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L’ÉTAT ET LA « SOCIALISATION DE LA PRODUCTION SCIENTIFIQUE 44 »

CHAPITRE 2 LE CADRE THÉORIQUE DE L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE EN MR

C. L’ÉTAT ET LA « SOCIALISATION DE LA PRODUCTION SCIENTIFIQUE 44 »

La politique d’innovation de l’État vise une amélioration de l’offre de produits et services par la valorisation de la recherche publique à travers des budgets suffisants, une fiscalité avantageuse en plus d’une législation favorable aux dépôts de brevets (Uzunidis 2003 p65). L’économiste français « hétérodoxe » Dimitri Uzunidis se rapporte aux documents émis par l’OCDE pour critiquer ce discours de l’innovation dans la recherche publique.

En 2000, cet organisme conseille aux universités d’améliorer leur offre de services scientifiques et techniques aux entreprises. L’OCDE recommande que l’État continue à financer la recherche fondamentale dans ses laboratoires publics et

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universitaires tout en s’assurant d’une mise en concurrence des universités (Uzunidis 2003). « Le nouveau cadre d’accumulation appliqué à la science » prévoit l’apparition d’institutions de capital-risque (Uzunidis 2003) dont la Fondation canadienne de l’innovation45 est un exemple. L’idée de retour sur investissement et la création de centres d’excellence pour la valorisation de la recherche font partie du processus d’innovation (Uzunidis 2003 p68). De plus, l'OCDE déplorait à l’époque l'existence d'obstacles tels que la permanence du chercheur et une recherche évaluée à l'aune des publications plutôt que par son apport à l'industrie (Uzunidis 2003 p70). En résumé, L’OCDE soutient l’idée d’une recherche publique au service de l’entreprise privée et promeut l’esprit d’entreprenariat au sein même du laboratoire.

En effet, l’innovation telle que conçue par cet organisme consiste en une « offre de ressources scientifiques » publiques aux entreprises (Uzunidis 2003 p70). Étrangement, un rapport de l’OCDE de 1998 note - candidement? - « une tendance à la diminution de la part des recherches motivées par la seule curiosité intellectuelle » (Uzunidis 2003 p69). Aussi, Uzunidis se pose la question suivante : « l’accumulation ne risque-t-elle pas de buter sur la rareté des savoirs fondamentaux non orientés potentiellement productifs? » (Uzunidis 2003 p69). La « destruction créatrice » chère à Schumpeter est pour Uzunidis le remplacement d’un mode de recherche qui favorise la connaissance par un mode de recherche qui favorise le rendement (Uzunidis 2003 p70 71). L’économiste est partagé sur la forme de recherche menée par le complexe militaro-industriel américain. D’un côté, ce dernier envisage la recherche sur un horizon lointain et procède à des investissements massifs en augmentation au 21e siècle. Pour une partie des chercheurs interrogés, il est d’ailleurs une référence enviée dans le contexte d’une

45 « Created by the Government of Canada in 1997, the Canada Foundation for Innovation (CFI) strives to

build our nation’s capacity to undertake world-class research and technology development to benefit Canadians. Thanks to CFI investment in state-of-the-art facilities and equipment, universities, colleges, research hospitals and non-profit research institutions are attracting and retaining the world’s top talent, training the next generation of researchers, supporting private-sector innovation and creating high-quality jobs that strengthen Canada’s position in today’s knowledge economy » (Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) 2014).

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concurrence internationale dans la recherche en MR. D’un autre côté, cet économiste pense que le système de santé privé pourrait être le principal bénéficiaire des recherches militaires. En fin de compte, il ne serait peut-être pas « un rempart contre la marchéisation de la science » (Uzunidis 2003 p72).

Ensuite, Uzunidis note la récupération par le milieu académique du mot « entrepreneur » dans l’expression « chercheur-entrepreneur », procédant ainsi d’une multiplication des statuts pour une intégration dans un système de production scientifique qui converge vers le marché (Uzunidis 2003 p61 62). La nouvelle formation pluridisciplinaire du jeune chercheur en MR en partie orientée vers des compétences que l’on trouve habituellement chez des entrepreneurs ou des étudiants en gestion est un exemple du terrain. L’entreprenariat dans le milieu de la recherche en MR a du sens lorsque l’entrepreneur se définit non pas par ce qu’il reçoit (le profit) ou les risques auxquels il s'exposent (attribut du détenteur de capital), mais par ce qu’il fait (Schumpeter 1935 p76). En MR, le « faire » renvoie à une recherche conçue comme le mode opératoire de l’innovation. L’entrepreneur devient ainsi une fonction selon Schumpeter (Schumpeter 1935 p78). Autrement dit, l’entreprenariat ne marque ni une classe sociale ni un groupe socio-professionnel distinct, mais plutôt une qualité qui traverse tous les métiers (Schumpeter 1935 p78) et par conséquent celui de chercheur.

