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L’œuvre comme objet autonome

2 PROBLÉMATIQUE, MÉTHODOLOGIE ET ANALYSE DU CORPUS

2.2 Approche méthodologique

2.2.1 L’œuvre comme objet autonome

Des considérations qui apparaissaient pourtant comme relevant de la pensée postcoloniale semblent ainsi entretenir une flagrante continuité avec les thèmes majeurs de l’exotisme. Et même si ces thèmes sont étayés par une idéologie nouvelle, cette « distinction ontologique » qu’ils perpétuent entre l’Orient et Occident autorise à les conserver dans le champ de l’exotisme. Un exotisme auquel nous accolons le qualificatif de postcolonial, justement pour souligner la pensée nouvelle au sein de laquelle il s’épanouit et avec laquelle il entre en friction.

2.2 Approche méthodologique

2.2.1 L’œuvre comme objet autonome

Légitimer, ainsi que nous venons de le faire, une orientation d’analyse réfutée par l’artiste lui-même revient à considérer l’œuvre comme un objet autonome sur lequel le compositeur, pas plus que tel ou tel auditeur, ne détient la vérité absolue. Ce sont Jean-Jacques Nattiez et Jean Molino qui ont introduit dans le champ musicologique, au milieu des années 70, cette notion d’une réalité multiple de l’œuvre. S’affranchissant de la conception la considérant comme objet fini, ils ont placé l’œuvre au centre d’un réseau de conduites de production (la poïétique) et de réception (l’esthésique) et ont ainsi mis en évidence les différences de perception obtenues selon que l’on se place du point de vue du compositeur ou de celui de l’auditeur. Ce positionnement face à l’œuvre s’inscrit dans la pensée littéraire de l’époque qui substitue la théorie du texte à la critique classique. Alors que cette dernière considérait le texte comme dépositaire d’un sens immuable résultant des choix de l’auteur, la nouvelle théorie le conçoit comme « un espace polysémique où s’entrecroisent plusieurs sens possibles » 180. Le lecteur est alors placé, au même titre que l’auteur, au centre du processus de production :

179 Edward Saïd, op.cit., p 144

180 Roland Barthes, « Texte théorie du », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 28 avril 2015. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/theorie-du-texte/

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La théorie du texte amène donc la promotion d’un nouvel objet épistémologique : la lecture (objet à peu près dédaigné par toute la critique classique, qui s’est intéressée essentiellement soit à la personne de l’auteur, soit aux règles de fabrication de l’ouvrage et qui n’a jamais conçu que très médiocrement le lecteur, dont le lien à l’œuvre, pensait-on, était de simple projection). Non seulement la théorie du texte élargit à l’infini les libertés de la lecture (autorisant à lire l’œuvre passée avec un regard entièrement moderne, en sorte qu’il est licite de lire, par exemple, l’Œdipe de Sophocle en y reversant l’Œdipe de Freud, ou Flaubert à partir de Proust), mais encore elle insiste beaucoup sur l’équivalence (productive) de l’écriture et de la lecture181.

Non seulement la connaissance du contexte de composition (procédés d’écriture, déclarations d’intention du compositeur etc.) ne suffit donc pas à la compréhension de l’œuvre mais il n’est même plus question de considérer le compositeur comme le « propriétaire de l’œuvre quant à son sens182

». Umberto Eco souligne ainsi l’autonomie acquise par le texte :

[le texte], une fois séparé de son émetteur (ainsi que de l’intention de l’émetteur) et des circonstances concrètes de son émission (et donc de son référent entendu), flotte (pour ainsi dire) dans le vide d’un espace potentiellement infini d’interprétations possibles. Par conséquent, aucun texte ne peut être interprété selon l’utopie d’un sens autorisé, original et final. Le langage dit toujours quelque chose de plus que son inaccessible sens littéral, lequel est déjà perdu dès le début de l’émission textuelle183.

