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Insistons d’abord sur le fait que Guillaume Tell est un grand opéra français. C’est la première œuvre originale de Rossini écrite dans cette langue, après les traductions/adaptations de Maometto II en Le Siège de Corinthe (1826), Mosè in Egitto en Moïse (1827) et Il Viaggio a Reims en Le Comte Ory (1828) 59. Les structures rythmiques et la manière de conduire le phrasé sont très différentes de celles utilisées précédemment par le cygne de Pesaro, qui s’approprie ici tout un code expressif. Stéphen de La Madelaine qualifie la différence entre les deux idiomes lyriques dans une de ses leçons écrites :

« La langue française […] n’a pas, il est vrai, la mollesse et la sonorité de la langue italienne, si éminemment favorable aux tartines musicales ; mais elle possède en revanche une noblesse et une dignité qui se prêtent merveilleusement aux grands effets de la scène. La compensation me semble suffisante. 60 »

Ainsi que le professe l’éminent musicographe François-Joseph Fétis (1784-1871), « une belle articulation des paroles est un des plus puissants moyens d’effet que le chanteur ait à sa disposition : ce qu’on nomma l’accent 61 ». Dans le système théorique de l’interprétation vocale le plus communément repris à cette époque, la prononciation correcte (celle de la langue exactement dite) et l’articulation efficace (le moyen modulable de projeter le texte en fonction du lieu) sont les parties méthodiques du chant avec paroles, tandis que l’expression juste – celle qui a les accents de la vérité 62 – est la partie sensible de l’art. Quel rapport Duprez avait-il à la langue française ?

59 Voir Philip Gossett, Divas and scholars : performing Italian opera, Chicago : University of Chicago Press, 2006, p. xii pour les dates de création des traductions, p. 386-391 pour Guillaume Tell et p. 300 pour la pratique des chanteurs de l’Opéra de Paris de réintégrer une partie des fioritures élaguées par Rossini au moment de la traduction, ce qui contribue à faire de Tell la première œuvre rossinienne divergeant de la tradition du chant italien.

60 Stéphen de La Madelaine, « Leçon sur un air du Freyschütz », Chant / Études pratiques de style vocal, Paris : Albanel, 1868, vol. 1, p. 78.

61 François-Joseph Fétis, Méthode des méthodes de chant, Mayence : Schott, 1870, p. 94.

62 Sur le lien entre expression et vérité, voir Bernard Mengozzi et Pierre-Jean Garat, Méthode de chant du Conservatoire de musique, Partie 2, Paris : Imprimerie du Conservatoire de musique, [1804], p. 83 : « Il n’y a pas

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Éléments préparatoires à l’archéophonie de Duprez

Il faut tout d’abord considérer la tradition littéraire humaniste enseignée à ce chanteur par son maître Alexandre Choron (1771-1834) dans sa jeunesse : « Mme Stolz […] est de l’école prosodique de Choron. Comme Duprez, elle a reçu de ce maître les premières leçons de chant 63 ». Le maître a certainement inculqué à ses disciples la primauté du texte et l’importance de son intelligibilité et de son expression, puisqu’on lit dans la méthode de Duprez : « un chanteur d’expression devrait savoir aussi bien dire les vers sans la musique, que chanter la musique sans les vers. Deux conditions forment donc son talent : la vocalisation et la diction lyrique. 64 » Diction lyrique qu’il définit comme suit, avec l’intention claire de produire de l’effet : « L’art de se faire entendre est l’art de se faire écouter. On captive toujours l’attention par la conviction, l’intérêt, le sentiment qu’on apporte à dire ou à chanter une chose ; la force et l’étendue matérielle de l’organe sont toujours suffisants quand on sait intéresser. 65 » Il est particulièrement intéressant à ce stade de constater la distinction que professe Duprez lui-même entre l’effet (manière de retenir l’attention et d’impressionner le public) et la voix (considérée au point de vue sonore, audible). C’est plutôt par la diction inspirée, c’est-à-dire par l’intensité de l’intention théâtrale qu’il entend émouvoir. Un professeur de chant renommé, Alexis de Garaudé (1779-1852), recommandait précisément d’imiter Duprez pour ses interprétations incarnées :