La problématique du chercheur-entrepreneur renvoie au rapport qu’un scientifique quelconque entretient avec ce qu’il produit. Selon l’économiste Uzunidis, les brevets participent à une dépossession des chercheurs de leur production (Uzunidis 2003). Le concept marxiste d’aliénation (Marx 1968 p60) s’applique ici dans la mesure où l’indépendance intellectuelle du chercheur salarié est compromise et qu’il se voit déposséder des fruits de son travail par les intérêts industriels et commerciaux en jeu au sein du laboratoire.

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Enfin, le médecin Christian Bréchot de l’INSERM46 explique que la recherche médicale contemporaine dénommée recherche « translationnelle »47 se caractérise par la multiplicité des intervenants dénommés « partenaires » parmi lesquels figurent l’industrie pharmaceutique et les entreprises de biotechnologies (Bréchot 2004 p939). Bréchot insiste sur la variété des institutions, notamment les universités, les différentes agences européennes et la présence des partenaires commerciaux tout en précisant que cette recherche ne se réduit pas une logique de marché (Bréchot 2004 p939). Or, le biocapitalisme est un assemblage de diverses institutions et le consortium en est une (Rajan 2006 p277). Francis S. Collins, le directeur actuel du réseau National Institutes of Health (NIH) voit dans le consortium un moyen d’intervention48 dans ce qu’il appelle la "middle zone", soit un moment situé entre l’acquisition de connaissances financée en totalité par le gouvernement et la clinique assurée par les fonds privés (Collins 2011). Collins a en tête l’efficacité de l’État et travers elle celui d’une recherche qu’il juge décevante depuis les 10 dernières années49. Le consortium50 serait alors la solution. Ce dernier l’est aussi contre des brevets qui ralentissent ou bloquent la recherche selon les chercheurs interrogés, brevets qualifiés de « speed bumps » par Rajan (Rajan 2006 p41). Le consortium permet une recherche sans concurrence où le travail de chacun est accessible à tous. Pour Waldby et Mitchell, l’organisation sous forme de consortium

46 L’INSERM est l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (France) (Institut national de la

santé et de la recherche médicale (INSERM) 2014).

47 Cette forme de recherche est également évoquée par nos chercheurs. Les points traités par le mémoire se

retrouvent en grande partie dans cette notion de « recherche translationnelle » (« RT » dans le reste du texte) propre au domaine médical. La RT est l’outil d’intervention de l’État pour orienter la recherche (INSERM 2012) (Agence nationale de la recherche (ANR) 2013) (McGartland Rubio et al. 2010) (Woolf 2008) (Centre du Cancer - Cliniques Universitaires Saint Luc 2013) (Bréchot 2004). Elle est ainsi dénommée par le gouvernement américain (réseau NIH), canadien (IRSC) et français (INSERM, ANR). Notre recherche sur la RT s’est concentrée sur deux laboratoires médicaux mondialement réputés, soit le réseau NIH et l’INSERM. À noter que l’ANR (Agence nationale de la recherche) est une agence gouvernementale française de financement qui soutient entre autres choses la recherche médicale (Agence nationale de la recherche (ANR) 2014).

48 Collins cite le « Biomarker consortium » sous la gouverne du NIH (Collins 2011).

49 Après le séquençage du premier génome humain en 2000. Malgré son importance dans la compréhension

des mécanismes biologiques, il n’a pas abouti aux débouchés espérés (Collins 2011).

50 L’existence du consortium se légitime également dans la complexité des maladies auxquelles s’attaquent

la recherche contemporaine selon l’anthropologue Rajan (Rajan 2006 p41) et certains des chercheurs interrogés.

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augmente les chances de produire du « nouveau » (Waldby et Mitchell 2006 p149). La commercialisation commence là où s’arrête la production d’information commune. Cette forme organisationnelle mobilise l’État dans un rôle de soutien de la logique de marché, nouvelle fonction de la puissance publique fidèle au credo néolibéral décrié par l’économiste américain Philip Mirowski (Mirowski, Lave, et Randalls 2010 p665). Le consortium défie la dichotomie classique entre le domaine public et la propriété privée tant est que cette séparation ait réellement existé un jour (Rajan 2006 p59).

Uzunidis résume la situation par l’idée de « quatrième moment » en référence aux trois moments définis par Marx (Uzunidis 2003 p60). Le laboratoire public combine ses ressources à celles de l’entreprise privée pour former un collectif sous l’égide de cette dernière51 (Uzunidis 2003 p60). L’importance accordée par l’État à l’innovation technologique montre qu’en dehors de toute implication directe du secteur privé, le laboratoire public guidé par les critères d’efficacité, de valorisation et de rendement comme en témoigne nos chercheurs se dote d’une « capacité productive » pour reprendre l’expression d’Uzunidis en s’insérant dans une chaine de fabrication de biens et services. Or, cela devient possible à la fois grâce à une orientation technologique de la recherche scientifique et une spéculation financière sur ses fruits éventuels.