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L’État pris dans un entre-deu

CHAPITRE 7 L’ANCRAGE INSTITUTIONNEL DE L’INNOVATION EN MÉDECINE

A. L’INTERVENTION DE L’ÉTAT

2. L’État pris dans un entre-deu

Veronique C., docteure en biologie cutanée et génie tissulaire nous dit ceci: « Je crois que ce n’est pas encore clair dans la tête de quiconque, mais on est vraiment incité à développer cette médecine « translationnelle ». Aussi, j’ose espérer que lorsque nous serons prêts à l’appliquer à une grande échelle, le soutien sera là. »

Si soutien il y a, nous comprenons dans le contexte du terrain qu’il viendra de l’État. Le directeur actuel du réseau de santé public américain NIH, Francis S. Collins (National Health Institute (NIH) 2013) annonce en 2011 la création du National Center for Advancing Translational Sciences (NCATS) dont il détaille la mission

87 Rappelons qu’il s’agit du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada. Organisme

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dans un article publié dans la revue Science Translational (Collins 2011). L’État par l’intermédiaire du NIH finance déjà la recherche fondamentale (« upstream ») alors que le secteur privé s’occupe de la clinique (« downstream end -premarket clinical trials ») (Collins 2011). Il reste ce que Collins appelle la « middle zone » où vient se loger la recherche dite translationnelle (« RT »), lieu d’intervention de l’organisme public NCATS.

De leur côté, l’INSERM88 et l’ANR89, le NIH et les IRSC s’entendent pour dire que la RT assure le pont entre la recherche fondamentale et les essais cliniques, une idée consacrée par l’expression « from benchtop to benchside ». Elle permet selon la source consultée une transposition, une transmission, un transfert ou bien une conversion d’un savoir théorique en un savoir pratique. Le patient est au centre de cette forme de recherche (« patient driven ») qui vise à long terme l’amélioration de la santé de la population (INSERM 2012) (Agence nationale de la recherche (ANR) 2013) (McGartland Rubio et al. 2010) (Woolf 2008) (Centre du Cancer - Cliniques Universitaires Saint Luc 2013) (Bréchot 2004)(Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM) 2011) (Groupe interdisciplinaire de génoprotéomique appliquée (GIGA) 2013).

L’enquête confirme cette idée d’un continuum borné par la recherche fondamentale et les essais cliniques où le financement privé et public ne se positionnent pas clairement puisqu’il s’agit selon Pierre-Yves Y., docteur en génie chimique et biotechnologie de: « […] a sliding scale where the government will contribute … […] ».

En amont, les chercheurs s’entendent sur une recherche financée par les fonds publics. Que ce soit le bioingénieur Pierre-Yves Y.:

88 Rappelons que L’INSERM est l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (France) (Institut

national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) 2014).

89 Rappelons que l’ANR (Agence nationale de la recherche) est une agence gouvernementale française de

financement qui soutient entre autres choses la recherche médicale (Agence nationale de la recherche (ANR) 2014).

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So I think some of the early conceptual and proof of principle studies should be publicly funded. I mean you know this is what the public expects from their scientist, […]

Ou Marcelo B., docteur en biologie du développement :

[…] proof of principal studies, etc. can and should be funded publicly.

En aval, certains chercheurs se prononcent sur le financement des essais cliniques. La discussion sur le lien entre brevet et clinique montre que plusieurs admettent qu’à un moment donné, leurs découvertes doivent partir dans les mains du privé. Gabrielle V., docteure de l’École polytechnique (biomatériaux) est un exemple. Leur opinion dépend de la conception qu’ils ont du brevet (chapitre 5) et de la place du système public de santé en MR (section B).

Le concept de recherche « translationnelle » se légitime dans cet entre-deux. Interrogée sur l’opposition éventuelle entre privé et public, Alena F., docteur en sciences physiques (biomatériaux) répond :

Donc, je ne vois pas une contradiction dans le sens qu’il y a une recherche publique, une santé publique, les hôpitaux, mais de là à là, il y a un long chemin à faire et il faut que quelqu’un le fasse. Le gouvernement ne pourra pas le faire, il n’a pas la compétence de le faire, il n’a pas le temps de le faire. Donc il faut que ce soit là, c’est pour ça qu’il encourage d’avoir des interactions pour remplir ce « gap », pour faire ce pont-là. Si ils [les industriels] n’étaient pas là, on arriverait jamais au public donc il n’y a aucun profit que je fasse de la recherche dans un coin et que finalement elle n’arrive pas au patient si ces gens-là ne sont pas là. Leur présence est absolument nécessaire.

Ce « gap » se voit combler selon la chercheuse par le privé en partenariat le cas échéant avec l’État (« interactions ») dans le souci d’amener les découvertes au chevet du patient (le « benchside » de la RT). Le bioingénieur Pierre-Yves Y. parle de « intermediary stage »:

[the government] still need to contribute something maybe in partnership with the industry at an intermediary stage between discovery and commercialization, and then government will help companies get going at a early stage where they need resources or tax benefits […]

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« Sliding scale », « gap », « intermediary stage » ou encore « middle zone », la RT demeure malgré tout une idée floue. C’est plutôt dans une « twilight zone90 » osons- nous dire que se débattent initiatives privées et publiques, médecins, ingénieurs et cliniciens, méthodes, objets et objectifs de recherche. Le dessin des frontières d’intervention de l’État et du secteur privé demeure brouillon : où s’arrête une recherche dont la nature est difficile à cerner et où commence le commerce, deux activités que nous tentons de distinguer depuis le début? La RT est pour Collins une opération de « réingénierie » : ce terme ne vient-il pas lui-même du monde des entreprises? Collins ne répond pas à la question de l’intérêt que porterait le privé à participer à un stade « précompétitif » dans une atmosphère de collaboration affirme-t-il (Collins 2011 p3). L’INSERM souligne la difficulté d’une approche en matière de valorisation commerciale au stade de la préclinique vu sa distance de la clinique (INSERM 2012 p3). Est-ce que l’exemple du « biomarker consortium » cité par Collins comme solution et sous la gouverne du NIH pourrait se généraliser? Qu’en est-il de la temporalité de la RT? Ni le NIH, ni l’INSERM ne fournissent de réponses, du moins au regard des documents consultés.