« Je ne saurais trop engager les élèves à s’inspirer des beaux récitatifs de Gluck, Spontini, Meyerbeer, Halévy, Bellini, &. C’est à force de déclamer avec l’expression ou la verve qu’ils exigent, c’est en s’identifiant avec les passions de tout genre qu’on parvient à développer en soi ce feu sacré, cette énergie brûlante sans laquelle il ne peut exister de grands chanteurs, et dont Duprez nous offre souvent d’excellens modèles par son admirable manière de dire le Récitatif. 66 »

Concernant le récitatif, Duprez donne quelques conseils dans sa propre méthode : « Soyez clair, précis, net. Le récit se chante toujours sur le plein de la voix. Ne soyez jamais lent ni uniforme. […] Soyez sobre d’ornemens, le récit n’en exige pas. 67 » Rien de bien étonnant,

63 Th. Vauclare, « Académie royale de musique. Madame Stoltz. », Le Monde Dramatique, 1837, p. 166.

64 Gilbert Duprez, L’art du chant, Paris : Heugel, 1846, Troisième partie, p. 106.

65 Gilbert Duprez, L’art du chant, Paris : Heugel, 1846, Troisième partie, « Diction lyrique », p. 108.

66 Alexis de Garaudé, « Du caractère des divers morceaux de chant », Méthode complète de chant, Paris : L’auteur, 1841, p. 141.

67 Gilbert Duprez, « Du récitatif », L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, p. 108.

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selon nous, à demander de la variété et de la mesure dans le contexte rhétorique que nous venons d’évoquer. Il est beaucoup plus curieux de relever le rejet des demi-teintes, précisément dans un récit très « vécu » ; une de ses élèves confirme que « chaque note était pleinement timbrée » dans la déclamation de Duprez 68. Bien sûr, détimbrer la voix n’est pas un moyen très efficace dans la perspective de porter un texte jusqu’aux derniers balcons d’une grande salle. Il s’agit peut-être aussi de distinguer la pratique du maître de celle d’autres chanteurs à la même époque, ou plus tard dans le même répertoire. En effet, des études sur la diction dans l’œuvre de Verdi 69 tendent à montrer que la pureté de l’émission caractéristique de l’art des castrats et du Bel canto en général était mise en péril par sa nouvelle esthétique – au grand dam du compositeur lui-même, qui désapprouvait par exemple les excès de Ristori dans Macbeth 70.

Les adjectifs « clair, précis, net » semblent devoir s’appliquer plutôt au phrasé et à l’articulation. Or, une méthode spécialement dédiée à l’articulation parue la même année que celle de Duprez nous apprend qu’« il faut […] souvent doubler en quelque sorte [l]es consonnes, sans quoi leur véritable et bonne articulation ne parviendrait pas au fond d’une grande salle 71 ». Un troisième traité contemporain des deux premiers fait le lien avec la recherche de l’accent, indiquant qu’ « il faut, lorsqu’on veut donner de l’intérêt au mot, que sa première consonne soit en quelque sorte doublée ou même triplée 72 ». C’est donc non seulement une sur-articulation permanente mais aussi variable qui est la norme à l’Opéra.

Comme souvent, les méthodes plus tardives décrivent plus finement les techniques ; ici, c’est un élève de Ponchard qui nous livre en 1870 la solution pour les mots ne commençant pas par une consonne immédiatement suivie d’une voyelle :

68 « He was a master of his art and was especially great in declamation, as "declamation" was practised at that time. Now it too often degenerates into a mere forcing of the voice, but with Duprez every note was sung with the full resonance of its tone, every syllable of the words was pronounced with the distinct and exact value of its meaning. » (Emma Albani, Forty Years of Song, Londres : Mills & Boon, 1911, p. 29).

69 Voir Marie-Pierre Lassus, La Voix impure ou Macbeth de Verdi, Paris : Klincksieck, 1992, p. 227-233.

Rappelons que Duprez créa le rôle de Gaston dans Jérusalem de Verdi en 1847.

70 Voir Philip Gossett, Divas and Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 324.

71 Alexis de Garaudé, 52 études ou exercices de prononciation et d’articulation dans le chant français, Paris : L’auteur, 1846, p. 5.

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« Pour être bien compris, bien entendu dans une grande salle, on doit altérer légèrement la prononciation des syllabes à double détente ; ainsi, par exemple, dans les phrases suivantes […] on doit plus ou moins faire entendre :

S’emperesse à felatter mes désirs.

La mer qui berise sur la pelage.

Pelaisirs du rang superême, / Ekelat de la guerandeur.