Cette « déconnexion » du compositeur et de l’œuvre achevée constitue aujourd’hui l’un des fondements de la musicologie :

L’un des points forts de la nouvelle musicologie est la tendance « déconstructionniste », inspirée des travaux de Jacques Derrida, […] qui réfute le vieux principe selon lequel le devoir de l’analyste consiste à reconstruire les intentions expressives du compositeur. Un texte, une fois écrit, acquiert une vie autonome qui peut très bien ne rien avoir à faire avec les intentions de celui qui l’a composé […]184.

Cependant, que l’on se place du côté poïétique ou esthésique, le champ des possibles reste immense et peut encore donner lieu à de multiples interprétations.Ne

181 Ibid.

182 Françoise Escal, « Le sens en musique : parcours d’une recherche », in Marta Grabocz, dir., Sens et

Signification en musique, Hermann Éditeurs, Paris, 2007, p 19.

183 Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Editions Grasset et Fasquelle, Paris, 1992 pour la traduction française, version numérique, Introduction.

184 Mario Baroni, « Herméneutique musicale », in Musique, Une encyclopédie pour le XXe siècle, Jean-Jacques Nattiez dir., tome 2, Actes Sud/Cité de la musique, Paris, 2004, tome 2, p 675

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se bornant pas à constater cette multiplicité des lectures possibles, François Delalande fait de la définition d’un « point de vue » l’un des vecteurs essentiels du processus analytique. En effet, « à quoi servirait d’effectuer n’importe quel relevé, n’importe quelle analyse (par exemple de montrer que l’œuvre de Bach contient 1,3 fois plus de si bémol que de fa dièse) si l’on n’est pas guidé, comme dirait Nattiez, par une présomption de pertinence185

? » Il articule ainsi les concepts de point de vue, de pertinence et de fonction :

Les concepts de point de vue, de pertinence et de fonction se renvoient l’un à l’autre au sein d’une conception fonctionnaliste de l’analyse. Rappelons très simplement comment ils s’articulent. Une affiche de concert a, mettons, deux grandes fonctions : attirer l’attention et informer. Ce sont deux points de vue d’analyse qui détermineront des traits pertinents pour l’un et non pour l’autre. L’opposition des couleurs est, par exemple, pertinente du premier point de vue (attirer l’attention) mais n’a pas d’incidence sur le processus informatif. Elle permet une délimitation (une zone rouge qui s’oppose à une zone blanche) et une analyse, réduite à ce point de vue, de la composition de l’affiche. Le point de vue informatif aurait conduit à une autre analyse. […] Dès qu’on peut, pour un objet, délimiter n fonctions, ce sont autant de points de vue distincts pour l’analyse, chacun conduisant à dégager des traits qui sont pertinents pour ce point de vue, et par suite, des unités186.

La notion de point de vue est directement liée à celle de la subjectivité de l’analyste. Ainsi que le rappelle Christine Esclapez, l’analyse est en effet une démarche d’ordre interprétatif dépendant « d’un individu, de ce qu’il est avec ses compétences et ses finitudes, ses richesses et ses manques187

». Mais bien que l’œuvre puisse donner lieu à une multiplicité de sens, elle ne peut pas pour autant donner lieu à n’importe quel sens et il importe donc de garder à l’esprit la crédibilité des points de vue définis :

[…] le monde de l’œuvre est une réalité à contextualiser et à interroger le plus plausiblement possible. Comme démarche méthodologique, la recherche du plausible est nécessaire pour réguler toute interprétation qui serait trop éloignée du texte et de son « potentiel d’appel »188.

