce à quoi elle a répondu « pas du tout ». Élyse explique pourquoi sa conjointe est intervenue :

É : « [Pour ma conjointe] je pense que c’était plus par curiosité, dans le sens : "En avez- vous eu d’autres dans la classe?" ou quelque chose comme ça. "Y’en a tu d’autres?" Je pourrais pas dire si y’avait une question plus profonde en arrière de ça, mais moi j’ai pas eu le besoin de le faire. Je trouvais que c’était correct. [...] Plus elle va grandir, d’après moi, il va y avoir plus de, peut-être d’intervention à faire au niveau des enseignants. En même temps tout dépend de combien d’enfants ils ont eus dans leur classe. T’sais si l’enseignante de maternelle, c’est la troisième fois qu’elle a un enfant avec deux mamans, peut-être qu’elle se pose pas la question. »

Le point de vue d’Élyse sur la question de la visibilité semble encore embryonnaire puisque sa fille vient tout juste d’entrer à l’école au moment de l’entrevue, mais elle semble ouverte et prête à faire de la sensibilisation auprès des enseignant-e-s si nécessaire, si elle se rend compte d’un certain malaise ou de certaines pratiques qui ne sont pas adaptées pour sa fille et qui posent problème. Elle se montre toutefois davantage intéressée à attendre et observer plutôt qu’à prévenir, ce qui nous indique qu’elle ne prédit pas nécessairement un manque de visibilité, tout en sachant que c’est une possibilité et qu’il est envisageable d’intervenir en cas de besoin. La conjointe d’Élyse, de son côté, a choisi de questionner l’enseignante et de s’assurer que cette dernière était confortable avec le modèle familial de son élève. La sensibilisation auprès des enseignant-e-s ou des éducateurs en garderie constitue une autre stratégie utilisée par les participantes pour obtenir une plus grande visibilité en réponse au poids du cadre hétéronormatif. On peut également mentionner la possibilité de se rendre visible en étant actif à l’école de son enfant, comme Sophie par exemple qui participe comme parent accompagnateur aux activités scolaires des plus jeunes et qui s’identifie comme la belle-mère, la conjointe de la mère des enfants.

Pour Descoutures (2010), la « visibilisation » est une forme de militantisme, ce qui suggère la présence d’un mouvement social et de revendications. Tel que mentionné précédemment, pour Honneth, l’inscription d’individus dans un mouvement social correspond à une lutte pour la reconnaissance sociale et donc à une reconnaissance potentiellement incomplète de leur statut. Tirer une telle conclusion serait toutefois hâtif, puisque la façon dont les participantes articulent leur rapport à la norme est complexe. Voyons voir d’autres exemples de stratégies de résistance à l’ordre hétéronormatif établi.