[…] Pour bien faire, il faut seulement appuyer sur l’altération indiquée, autrement dit, faire entendre distinctement les deux mouvements de détente de la syllabe 73. » Cependant, les traces que nous conservons des techniques traditionnelles de diction chantée n’étaient pas du goût de tous les esthètes :

« Il y a des vices de prononciation systématiquement enseignés par certains maîtres, à seule fin de rendre plus sonores certaines syllabes qu’on juge déshéritées […]. Ces doctrines s’enseignent surtout oralement, mais elles sont assez fières d’elles-mêmes pour s’imprimer. […] M. Delprat ajoute, il est vrai, que cet enjolivement doit être presque insensible, mais il n’est, hélas ! que trop sensible chez bien des artistes de théâtre, et c’est une affectation qu’ils ont contractée auprès de certains professeurs. 74 »

Il faut dire que le principe est étendu aux diphtongues dans la méthode de Delaquerrière 75, et que des substitutions de consonnes voisées au profit de leur équivalent non-voisé y sont également suggérées (K pour G, P pour B, CH pour J, etc.). Dans une situation où il est très difficile de se faire comprendre, on peut donc imaginer que la phrase « Dieu de mes pères, astre qui luit / Je veux la gloire et la beauté » se prononce au final « t(h)i-yeu te mè p(h)èrr(e) asstrre ki lu(b)i, che f(h)eu la k(e)lou(b)ar(e) é la p(h)oté » (voir § 1.2b) ! La tendance opposée à ces exagérations 76 ou déformations ponctuelles était représentée au Conservatoire par Michelot (1786-1856), originellement professeur de déclamation dramatique (c’est-à-dire en voix parlée) qui souhaitait que l’on passât sous silence les terminaisons des rimes féminines 77. Cette idée ne séduisit aucune personne impliquée dans

73 Charles Delprat, « De la prononciation dans le chant », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 154-155.

74 Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant au Conservatoire », Le Ménestrel, 19 juin 1870, p. 229.

75 José Delaquerrière, Savoir chanter, Aymer : Richardson, 2008. Au point de vue de la prononciation, les techniques exposées dans cette méthode nous semblent représentatives de la pratique de Louis Delaquerrière à l’Opéra-Comique dans les années 1880, et de l’enseignement qu’il avait reçu avant cela.

76 Voir pour ce mot le jugement d’Auguste Laget, Traité de prononciation, Toulouse : Capdeville, 1883, p. 93.

77 Voir Auguste Laget, « Diction et prononciation », Le Chant et les chanteurs, Paris : Heugel, 1874, p. 235.

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le monde lyrique au XIXe siècle, car la fidélité aux intentions des auteurs et à l’usage établi passait avant de pareilles innovations esthétiques.

Duprez, s’il se défendait de professer l’excès en la matière 78 (conformément aux principes communément partagés, édictés plus haut par Henriette Nissen-Saloman), ne répugnait pas à mettre ce principe en œuvre, si l’on en croit une caricature (voir Figure 10) qui le représente dans le grand final 79 de Guillaume Tell. Voyons jusqu’où nous pouvons exploiter ce document en lui vouant temporairement une foi aveugle, au risque d’entrer dans la fiction, et en documentant un maximum de paramètres manquants pour réaliser son

« archéophonie ».

Figure 10 – Caricature de Duprez dans le rôle d’Arnold, F-Po, estampe non cataloguée, [c1837] © BnF

« Et harrachons Guillaume à ses ferssess !

78 « Trop appuyer sur les consonnes est un défaut : elles sont en général fort rares les occasions où l’artiste est obligé d’en exagérer l’accentuation. » (Gilbert Duprez, « De la prononciation lyrique », L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, p. 108).

79 « Le quatrième acte de Guillaume Tell ne se joue guère en entier. […] il vaut mieux […] baisser la toile, ainsi

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et harrrrachons Guillau au aume à ses fersess ! »

Duprez a semble-t-il construit une gradation entre la première et la seconde fois avec un

« R » quadruplé sur « harrrrachons » et rendu la finale des « ferssess » audible par soucis d’intelligibilité. L’exagération consubstantielle au genre de la caricature mise à part, le grondement du R 80 et l’aspiration marquée du H seraient-ils des éléments objectifs de la

« diction parfaite 81 » évoquée par le premier biographe de Duprez à propos de son début du 17 avril 1837 précisément dans le rôle d’Arnold ? Revenons à la partition.