185 François Delalande, « En l’absence de partition, le cas singulier de l’analyse de la musique électroacoustique », in Analyse Musicale, 2e trimestre 1986

186 Ibid.

187 Christine Esclapez, « Pour une herméneutique de l’analyse », in Approches herméneutiques de la musique, Jacques Viret dir., Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p 73

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Ce « plausiblement possible » apparaît également, en d’autres termes, dans la réflexion de Mario Baroni sur la sémantique musicale :

Chaque musicien assemble librement des agrégats de traits sonores de diverses natures (dont il pressent intuitivement le potentiel signifiant) ; la qualité de son intervention réside précisément dans la capacité de conjuguer ces traits de façon à induire chez les auditeurs des interprétations bien pensées, en d’autres termes à fournir des indices interprétables. […] Les agrégats musicaux sont librement inventés par le compositeur ; leur nombre est potentiellement infini, et chaque agrégat a un sens propre, différent de tous les autres. […] Cependant, nous sommes en présence de systèmes d’indices dont les possibilités d’interprétation ne sont pas infinies : difficile de considérer comme léger et aérien, par exemple, un groupe de quatre trombones qui jouent dans les graves189.

La position de Christian Hauer à ce sujet mérite d’être rappelée dans la mesure où elle nuance l’autonomie de l’œuvre, non pas en revenant à l’idée d’un sens unique détenu par le compositeur, mais en postulant que la recherche du sens ne peut faire l’économie d’une interrogation sur les origines de l’œuvre :

[…] quoi qu’on fasse et pense, l’œuvre d’art n’est pas orpheline et ne se laisse comprendre qu’à la condition de la rapporter à ses origines…190

Par origines, Hauer entend tout ce qui concerne les éléments biographiques du compositeur mais également - nous y reviendrons - les informations liées au moment historique de la création, c’est-à-dire tout ce qui concerne « le caractère historique de la relation esthétique à une œuvre d’art [qui] ne se retrouve pas dans la relation à un objet naturel […] »191

. Au-delà de ce ré-ancrage de l’œuvre dans son contexte de création, l’auteur souscrit lui aussi à l’idée d’une multiplicité de sens possibles alliée à un strict respect du plausible.

[…] il ne faut ne faut pas s’y méprendre : un sens ce n’est pas le sens. Si l’article est indéfini, il n’en est pas pour autant indéterminé, ou aléatoire. Dire ainsi : le sens, c’est s’en tenir au sens comme message, et déchiffrer une œuvre ne serait alors que se mettre en quête d’un sens unique inscrit dans l’œuvre de manière délibérée par l’auteur : l’œuvre comme sanctuaire d’une vérité cachée […]. Pourtant, et c’est l’un des grands mystères de l’œuvre d’art […], si

189 Mario Baroni, « Herméneutique musicale », op.cit., p 680

190 Christian Hauer, Traité informel d’herméneutique musicale. Pourquoi Schoenberg est devenu Schoenberg, Éditions des archives contemporaines, Paris, 2016, Prologue p x

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plusieurs sens sont possibles, ils se doivent d’être « plausibles ». Le sens est ouvert et fermé à la fois. […] le sens, malgré toutes ses ambiguïtés et fluctuations, n’est pas arbitraire192.

Cette crédibilité des points de vue est ici fondamentale dans la mesure où, ainsi que nous l’avons dit, nous postulons un angle d’analyse réfuté par le compositeur lui-même. L’analyse devra donc être très prudente dans l’exhumation d’éléments dont il faudra admettre non seulement qu’il s’expriment à l’insu du compositeur mais, de plus, en opposition totale avec ses déclarations d’intention. La dialectique poïétique / esthésique sera également primordiale pour notre étude puisque c’est justement le hiatus semblant exister entre les propos du compositeur et la « réalité » perceptible de l’œuvre qui fonde notre démarche. Il s’agira ainsi de mettre en regard la volonté de multiculturalisme affichée par Jean-Claude Eloy et la présence, dans son œuvre, d’éléments traditionnellement associés à l’exotisme. Nous choisirons pour cela le point de vue exotique, qui irriguera la recherche puisque c’est la mise au jour de rémanences « exotiques » qui permettra de confirmer ou d’infirmer l’existence de cet exotisme

postcolonial dont nous formulons l’hypothèse. Il reste maintenant à définir la

détermination des pertinences associées à ce point de vue, cette définition nous emmenant vers le champ de la signification musicale.