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L’État et une plus grande efficacité de la recherche médicale

CHAPITRE 7 L’ANCRAGE INSTITUTIONNEL DE L’INNOVATION EN MÉDECINE

A. L’INTERVENTION DE L’ÉTAT

1. L’État et une plus grande efficacité de la recherche médicale

La plupart des pays sont insatisfaits des retombées de la recherche tous domaines confondus au regard des sommes investies (De Bandt 1997 p271). Elle est perçue comme inefficace par sa lenteur à accoucher de résultats qui satisfassent à la fois les besoins de la santé publique et les impératifs commerciaux. La distance que prend Gabrielle V., docteure de l’École polytechnique (biomatériaux) vis-à-vis de son travail traduit l’idée d’un gaspillage possible des fonds publics :

[...] Il y a un côté aberrant dans tout ça. De temps en temps, je me dis que l’on finance tellement de chercheurs comme moi. C’est sûr que mon objectif est aussi de former des étudiants. En dehors de ça, je pense à tout cet argent qui est mis dans ces chercheurs qui n’arriveront à rien commercialement; ceci peut être vu comme un énorme gâchis d’une certaine façon. Donc, je peux comprendre que de temps en temps, il y ait un souci que les recherches puissent vraiment aller à un domaine de valorisation […]

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Cette même chercheuse rappelle le double objectif poursuivi par l’État (« patients » et « économie ») :

[…] Mais si on ne développe pas in situ nos propres réseaux qui vont permettre de développer ce que l’on développe ici, on va finir par financer une recherche qui va servir à nos patients, mais pas à notre économie.

Le taux d’échec des tentatives de transformations des connaissances théoriques en clinique, leur lenteur et leur coût sont les trois maux de la recherche actuelle mentionnés par Francis S. Collins, directeur des National Institutes of Health (NIH) (Collins 2011). Une telle inefficacité représente une véritable « frustration », puisque paradoxalement nous avons accru considérablement notre compréhension des mécanismes biologiques depuis le séquençage du génome humain (Collins 2011). La médecine régénératrice n’échappe pas à cette crainte si nous nous fions au document intitulé « Work Program 2010-2015 » du Commitee for Advanced Therapies (CAT) rattaché à la European Medecines Agency (EMA). Cette dernière déplore le décalage entre l’effervescence de la recherche et le peu de produits sur le marché (Committee for Advanced Therapies (CAT) 2010).

La recherche translationnelle (« RT » dans le reste du texte) répond à cette inefficacité en reprenant à son compte les notions de rupture86 et de vitesse. Ainsi, Collins présente la RT comme une science de la transformation dont la vocation consiste à faire sauter les goulots d’étranglement (« bottlenecks ») grâce à des ruptures technologiques (« disruptive translational innovations ») (Collins 2011). Les instituts de recherche du Canada (IRSC) cités par l’INSERM parlent d’« accélérer la concrétisation des avantages de la recherche » (INSERM 2012 p1). L’Agence nationale française de la recherche (ANR) définit la RT comme « une activité aux interfaces entre recherches fondamentale et clinique, fluidifiant et accélérant les échanges bidirectionnels entre la recherche à visée cognitive et la recherche orientée vers les patients […] » (Agence nationale de la recherche (ANR) 2013).

86 Ici, la rupture à laquelle Collins fait référence se rapproche de celle des sociologues de l’économie Cusin et

Benamouzig quand ils parlent d’innovation incrémentale, radicale et de « révolution technologique » (Benamouzig and Cusin 2004 p314). En simplifiant, l’innovation s’inscrit dans la continuité de ce qui existe déjà ou elle introduit un changement majeur.

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Les différents établissements publics cités jusqu’à présent affirment mener une RT qui, comprenons-nous forme le cadre administratif (conditions d’octroi des subventions) et politique (innovation au nom de l’économie et amélioration de la santé de la population). L’État canadien agit par le biais de ses organismes subventionnaires explique Alain B., docteur en génie biomédical :

Après c'est les gouvernements, les pouvoirs publics qui vont nous dire que cette voie-là n’est pas viable parce qu’elle est trop chère ou que ça ne marcherait pas, car il faudrait traiter trop de gens.

Il insiste sur ce point :

On dépend de nos fonds de recherche et il faut défendre la logique de ce que l’on fait auprès des organismes subventionnaires.

Tiago G., docteur en physiologie (contrôle du mouvement) va aussi dans ce sens : Je me suis fait dire à un certain nombre de reprises par des organismes

subventionnaires qu’il aurait été plus facile d’obtenir des fonds si : “If you have a low hanging fruit, we will fund it”.

Autrement dit, l'État intervient, mais pour déterminer ce qui est pertinent et ce qui ne l'est pas au regard d'une stratégie qui prend en compte les besoins économiques et sociétaux (Lesemann 2003 p24).

L’ingénieur avons-nous vu est un des intervenants clef pour que la recherche aille en clinique. La législation européenne enchâsse l’approche d’ingénierie du vivant dans le droit quand elle donne la définition d’un « tissue engineered product » là où nous aurions utilisé le terme plus neutre de « synthetized » ou « synthetic » (Committee for Advanced Therapies (CAT) 2010).

L’État ne semble pas autant divisé que nos chercheurs sur la question de l’importance des brevets telle qu’en témoignent les instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) cités dans la problématique et pour qui la recherche passe par l’exercice du droit de propriété intellectuelle. Denis D., docteur en chimie (biomatériaux) explique :

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Je vous dirais que les organismes de financement avec comités de pairs, donc on pense au CRSNG87 mettent beaucoup d’emphase là-dessus. Ils veulent que l’on brevette. On en parlait tout à l’heure. Lorsqu’on présente notre dossier à ces organismes-là, ils vont regarder la liste des publications, mais si on a également une liste de brevets, ils aiment beaucoup ça. Donc de ce point de vue, je vous dirais que nous sommes un peu forcés de breveter.

Gabrielle V., docteure de l’École polytechnique (biomatériaux) confirme cette orientation :

[…] oui il y a une tendance maintenant du CRSNG par exemple à aller vers des recherches pour l’industrie ou qui vont pouvoir mener à l’industrie ou à une industrialisation, une commercialisation quelconque.

Elle ajoute :

[…] j’ai une subvention IRSC PoP - Proof Of Principle- dont l’objectif est soit d’avoir déjà déposé un brevet soit d’être en train d’en déposer un […].

Conditions d’octroi des subventions, place des ingénieurs, pression pour breveter découlent d’une recherche poussée vers les débouchés et expliquée dans le concept de « recherche translationnelle » où l’État interviendrait entre la recherche fondamentale et les essais cliniques.