The Mysterious Affair at Altdorf

La meilleure source pour la musique correspondant logiquement à ce texte dans la bouche de Duprez nous fait défaut, car son rôle 82, s’il a jamais existé, est perdu. La consultation de ceux qui portent son nom dans d’autres œuvres à son répertoire à la même époque nous apprend que le chanteur, peut-être parce qu’il était un improvisateur très aguerri, n’y notait pas ses ornementations 83. On ne perd donc probablement pas beaucoup à considérer le rôle d’Adolphe Nourrit 84 comme celui qu’aurait détenu Duprez. De plus, les matériels conservés ayant servi aux successeurs de Duprez n’en diffèrent aucunement pour ce qui est des hauteurs et des durées – la seule modification courante est l’amendement des paroles, qui fait de certaines pages de véritables palimpsestes. Justement, les mots « ses fers » semblent avoir été corrigés en « ses coups » sur la partie de Nourrit (voir Figure 11), car la graphie est différente. Le monnayage de « a-a-rra-chons » en « et ar-ra-chons »

80 Le redoublement du R s’intitule grondement en déclamation baroque mais peut aussi être rapproché du

« ronflement » au théâtre : « C’est appuyer fortement sur les R, surtout quand ils sont redoublés. Le ronflement produit un très grand effet dans la tragédie et dans le mélodrame. […] Ronfler se nomme encore faire la roue. » (Théophile Dumersan, Manuel des coulisses, Paris : Bezou, 1826, p. 87-88).

81 Dollingen, « Duprez », Galerie des contemporains, dixième livraison, Paris : Chaix, s.d. [c.1854], p. 4.

82 Le « rôle » est un document rassemblant spécifiquement « ce que doit réciter un Acteur dans une pièce de Théâtre » (Dictionnaire de l’Académie Française, 6e édition, tome 2, Paris : Académie française, 1835, p. 271).

Dans notre cas où les répliques sont intégralement chantées, il s’agit d’une particelle comportant seulement au-dessus de la basse instrumentale les portées correspondant à Arnold et aux autres lignes de chant intervenant dans les mêmes numéros.

83 Il est possible que Duprez ait noté des éléments d’ornementation sur un cahier à part, qui en tout cas n’a pas été conservé comme ceux de sa collègue au Conservatoire Laure Cinti-Damoreau (voir Austen Caswell, “Mme Cinti-Damoreau and the Embellishment of Italian Opera in Paris : 1820-1845”, Journal of the American Musicological Society, vol. 28, no 3, 1975, p. 460). Les ajouts ornementaux portés par les interprètes sur leurs rôles sont par ailleurs suffisamment répandus pour avoir fourni l’étude de Damien Colas, Les annotations de chanteurs dans les matériels d'exécution des opéras de Rossini à Paris (1820-1860) : contribution à l'étude de la grammaire mélodique rossinienne, thèse, Université François Rabelais, 1997.

84 F-Po, Mat 19 316 (6).

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indiqué par la caricature correspond au genre d’information que l’on aurait pu retrouver dans le rôle de Duprez.

Figure 11 – Rôle de Nourrit dans Guillaume Tell, [c1827], F-Po, MAT 19 316 (6) © BnF

La phrase musicale notée vient conforter l’hypothèse que Duprez employait ici une diction très marquée. L’élan ramassé du triolet de croches dans le grave nécessairement allégé 85 pour que cet arpège conduise vers une tessiture très aigue – jusqu’aux ut donnés avec force en voix de tête 86 – rendait le texte difficilement perceptible, ce qui justifie pleinement le recours aux techniques de sur-articulation des consonnes décrites dans les méthodes 87. Quant au triplement de la voyelle « au » alors que le motif musical noté ne laisse la place qu’au doublement de ce son s’il est réarticulé sur chaque note, il est tentant de lui chercher une signification. Par exemple, si la noire avant l’ut aigu était monnayée en deux croches, on obtiendrait une accentuation sur les trois sol (« et arrachons Guillaume à ses fers ») qui supportent les accents toniques lors la première énonciation et sur les deux ut (« Guillau-au-aume à ses fers ») la seconde fois, le contraste de la registration étant facilité par le changement de voyelle (voir § 3.1b). Nous convenons que cette hypothèse se heurte aux limites de l’exploitation du dessin comme substitut d’enregistrement sonore ; toutefois, ce renchérissement sur la première énonciation, déjà noté par Rossini, retranscrit également une gradation rhétorique de « l’énergie brûlante », du « feu sacré » qui anime le chanteur lorsqu’il dit ces vers. Il faut également souligner que le public de l’Opéra connaissant très

85 « REGLE GENERALE. Si vous voulez conserver de la puissance dans les notes hautes, il ne faut pas forcer les notes graves, surtout lorsque les intervalles grandissent. » (Gilbert Duprez, L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, p. 16).

