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Chapitre 1 : Revue de littérature et éléments de problématique

1.4 Homosexualité et ruralité

Ce sous-chapitre vise à documenter l’expérience de l’homosexualité en milieu rural telle que décrite dans la littérature sociologique, et à en faire ressortir les principales représentations sociales énoncées ou sous-entendues. Nous verrons que ces représentations sont empreintes de stéréotypes sur la ruralité et conclurons en nous questionnant sur la définition même de cette notion, souvent utilisée pour décrire une variété de contextes.

Examinons d’abord l’intersection de l’homosexualité et de la ruralité d’un point de vue macrosociologique. Selon Judith Halberstam (2005), théoricienne queer, peu d’attention a été portée jusqu’à présent au vécu de personnes queer – c’est-à-dire qui ne s’identifient pas aux normes hétérosexuelles et aux normes de genre qui y sont associées – vivant en milieu rural. La grande majorité des études queer sur les aspects de communauté, d’identité sexuelle et de rôles genrés a pris place en contexte urbain, voire métropolitain, et a démontré une absence d’intérêt pour le potentiel académique des sexualités, genres et identités « non métropolitaines ». La plupart des études étasuniennes sur l’homosexualité produites au vingtième siècle présument que la culture gaie est enracinée dans les villes et qu’elle entretient un rapport spécial au mode de vie urbain, présomption qui, selon l’auteure, date de la migration marquée de jeunes hommes homosexuels blancs du Midwest vers les centres urbains de San Francisco et de New York dans les années 70. À l’image d’un mythe, la vie rurale et en petite ville a été représentée par les personnes queer habitant dans les grandes villes comme triste et solitaire, et les habitants de ce milieu ont été dépeints comme « coincés » à un endroit qu’ils quitteraient si seulement ils le pouvaient. C’est en se basant sur ces représentations qu’Halberstam conçoit le terme de « métronormativité », notion qui fait référence au récit dominant de migration de la campagne vers la ville, et qui se veut révélatrice de l’amalgame entre « urbain » et « visible » dans les récits de subjectivités homosexuelles.

Parallèlement au récit du coming-out, ces récits de migration mettent en scène des individus pour qui l’orientation sexuelle est dissimulée, refoulée, qui sortent du secret et se voient capables d’exprimer librement leur identité sexuelle une fois qu’ils intègrent l’environnement urbain. Selon l’auteure, un tel modèle binaire jette de l’ombre sur les nombreux individus queer qui migrent en ville par nécessité et qui retournent ensuite en contexte rural, ou encore ceux qui relatent une variété d’expériences sexuelles ou amoureuses au sein de leur communauté d’origine. À cela, la théoricienne ajoute que peu a été dit dans le passé sur l’expérience homosexuelle dans les espaces d’« entre-deux », c’est-à-dire dans les petites villes ou les petites banlieues. Ainsi, en plus de limiter la recherche académique queer, la métronormativité apparaît pour les personnes homosexuelles comme le modèle à suivre pour vivre son identité homosexuelle de la « bonne manière ». C’est du moins la théorie que propose Halberstam en prenant comme terrain d’étude les États-Unis.

La théorie de Halberstam (2005) fait écho à des représentations très communes au sein de la littérature académique. Les géographes David Bell et Gill Valentine (1995) remarquent, dès les années 90, que les études sur l’expérience rurale ne s’intéressent que rarement au vécu de la sexualité, si ce n’est pour l’inclure comme variable parmi plusieurs autres. Cette focalisation sur l’expérience urbaine de l’homosexualité s’expliquerait, selon une approche constructiviste, par les opportunités qu’offre la grande ville en termes d’anonymat, d’hétérogénéité et de densité de population. Ces deux géographes britanniques ont toutefois cru bon ne pas s’en tenir à ces arguments simples en cherchant plutôt une réponse dans l’imaginaire gai dépeint dans le cinéma ou la littérature et dans la place qu’occupe la ruralité dans cet imaginaire. Il est fréquent que la ruralité y soit représentée comme étant un milieu de vie où règnent les valeurs traditionnelles, incluant celles associées à la sexualité, et où les mariages religieux, la monogamie et l’hétérosexualité sont hégémoniques (Bell et Valentine, 1995). Il est vrai qu’historiquement, la tradition rurale a été organisée autour de la cohérence et de la fluidité entre les systèmes familial, communautaire et religieux (Salamon, 1992). En lien avec le mariage religieux et l’importance accordée à la conformité, les espaces ruraux ont davantage été représentés comme des environnements hostiles à l’homosexualité, par opposition aux villes qui étaient dépeintes comme des espaces de tolérance, de diversité et de communauté pour les individus s’identifiant comme homosexuels (Halberstam, 2005; Weston,

