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I. 3 3 Les livres pour enfants, la bibliothécaire et le psychanalyste

II. 1. L A SALLE D ’ ASILE : FORMER L ’ OUVRIER MODÈLE

L’invention63 de la salle d’asile s’inscrit dans la croisade morale philanthropique poursuivie

par une fraction de la bourgeoisie tout au long du XIXe siècle : diverses catégories de la popu-

lation ont été destinataires des secours publics et d’une assistance morale. Elle participe, ce faisant, de la rationalisation de la petite enfance dans la perspective de sa conservation, et du projet politique de moralisation des classes populaires urbaines par leur mise au travail (Cas- tel, 1999). Elle s’est établie d’une part contre les gardiennes à la journée, femmes socialement et spatialement proches des ouvrières urbaines (Dajez, 1994, p. 14‑15 ; Luc, 1996, p. 181‑184) et d’autre part contre l’aumône charitable, tenue pour erratique, inefficace et non scientifique.

« Il s’agit désormais de promouvoir des dispositifs raisonnés de bienfaisance publique, en rupture avec la pratique charitable de l’aumône dont la légitimité est elle-même contestée, surtout lorsqu’elle s’accomplit sans condition de travail. [...]. Le temps est venu de la philan- thropie qui entend régler ses pratiques d’après les lois qu’établit la Science de l’Économie Po- litique. "Ce système", écrit M. Rey64, Conseiller à la Cour Royale d’Angers, "qui est à la base de

tout un plan d’éducation, nous conduit nécessairement à une refonte complète de l’espèce humaine" [lettre de M. Rey à sa femme en 1834, cité par Mlle Matrat en 1889]. Ce qui fait alors modèle, c’est la manière dont les Salles d’Asile articulent l’administration de la pauvre- té et de l’indigence urbaine dans une stratégie de l’acculturation visant à "l’amélioration mo- rale, intellectuelle et physique du plus grand nombre", et font de la gestion d’une population enfantine un des lieux de cette articulation. » (Battegay, 1979, p. 79‑80)

L’idée germe dans l’esprit de philanthropes réformateurs tels Marc-Antoine Jullien (1775- 1848) et le baron Joseph-Marie de Gérando (1772-1842), visiteurs admiratifs des Infant Schools britanniques. Un comité, entièrement féminin, se forme pour ouvrir une première salle en 1826 : douze femmes, dont quatre protestantes (Luc, 1997, p. 18), membres de la haute bour- geoisie et de l’aristocratie, toutes proches des pouvoirs centraux (filles et épouses de magis- trats, d’officiers, de hauts fonctionnaires, de banquiers, d’industriels de renom). En 1828, ins- piré par les infant schools britanniques, l’avocat et député de Paris Denys Cochin (1789-1841) construit un asile modèle rue Saint-Hyppolite, dans une « maison complète d’éducation » pour le peuple (Dajez, 1994, p. 47 ; Luc, 1997, p. 20). Il y expérimente et formalise une méthode dès 1833 dans son Manuel des fondateurs et des directeurs des premières écoles de l’enfance, connues

63 Les principales références qui ont servi à élaborer ce texte sont : Dajez, 1994, p. 43‑109 ; Luc, 1997, p. 15‑76,

187‑225 ; Chalmel, 2000, p. 253‑264. S’y ajoutent des références plus spécifiques au fil du texte.

64 Joseph Philippe Étienne Rey (1779-1855), magistrat et avocat, admirateur de l’œuvre de Robert Owen, fondateur

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sous le nom de salles d’asile (diffusé dès 1834 aux autorités locales, cinq fois réédité). Dans

l’esprit des concepteurs et conceptrices, elle transpose pour la collectivité l’« éducation mater- nelle » fondée sur « le type d’instruction que toute mère de famille éclairée doit donner à ses enfants » (Dajez, 1994, p. 69). Elle façonne des habitudes et « comprend également un petit apprentissage des prières, des fondements de la morale et de la religion chrétienne, et même un début d’enseignement des lettres et des rudiments de l’instruction » (op. cit.). Mais manipu- ler une multitude65 de jeunes corps turbulents n’a rien à voir avec la relation qu’une mère tisse

avec son jeune enfant. Un régime disciplinaire du mouvement dirigé s’impose (Foucault, 1975 ; Vigarello, 1978 ; Battegay, 1979, p. 79‑86) : il ordonne, distribue, linéarise, synchronise. La méthode est doublement satisfaisante. D’un côté, elle façonne l’ethos d’un jeune public po- pulaire défini par son appartenance de classe. Mais en même temps elle le fait sans violence et en toute conscience des spécificités de son âge. D. Cochin sait que les jeunes enfants bougent beaucoup, qu’ils peuvent comprendre et mémoriser des choses, qu’ils savent imiter et aiment répéter (Cochin, 1834, p. 26). Pour lui, leur intelligence peut se développer « graduellement, en jouant, et sans application soutenue, jusqu’à ce que l’âge permette de prolonger [leur] atten- tion » (Cochin, 1834, p. 27). On peut ainsi « composer [une] collection de procédés combinés pour procurer à la fois le silence, l’ordre et le mouvement » et « comprendre, en outre, une série de leçons et d’enseignemens étudiés dans l’intérêt du progrès des élèves » (Cochin, 1834, p. 159). Toute une législation accompagne l’essor des salles d’asile : de l’arrêté du Conseil gé- néral des Hospices du 29 octobre 1829, réglant l’administration et le financement des salles d’asile parisiennes, à la circulaire de Jules Ferry du 5 novembre 1879 relative à l’inspection départementale des salles d’asile, J.-N. Luc recense 92 textes législatifs et réglementaires rela- tifs aux salles d’asile (Luc, 1982, p. 359-365).

65 Les effectifs se comptent en plusieurs dizaines, voire en plusieurs centaines d’enfants : la première salle, rue du

Bac, accueille rapidement une centaine d’enfants de 18 mois à 7 ans, encadrés par 2 religieuses (Luc, 1997, p. 19). D. Cochin recommande plus d’une personne au-dessus de 50 ou 60 enfants, 2 pour 100 enfants et 3 pour 200 (Co- chin, 1834, p. 180). M. Pape-Carpantier, lorsqu’elle abandonne provisoirement sa place à l’asile de la Frèche, pour cause d’épuisement, accueillait, avec l’aide de sa mère, 140 enfants (Cosnier, 2003, p. 75). A Reims au milieu du siècle, les effectifs se montent à 400 ; à Lille en 1868, on fait état d’un asile recevant de 480 à 520 enfants ; au Havre en 1872 « les six asiles congréganistes publics – jugés "monstrueux" pour les plus gros d’entre eux – reçoivent respectivement 165, 268, 463, 515, 613 et 680 enfants (Luc, 1997, p. 348) Les moyennes nationales d’inscrits par salle sont à l’avenant : 92 en 1840, 67 en 1846, 90 en 1950, 117 en 1863, 123 en 1872, 132 en 1879 (Luc, 1997, p. 263).

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