86 « Sa voix de tête était d’une extrême puissance ; ce qui lui faisait dire encore : « Hélas ! ma voix de tête a pris du ventre. » (Théophile Silvestre, « G. Duprez, étude d’après nature », Gilbert Duprez, La Mélodie, études complémentaires vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris : Chaix, s.d. [1858], p. XII).

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bien l’œuvre, certains auditeurs étaient selon nous à même de relever de tels détails avec précision et, pourquoi pas, de les intégrer à une caricature.

La déclamation juste, la qualité rhétorique du chant de Duprez ne se résument certainement pas à une diction modulable. Le public goûte en connaisseur les moindres inflexions des grands interprètes, avec un plaisir multiplié de les réentendre puisque ces instants rares ne sont pas encore reproductibles mécaniquement et que l’on sait la prestation d’un chanteur destinée à se ternir avec le vieillissement des organes. Aussi Alexandre Dumas prête-t-il à Edmond Dantès le souci d’écouter avec plus d’attention certains passages qu’il aime davantage :

« Cher Maximilien, interrompit le comte, écoutez de quelle adorable façon Duprez chante cette phrase : “Ô Mathilde ! idole de mon âme.” Tenez, j’ai deviné le premier Duprez à Naples et l’ai applaudi le premier. Bravo ! bravo ! 88 »

La façon « adorable » de Duprez met certainement en jeu une registration très souple, conforme à la tradition 89. Il privilégie souvent la douceur de la voix de tête, même là où Nourrit, chanteur à l’ancienne mais fort ténor depuis le début de sa carrière, donnait de la voix plus franchement :

« Accoutumé à ce premier coup de fouet de Nourrit : Haine et malheur à nos tyrans ! (I, 5), le public ne fut pas enchanté de Duprez, qui trouvait, lui, dans la déclaration d’Arnold à Mathilde, un charme, une passion que Nourrit ne soupçonnait même pas. Duprez ne crut pas non plus devoir donner au public en voix de poitrine ce second coup de fouet que Nourrit lui cinglait, en voix mixte : C’était aux palmes du martyre… Autre mécompte de la sainte routine. 90 »

La force n’est ni un but en soi, ni une composante dominante de la vocalité de Duprez ; au contraire, le désir d’adapter le volume de voix au sens des paroles ou de la situation est chez

88 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Paris : Calmann Lévy, 1889, tome 5, p. 168.

89 « Dans la [phrase Ô Mathilde ! idole, etc., etc.], il est patent que le musicien n’a pas voulu d’autre sentiment que la douleur et le regret exprimés secrètement pour que l’interlocuteur puisse paraître ne pas l’entendre ; c’est ainsi, du reste, qu’elle fut comprise par Nourrit, qui la chanta en voix de tête avec une grande douceur, et une grande vérité dramatique. Duprez, lui-même, qui lui succéda dans ce rôle, bien qu’ayant une voix de poitrine splendide, ne commit pas la faute de chanter cet à-parte en pleine voix » (Marié, Formation de la voix, Paris : Heugel, p. 9). Rappelons que Marié avait été moniteur et professeur à l’école Choron, où Duprez fut formé, ce qui justifierait une conception commune des règles et des fautes de goût.

90 Théophile Silvestre, « G. Duprez, étude d’après nature », Gilbert Duprez, La Mélodie, études complémentaires vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris : Chaix, s.d. [1858], p. XI.

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lui constant : « Qu’est-ce qu’un son, sinon un moyen d’exprimer une pensée ? Qu’est-ce qu’une note, sans le sentiment qu’elle colore et dont elle est animée ? 91 »

Nous allons analyser les moments significatifs du premier tableau du quatrième acte de Guillaume Tell, lequel présente l’avantage de rassembler les cas de figure les plus fréquents.

Nous allons analyser les moments significatifs du premier tableau du quatrième acte de Guillaume Tell, lequel présente l’avantage de rassembler les cas de figure les plus fréquents.