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1998). Mais ces représentations sont-elles toujours actuelles et se reflètent-elles dans les études de terrain?

Une étude de Waitt & Gorman-Murray (2011) réalisée en Australie auprès d’hommes homosexuels étant retournés dans leur région d’origine permet de nuancer le récit migratoire trop normatif que Halberstam critique. Malgré la migration temporaire dans des métropoles et en dépit de certains souvenirs négatifs rattachés à la région d’origine et à des expériences de stigmatisation, les sujets de cette étude énonçaient les raisons de leur retour, les raisons de leur attachement à leur lieu de naissance. Cela dit, de manière générale, ces récits ont confirmé l’importance d’une trajectoire mobile, de l’expérience de la vie urbaine dans la construction de l’identité sexuelle chez une personne gaie ou lesbienne. Les résultats encouragent toutefois à atténuer l’hégémonie du flux unidirectionnel qui positionne le centre métropolitain comme l’« utopie gaie » et soutiennent que l’hétéronormativité en Australie régionale est construite, non préconfigurée et ouverte à la contestation et à un remaniement (Waitt & Gorman-Murray, 2011 : 1251).

Au Québec, l’ouvrage collectif Homosexualités : Variations régionales (2007), sous la direction de Danielle Julien et de Joseph J. Lévy, constitue une ressource importante sur le sujet, malgré son caractère moins actuel. Dans le chapitre intitulé « Les stratégies identitaires des lesbiennes et des gais vivant dans les régions non métropolitaines du Québec » (2007), les auteures expliquent que leurs résultats sur le terrain « ne confortent pas la vision d’une ruralité qui se distinguerait par des valeurs traditionnelles et par l’emprise du religieux, où les mentalités passéistes tarderaient à se moderniser » (Chamberland et Paquin, 2007 : 36). Néanmoins, une spécificité régionale existerait et résiderait dans « la personnalisation des liens sociaux attribuable à la faible densité démographique, à l’absence de ségrégation spatiale des activités et à la porosité des frontières entre vie publique et vie privée » (Chamberland et Paquin, 2007 : 36). Ce contexte social donne place à différentes stratégies de divulgation ou de dissimulation de l’identité sexuelle, que les auteures appellent respectivement la « visibilité large », vécue dans la sphère publique, la « visibilité sélective », la « visibilité restreinte » à la vie très privée et l’« invisibilité totale ». Cela peut rappeler les stratégies de « visibilisation » et « d’invisibilisation », abordées par Descoutures (2010) dans son livre Les mères lesbiennes,

qui font état du niveau d’homophobie ou d’hétérosexisme vécu dans sa communauté. De plus, « les mêmes facteurs qui empêchent la mise en œuvre de stratégies intermédiaires de visibilité limitent considérablement la visibilité publique des lesbiennes et des gais, et freinent le développement d’espaces collectifs » (Chamberland et Paquin, 2007 : 36). Ainsi, les résultats de cette étude laissent apercevoir des difficultés telles la solitude, l’isolement ainsi que le manque de ressources et d’un réseau de pairs. Le sentiment d’appartenance au milieu et les avantages perçus de la région semblent toutefois pallier ces inconvénients.

En somme, il semblerait que le récit de l’individu homosexuel qui migre de la campagne vers la ville s’actualise encore aujourd’hui, mais qu’il ne faille pas le généraliser, puisque plusieurs font le choix de demeurer dans leur région d’origine. Néanmoins, il apparaît qu’une spécificité rurale existe, spécificité qui ne serait cependant pas liée aux valeurs traditionnelles de la ruralité, bien que cette perception puisse persister dans l’imaginaire commun.